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L'accord UE-Singapour, reflet des ambitions de l'UE en Asie du Sud-Est

Rédigé par Ganyi Zhang | 29 novembre 2019

L'entrée en vigueur du premier accord de libre-échange (ALE) entre l'Union européenne et Singapour, le 21 novembre, marque un jalon important. Dix ans après la pause dans les négociations engagées en vue d'un ALE avec l'Association des Nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN), l'UE a finalement conclu deux accords : l'un avec le plus grand marché, Singapour, et l'autre avec le plus grand exportateur de l'ASEAN, le Vietnam.

Singapour est le principal partenaire commercial de l'UE en Asie du Sud-Est, représentant près du tiers du total des échanges entre l'UE et l'ASEAN. En 2018, les échanges commerciaux entre l'Union Européenne et Singapour ont enregistré une hausse de 9%, pour atteindre un chiffre record de 58,1 milliards d'euros. C'est également le cinquième plus grand partenaire commercial mondial de l'UE en matière de services. Signer un ALE avec Singapour ouvre une porte vers l’Asie du Sud-Est et sert de projet pilote permettant à l’UE d’étendre son réseau commercial et son influence politique sur ce marché, qui connaît la plus forte croissance au monde.

Impact sur le volume d'expédition

L'impact de l'ALE sur le volume des expéditions sera probablement plus important sur la route reliant Singapour à l'UE que dans l'autre sens. En tant qu'économie hautement libéralisée, avant l'accord de libre-échange, Singapour avait déjà imposé un droit nul sur les produits européens, à l'exception de la bière et du stout européens.

Lorsque l'accord de libre-échange est entré en vigueur le 21 novembre, Singapour a supprimé tous les droits de douane restants sur la bière européenne. Ce sera une bonne nouvelle pour les fabricants de bière néerlandais, belges et allemands, qui sont les trois premiers pays européens exportateurs de bière vers Singapour. Cependant, les importations totales de bière par Singapour ont diminué au cours des cinq dernières années (figure 1). Il reste donc à déterminer dans quelle mesure la suppression des droits de douane stimulera la demande locale de bière européenne. Après tout, selon la base de données Comtrade de l'ONU, les trois principaux importateurs de bière de Singapour sont tous des pays asiatiques : Malaisie, Vietnam et Inde.

Figure 1- Source de données: Base de données Comtrade de l'ONU

L'impact le plus important sera probablement sur la route de Singapour vers l'UE. Dès l'entrée en vigueur de l'ALE, l'UE a supprimé 84% des droits de douane sur les produits singapouriens, et la proportion passera à 90% au cours des trois prochaines années. Parmi les produits bénéficiant de la suppression immédiate des droits de douane figurent la pétrochimie et l’électronique, deux des cinq premiers produits en termes de volume d’expédition de Singapour vers l’UE. On peut envisager une croissance du transport maritime par reefer sur cette route en raison de la suppression progressive des droits de douane sur les fruits et légumes en provenance de Singapour et de la levée immédiate des droits de douane sur les produits pharmaceutiques, l'un des principaux produits importés de Singapour par l'UE, en termes de valeur.

En outre, l'inclusion d'une clause de "cumul ASEAN" dans l'accord peut encore réduire le coût des produits manufacturés importés de Singapour. Cette clause signifie que les matières premières et pièces achetées par les exportateurs singapouriens d'autres pays de l'ASEAN peuvent être considérées comme des produits originaires de Singapour exportés vers l'UE et en conséquence bénéficier du tarif préférentiel. Autrement dit, l'ALE ne concerne pas uniquement le commerce UE-Singapour, mais plutôt le commerce UE-ASEAN d'une façon globale. C'est la première fois qu'un ALE singapourien avec ses contreparties inclut une clause de "cumul ASEAN". Cela pourrait constituer une opportunité idéale pour les entreprises de l'UE d'utiliser cette clause pour développer une chaîne d'approvisionnement régionale en Asie du Sud-Est.

Libéralisation du secteur des transports maritimes

Reliant l'Asie et l'Europe, la position stratégique de Singapour dans le détroit de Malacca en fait le hub logistique de l'Asie du Sud-Est. Le port de Singapour est le deuxième port le plus actif au monde après celui de Shanghai.

L'UE est le plus gros investisseur à Singapour et a également été l'un des principaux investisseurs dans le secteur des transports à Singapour. Au cours de la dernière décennie, de nombreux grands commissionnaires de transport européens ont ouvert des centres logistiques à Singapour dans le but de continuer à s’implanter sur le marché régional Asie-Pacifique, à l'instar de Geodis, Bolloré Logistics ou Toll Group pour n'en citer que quelques-uns. En tant que tel, l'ALE fournira un soutien institutionnel supplémentaire aux entreprises européennes à cet égard.

Figure 2 - Source de données: Département de statistique de Singapour

Dans le secteur du transport maritime, l'ALE permet à l'UE de fournir une large gamme de services de transport maritime à Singapour, à l'exception des services de cabotage nationaux. Cela correspond parfaitement au marché en croissance rapide des services de transport maritime entre l'UE et Singapour.

Entre 2010 et 2017, dernières données dont nous disposons, les exportations de services de transport maritime de l'UE vers Singapour ont été multipliées par 2,5 (graphique 3). Cependant, malgré cette augmentation, la part du marché singapourien dans les exportations mondiales de services de transport maritime de l'UE reste faible puisqu'elle ne représentait que 0,7% des exportations totales de l'UE dans ce secteur en 2017.

Figure 3 - Source de données: Eurostat

Si nous comparons l'accord entre l'UE et Singapour et l'ALE récemment conclu avec le Vietnam, ce dernier a donné aux fournisseurs de services de l'UE le droit de fournir des services de feeder sur le territoire vietnamien sous certaines conditions et sous réserve d'un calendrier de libéralisation supplémentaire. La géographie de Singapour peut expliquer l’importance accordée par l’ALE aux seuls terminaux et ports. En ce qui concerne le cas vietnamien, les transporteurs étrangers ont été autorisés à fournir des services de cabotage, sous certaines conditions, depuis environ trois décennies. CMA CGM, par exemple, a été l'un des premiers prestataires de services étrangers à relier Haiphong et Ho Chi Minh.

Les ambitions grandissantes de l'UE en Asie du Sud-Est

Avec un taux de croissance parmi les plus rapides du monde et en tant que pôle de production émergent, l’Asie du Sud-Est suscite l’intérêt du monde entier. En août, la Chine a également publié son plan quinquennal de corridor commercial terre-mer, visant à approfondir le réseau commercial entre la Chine et l'Asie du Sud-Est, Singapour étant le point central. Dans ce contexte, l'accord de libre échange a sans doute une signification politique qui dépasse l'enjeu des échanges commerciaux entre l'UE et Singapour. Cela laisse une marge de manœuvre à l'objectif européen d'affirmer son influence politique et ses normes dans cette région où l'influence de la Chine, des États-Unis et du Japon est particulièrement forte.

En tant qu'accord dit de "nouvelle génération", l'ALE UE-Singapour élimine non seulement les droits de douane, mais renforce également le développement de relations commerciales plus réglementées abordant des questions telles que la propriété intellectuelle, le droit du travail et le développement durable. D'une part, cet accord servira de modèle aux futures négociations d'ALE entre l'Union Européenne et d'autres pays membres de l'ASEAN, comme l'Indonésie, et permettra à l'UE d'étendre son influence dans la région. D'autre part, pour les autres États membres de l'ASEAN, la mise en œuvre de cet accord de libre-échange aura une incidence sur leur décision et leurs préférences lors de la mise en œuvre ou de la reprise des négociations avec l'UE. Actuellement, les négociations UE-Malaisie et UE-Thaïlande sont en suspens.

Toutefois, en raison de la portée politique de cet accord, la coopération au niveau politique global pourrait être considérée comme une priorité plus importante que la mise en pratique concrète, selon une étude récente publiée par le Torino World Affairs Institute, un groupe de réflexion basé en Italie. Ce rapport, basé sur des entretiens avec des intervenants impliqués dans le commerce entre l'UE et Singapour, évoque un manque de clarté concernant le calendrier de mise en œuvre et les procédures. Cela pourrait constituer un obstacle évident pour concrétisation de l'accord, les ALE nécessitant déjà de façon générale un long processus.