L’AdBlue est un liquide de captation des particules fines d’oxyde d’azote (NOx). Cet additif, appelé aussi Diesel Exhaust Fluid ou AUS32, est utilisé pour les moteurs diesels équipés de pot catalytique SCR. Il permet de réduire de 85% les émissions de particules fines dans l’atmosphère. Bien connu des transporteurs routiers, cet additif est devenu stratégique car certains moteurs ne peuvent tout simplement pas fonctionner sans AdBlue. Pour un camion, la consommation moyenne d’AdBlue est de 4 litres à 5 litres pour 100 litres de diesel utilisé.
Cet additif a été adopté au niveau international par les constructeurs automobiles. En Europe, le passage de la norme Euro 5 à Euro 6 en 2014 pour les camions, a imposé une réduction des valeurs limites de 80% pour les oxydes d’azote, de 72% pour les hydrocarbures et de 50% pour les particules. Les progrès technologiques fondés sur la baisse de la consommation du carburant et le traitement des gaz d’échappement avec un pot catalytique équipé de la technologie SCR (Réduction Catalytique Sélective) associé à l’utilisation d’AdBlue ont permis de réduire fortement les émissions polluantes. Aujourd’hui la majorité des nouveaux véhicules à moteur diesel pour les voitures, les autobus, les tracteurs agricoles, les engins de travaux et les camions sont équipés avec un réservoir d’AdBlue. Autant dire qu’une pénurie prolongée pourrait porter atteinte à toute l’économie.
Depuis quelques mois, les utilisateurs d’AdBlue sont confrontés à une forte hausse des prix. En France, le CNR (Comité national routier) estime que le prix de l’AdBlue en France aura connu une augmentation annuelle de +24 % en 2021. En Allemagne, selon la BGL le prix du litre de l’AdBlue est passé de 0.19€ fin 2020, à 0.69€ fin octobre 2021. En Corée, le prix pour 10 litres est passé au mois de novembre de 12 000 won (9€) à 100 000 won (74€).
La fabrication de cet additif nécessite de produire de l’ammoniac et engendre donc une grosse consommation de gaz naturel (méthane) dans le processus d’élaboration. Mais la reprise économique en V entraîne une accélération de la consommation de biens et une forte tendance inflationniste. Le méthane est particulièrement touché : son prix a augmenté de 102% depuis le début de l’année.
Il existe une autre méthode de fabrication de cet additif réalisé à partir de la dilution de granulés d’urée. Ce produit est aussi utilisé comme engrais dans le monde agricole. Par conséquent, l’évolution de son prix suit l’envolée des prix des matières premières agricoles depuis le début d’année. Depuis le mois d’octobre 2021, la hausse devient incontrôlable car la Chine a décrété une hausse des tarifs douaniers et mis en place, comme la Russie, des restrictions d’exportation pour faire face à la croissance du marché intérieur. La Chine concentre 16% des exportations mondiales d’urée et la Russie 9%. Conséquence, le prix de l’urée sur les marchés financiers a augmenté de 46% entre les mois de septembre et octobre 2021. Comparativement, le pétrole Brent brut a connu une progression plus modérée affichant sur la période une hausse de 12%.
Source des données : Banque mondiale - @Upply
Cette hausse des prix constitue bien sûr un sujet de préoccupation pour les transporteurs routiers, déjà confrontés à des tendances inflationnistes sur tous les fronts. Mais le principal danger n’est pas là. En effet, l’impact du prix de l’Adblue reste relativement marginal. En France, par exemple, le CNR estime que l’utilisation de cet additif ne représente en moyenne que 0,3% à 0,5% du coût de revient annuel d'un véhicule. En revanche, la menace qui pèse sur la disponibilité du produit est bien plus dangereuse.
L’AdBlue est une marque déposée par l’association allemande de l'industrie automobile (Verband der Automobilindustrie - VDA) et les licences de production de qualité auditée sont détenues par environ 200 sociétés du secteur pétrochimique et automobile au niveau mondial. Face à l’augmentation du prix du méthane et de l’urée, les sociétés du secteur chimique subissent une flambée du coût des intrants, ce qui met en péril la rentabilité économique de la production d’AdBlue. En Europe, la société norvégienne Yara International a annoncé mi-septembre une réduction de 40% de sa production d’ammoniac à cause de la hausse record du prix du gaz naturel. Au troisième trimestre 2021, l’EBITDA de sa ligne de produit industriel a baissé de 33% par rapport à la même période de 2020.
BASF, le leader mondial allemand de la chimie, a annoncé fin septembre un arrêt temporaire de sa production d’ammoniac faute de marge suffisante. L’Allemand SKW Piesteritz, le Britannique CF Industries Holdings, l’Espagnol Fertiberia, l’Autrichien Borealis et le Slovaque Duslo ont aussi décidé de suspendre ou de réduire leur production. Donc, nous ne sommes pas dans une problématique de moyen de production mais bien dans une conséquence des tensions inflationnistes qui poussent à réduire la production pour préserver la marge financière.
Au-delà du prix, la pénurie d’AdBlue fait peser aujourd’hui un risque sur la reprise économique. Si une rupture d’approvisionnement s’installe, alors des camions resteront stationnés au parking, grippant un peu plus des chaînes logistiques déjà perturbées, alors que le secteur souffre d’une sérieuse pénurie de conducteurs.
En Europe, la situation est sous contrôle. Mais l’exemple de la Corée illustre bien le danger. Ce pays a importé de Chine 97,6% de ses besoins d’urée au cours des neufs premiers mois de l’année, mais la Chine restreint désormais ses exportations et les stocks sont vides en Corée. Le gouvernement est intervenu pour annoncer un rationnement et des restrictions d’achat ayant pour conséquence une file interminable de véhicules professionnels et particuliers attendant leur distribution d’AdBlue. En 2020, la Corée a importé 80 000 tonnes d’urée nécessaire pour produire 240 millions de litres d’AdBlue et globalement le pays consomme 600 000 litres d’AdBlue par jour.
Cette pénurie fulgurante, associée à une flambée des prix, montre qu’il est stratégique de sécuriser l’approvisionnement en AdBlue et de réfléchir à des pistes de substitution pour faire face à un risque majeur de rupture comme celui que connaît la Corée. Les grands acteurs du secteur du transport routier, de la logistique, de l’automobile et de la chimie ont tout intérêt à chercher des réponses coordonnées, en lien avec les pouvoirs publics.
En Slovénie, le gouvernement a déjà commandé 500 000 litres d’AdBlue pour sécuriser l’approvisionnement des transporteurs routiers du pays. En Allemagne, les pouvoirs publics sont intervenus pour organiser une concertation entre les acteurs du transport routier et de la logistique avec les chimistes producteurs d’AdBlue afin de garantir un approvisionnement minimum. En France, il n’y a pas encore de prise de position du ministère sur cette problématique.
À plus long terme, afin d’éviter une paralysie de l’économie, la constitution de stocks stratégiques au niveau national pourrait être une solution incontournable. Au-delà des acteurs du secteur de la chimie, les grands acteurs pétroliers possèdent déjà la capacité industrielle et ils ont souvent une licence mondiale pour la production d’AdBlue, comme par exemple BP, ENI, Shell et Total. Par conséquent, le secteur pétrochimique dans son ensemble pourrait apporter des solutions rapides afin d’éviter toute pénurie. Les pouvoirs publics pourraient favoriser la constitution de réserves stratégiques au niveau national par une fiscalité adaptée.
En cette fin d’année, l’enjeu de l’AdBlue vient rappeler à quel point l’indépendance stratégique et la réindustrialisation de l’Europe se pose avec acuité. Une ambition portée par la Commission européenne à travers la mise à jour de la stratégie industrielle de l’Union européenne.