Market Insights

Brexit : la recomposition avant le chaos

Rédigé par Anne Kerriou | 07 septembre 2021

Au premier semestre, le Brexit n’a pas engendré la catastrophe annoncée, tant au niveau des volumes que de la fluidité des opérations de transport. Il a surtout suscité une redistribution des cartes pour la desserte du Royaume-Uni et de l’Irlande. Mais aujourd'hui, la désorganisation logistique apparaît.

Dans un sens comme dans l’autre, les échanges commerciaux entre l’Union européenne et le Royaume-Uni ont connu un véritable trou d’air au mois de janvier 2021, avant de se redresser. Les résultats sont toutefois à interpréter avec prudence car au 2è trimestre 2020, le niveau d’activité avait été considérablement affecté par les restrictions sanitaires prises pour lutter contre la première vague de Covid-19. La croissance constatée au 2è trimestre 2021 par rapport à l’année précédente témoigne donc davantage d’un phénomène de rattrapage que d’une véritable progression.

D’autre part, les chiffres sont impactés par un changement de méthodologie lié à la sortie du Royaume-Uni de l’UE, souligne Eurostat. Mais une chose est certaine : les échanges entre l’UE et du Royaume-Uni, sans s’être effondrés, ne profitent pas non plus pleinement de la dynamique positive des échanges commerciaux constatée en 2021.

Impact sur le commerce Europe/Royaume-Uni

Durant les six premiers mois de l’année, c’est-à-dire à l’issue de la fin de la période de transition du Brexit, les importations de l’Union européenne en provenance du Royaume-Uni ont chuté de 18,2% en valeur, s’élevant ainsi à 65,9 milliards d’euros, contre 80,6 milliards au premier semestre 2020, selon les données d’Eurostat. En revanche, les exportations de l’UE vers le Royaume-Uni affichent une hausse de 5,5% à 135,5 milliards d’euros.

Ces évolutions sont largement inférieures à la moyenne des échanges de l’UE. Globalement, au premier semestre, les exportations de biens de l’Union européenne avec les pays tiers ont augmenté́ de 13,8% par rapport à la même période de 2020, pour atteindre 1 048,9 milliards d’euros. Les importations ont quant à elles progressé de 13,9% à 964,5 Md€. De même, les échanges à l’intérieur de l’Union européenne ont augmenté bien plus vite puisqu’ils sont en croissance de +21,2% par rapport à janvier-juin 2020, atteignant ainsi 654,2 Md€, indique Eurostat.

Les chiffres diffusés par l’Office national des statistiques (ONS) britannique, même s’ils diffèrent en partie de ceux diffusés par Eurostat, montrent une évolution assez similaire des exportations du Royaume-Uni : +9,3% vers l’Union européenne et +8,4% vers les autres pays tiers. En revanche, les importations en provenance des pays hors UE ont enregistré une augmentation bien plus considérable que celles en provenance de l’UE (+21,7% contre +2,5%).

L’ONS note cependant une inflexion en fin de semestre, avec une augmentation des exportations vers l’UE en juin par rapport à mai alors que dans le même temps, les exportations hors UE ont décliné. Cette tendance s’expliquerait par un assouplissement des mesures de confinement mises en place en début d’année, mais aussi par une reprise des commandes européennes, les stocks réalisés en prévision du Brexit commençant à s’épuiser. La plupart des types de produits en ont bénéficié, mais plus particulièrement le secteur des produits chimiques et notamment les médicaments et les produits pharmaceutiques en lien avec le développement de la vaccination contre le Covid-19. L’augmentation des importations en provenance de l’UE a quant à elle été portée par le secteur automobile. Les exportations du Royaume-Uni dans ce secteur ont en revanche été handicapées par la pénurie mondiale de semi-conducteurs.

Impact sur les opérations logistiques

Les premiers jours du Brexit étaient particulièrement redoutés, après un mois de décembre tendu : durant cette période précédant Noël, les flux ont été très denses car les entreprises ont voulu constituer massivement des stocks avant l’échéance. Parallèlement, la fermeture de la frontière décidée par le France le 20 décembre pour tenter d’enrayer la propagation du nouveau variant Delta est venue aggraver la situation d’engorgement. "Pour le marché du Détroit et les chaînes logistiques transmanche, le début de l’année 2021 a été marqué par l'adaptation aux nouvelles règles administratives post-Brexit ainsi que par l’obligation, introduite à fin 2020 de présentation de tests PCR négatifs de moins de 72 heures réalisés sur le sol britannique pour les camions entrant en France", souligne Getlink, opérateur des navettes camions du tunnel sous la Manche, dans la présentation de ses résultats financiers pour le premier semestre 2021.

Les flux entre l’Europe et le Royaume-Uni ont effectivement été un peu ralentis au tout début du mois de janvier, mais la situation s’est finalement assez vite normalisée.

  • Pas d’engorgement majeur

Quelques soucis administratifs persistent encore : "Parmi les déclarations de sortie, 15% ne sont pas apurées. Mis à part des problèmes techniques en cours de résolution, la cause principale est la non-présentation ou la présentation partielle des documents d’accompagnement d’export (EAD)", indique la FNTR dans un bilan du Brexit dressé en juillet. Le lobby européen des commissionnaires de transport se montre un peu plus nuancé. "Nos membres constatent encore une méconnaissance des processus et des formalités douanières parmi les acteurs de la supply chain, ce qui entraîne des problèmes opérationnels importants, des risques fiscaux et des risques de non-conformité", déclare le Clecat dans un document de synthèse publié en mai dernier sur la mise en œuvre de l’accord de commerce et de coopération entre l’UE et le Royaume-Uni. Cependant, tous les professionnels s’accordent à reconnaître que l’engorgement tant redouté n’a pas eu lieu.

Le ministère français de l’Agriculture, dans un communiqué diffusé mi-juillet, se félicite également de la fluidité du passage de la frontière pour les produits soumis aux contrôles sanitaires et phytosanitaires. Depuis le 1er janvier 2021, plus de 44 000 envois ont été contrôlés dans les postes de contrôles frontaliers (PCF) du littoral de la Manche - Mer du Nord, principalement à Calais-Boulogne (83%), Dunkerque (8%) et Caen-Ouistreham (8%). Les marchandises contrôlées sont surtout des produits d’origine animale (85%), et des animaux vivants (11%), les végétaux et l’alimentation animale d’origine non animale représentant respectivement 3% et 1% des contrôles. "Depuis janvier, l'activité Brexit représente 45% de l'activité des PCF français, dont 74% des contrôles d'animaux vivants et 69% des contrôles de produits d'origine animale. Sur les 6 premiers mois, près de 500 envois, soit 1,33% des marchandises contrôlées ont fait l'objet d'un refus d'admission sur le territoire européen en raison des non-conformités détectées lors du contrôle", précise le ministère.

  • Des flux encore en-deçà de 2019

Si la catastrophe opérationnelle ne s’est pas produite, les flux restent en revanche un peu à la traîne, sans que l’on puisse déterminer précisément si le phénomène s’explique davantage par le Brexit ou par la crise sanitaire. "Les flux sont revenus à la normale et ont atteint 90%-95% du niveau de 2019. Pour les flux d’export, il n’y a quasiment pas de véhicules vides, tandis que dans le sens inverse, on constate le vide de 50% des camions", estime la FNTR.

Getlink évalue à -2% la baisse d’activité sur le marché du Détroit. L’entreprise, qui revendique une part de marché de 38,9 % pour les Navettes Camions, enregistre pour sa part une baisse de trafic de 3% par rapport à 2020 avec un total de 646 372 camions transportés au premier semestre.

Selon la compagnie maritime DFDS, la demande est au rendez-vous, mais elle est freinée par la pénurie de conducteurs routiers et d’équipements, en particulier au Royaume-Uni. La demande excède ainsi les capacités, ce qui a conduit à "une augmentation des prix de transport, un allongement des délais d’acheminement et une moindre fiabilité des chaînes logistiques, auxquels s’ajoutent un phénomène de congestion dans certains ports", affirme DFDS, en précisant que ce déséquilibre entre l’offre et la demande se poursuit au 3è trimestre.

La hausse des prix est en effet sensible, en particulier dans le sens Royaume-Uni/Union européenne, comme l’illustre notre indice Upply.

Source : Upply - Pour en savoir plus, consulter notre Benchmark des taux de fret routier en Europe (en anglais).

L’association des transporteurs routiers britanniques confirme le diagnostic. Dans un rapport sur pénurie de conducteurs publié en juillet, la RHA estime qu’il manque désormais plus de 100 000 conducteurs, contre 60 000 avant la pandémie. L’épidémie de Covid-19 a eu un impact sur plusieurs aspects. Tout d’abord, des conducteurs étrangers sont rentrés chez eux en raison des périodes de confinement ou de restriction de déplacement, et "une grande majorité n’est pas encore revenue", affirme la RHA. D’autre part, les créneaux pour organiser les examens d’aptitude à la conduite professionnelle ont été considérablement réduits. S’il n’est donc pas le seul facteur de pénurie, le Brexit a néanmoins joué un rôle : en raison des incertitudes qui planent sur leur droit à résider et travailler au Royaume-Uni, beaucoup de conducteurs étrangers renoncent.

Au premier semestre, le système a tenu, mais depuis le mois d'août, les ruptures de stock se multiplient.

  • Une redistribution des cartes

Pour les compagnies maritimes, le Brexit a été synonyme de redistribution des cartes. Il a tout d’abord motivé le renforcement ou l’ouverture de nouvelles liaisons vers l’Irlande. En France, les ports de l’Ouest du Détroit se sont emparés de cette opportunité. Brittany Ferries a ainsi étoffé l’offre au départ de Roscoff et lancé une rotation dédiée au fret au départ de Cherbourg vers Rosslare. Stena Line a également développé les capacités pour le fret avec une nouvelle liaison entre Dublin et Cherbourg.

L’Est du Détroit n’est pas en reste. DFDS s’est positionné sur Rosslare au départ de Dunkerque depuis le mois le 2 janvier. Le succès est au rendez-vous puisque la compagnie a ajouté une 4è unité depuis le mois d’avril, le Ark Dania. Un navire de type Ro-Ro d’une grande capacité, qui permet notamment de développer le trafic des remorques non accompagnées. "L'itinéraire offre aux entreprises de transport et aux chargeurs un trajet par camion direct et sans papier entre l’Irlande et les autres pays de l'Union Européenne, moins de temps d'attente ainsi que la possibilité d'éviter les procédures douanières qui s'appliquent désormais au transport via le landbridge", soulignait le port de Dunkerque dans un communiqué diffusé à l’occasion du lancement de ce service. Ce port n’a pas seulement misé sur les ferries. Il a également renforcé le réseau de transport maritime de courte distance. L’armement Containerships a lancé dès novembre 2020 un service hebdomadaire avec l’Irlande avec un navire de 900 EVP doté de 204 prises frigo. Il effectue une rotation Dunkerque/Dublin/Cork. Depuis janvier, Containerships a aussi étoffé son offre sur le Royaume-Uni, toujours au départ de Dunkerque. Un navire de 800 EVP dessert désormais Liverpool et Bristol.

Sur le Transmanche, le port de Calais reste par ailleurs évidemment un incontournable. Le 12 juillet, DFDS a ouvert une nouvelle route quotidienne vers Sheerness dédiée aux remorques non accompagnées. En août, l’opérateur danois a mis en ligne un nouveau ferry entre Calais et Douvres. Le Côte d’Opale offre 78% de capacité supplémentaire par rapport au navire qu’il remplace, avec un total de 3 100 mètres linéaires. Le marché a aussi ouvert l’appétit d’Irish Ferries, qui s’est lancé en juin sur la rotation Calais-Douvres. La riposte des deux leaders du marché ne s’est pas fait attendre : DFDS et P&O Ferries ont annoncé la conclusion d’un accord mutuel d’affrètement d’espace, qui entrera en vigueur aux alentours du 1er octobre 2021. En vertu de cet accord, les conducteurs de fret pourront arriver au port de Douvres ou au port de Calais et embarquer sur le bateau disponible suivant, que le ferry soit exploité par P&O ou par DFDS. Enfin, une petite dernière annonce également son arrivée : Blue Channel Line, une nouvelle compagnie maritime créée à l'initiative de trois entrepreneurs calaisiens, s’apprête à lancer à partir du 1er octobre une liaison Calais-Tilbury. La rotation, dédiée à du fret non accompagné, sera assurée à raison d’un aller et retour quotidien du lundi au samedi, avec un navire pouvant accueillir 100 remorques.

La recomposition de l’offre est donc en marche, dans un marché encore incertain. D’une part, la pandémie de Covid-19 a pu produire des conditions spécifiques ou masquer certains effets, ce qui rend difficile la mesure des conséquences exactes du Brexit sur les volumes d’échanges. Ensuite, in ne faut pas perdre de vue que le Brexit n’a pas encore donné sa pleine mesure. Le Royaume-Uni introduira progressivement des contrôles complets aux frontières à l’import d'ici le 1er janvier 2022, avec en particulier des exigences supplémentaires dès le 1er octobre 2021 pour certaines marchandises soumises aux contrôles sanitaires et phytosanitaires. D’autre part, les conducteurs routiers européens devront à cette même échéance du 1er octobre disposer d’un passeport, la carte d’identité n’étant plus suffisante. La situation opérationnelle sera donc encore à surveiller de près dans les prochains mois.