Market Insights

Europe : des supply chains grippées

Rédigé par William Béguerie | 16 mars 2021

En nuisant à la fluidité du transport routier de marchandises, les deux chocs que sont la pandémie Covid-19 et le Brexit ont mis à mal les supply chains européennes.

Selon l’ancien diplomate et Docteur en Sciences Politiques belge Raoul Delcorde, "l’interdépendance l’emporte sur la souveraineté" dans un monde globalisé. Cette formule semble pourtant être quelque peu mise entre parenthèse en Europe.

Les deux chocs que sont la pandémie Covid-19 et le Brexit perturbent considérablement les supply chains européennes, en freinant ou même bloquant le transit des marchandises et des personnes.

Chute libre des exportations du Royaume-Uni vers l’UE

Du côté du Royaume-Uni, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe : les exportations depuis les ports britanniques vers l'Union européenne ont chuté de 68% en janvier 2021 par rapport à la même période de l'an dernier. Richard Burnett, président de l'association des transporteurs routiers britanniques RHA (Road Haulage Association), a précisé au magazine The Observer qu'en plus de cette baisse des exportations, environ 65% à 75% des véhicules venus de l'UE revenait vides parce qu'il n'y avait plus rien à expédier. Certaines entreprises britanniques ont en effet suspendu temporairement ou définitivement leurs exportations vers l'Union européenne.

Selon les chiffres obtenus par le chaîne de  télévision ITV auprès de la Préfecture des Hauts-de-France et du Nord pour la semaine se terminant le 24 janvier, 3 400 camions par jour en moyenne ont voyagé du port de Douvres et via les navettes d'Eurotunnel vers le nord de la France.  Les données montrent aussi que le trafic transmanche des poids lourds a diminué de 30% par rapport aux flux normaux, dans les deux sens.

Les opérations douanières en cause

Richard Burnett estime que la chute des échanges est principalement due à "l'augmentation massive de la "paperasserie" à laquelle sont confrontés les exportateurs" après le Brexit. Il appelle le gouvernement britannique à augmenter grandement le nombre de douaniers chargés d'aider les entreprises, estimant que les 10 000 personnes actuellement déployées ne représentent "qu'un cinquième de ce qui serait nécessaire".

Selon le journal belge l’Echo, les nouvelles règles de TVA et les formalités administratives ralentissent en effet considérablement les flux entre la Belgique et le Royaume-Uni. Même les entreprises bien préparées en amont au Brexit sont touchées par les blocages aux douanes. Marie’s Corner, fabricant de sièges et de canapés, a ainsi subi des retards importants à l’importation du Royaume-Uni. "On est sur trois ou quatre semaines de retard", indique Serge Silber, un des co-fondateurs, dans les colonnes de l’Echo. "Quand on gratte un petit peu, on se rend compte que les marchandises ont réellement été expédiées, mais sont restées coincées chez un agent de douanes."

Un impact financier et humain significatif

Les tarifs liés au traitement administratif se sont également alourdis. "La Royal Mail applique un tarif forfaitaire de 8 livres pour prendre en compte le coût de la vérification des objets aux douanes et à la police de frontières. DHL demande un supplément de 2,5% supplémentaire pour passer les douanes, avec un montant minimum de 11 livres", précise l’Echo. "Ils revoient tous leurs tarifs parce qu’ils se rendent compte que c’est un peu plus compliqué que prévu", note Serge Silber. Ainsi, le prix à payer pour envoyer un échantillon sans valeur de 50 grammes via FedEx est passé de 10€ à 51€, selon le dirigeant de Marie’s Corner.

Ce ralentissement des opérations à la frontière engendre une nette dégradation des conditions de travail des conducteurs routiers, qui subissent parfois jusqu’à 36 heures d’attente, selon le site allemand DVZ.

Une enquête menée par l’organisme allemand DIHK confirme qu'après le Brexit, une majorité d'entreprises allemandes sont aux prises avec des problèmes douaniers et logistiques dans leurs échanges commerciaux avec le Royaume-Uni et s'attendent à ce que les relations commerciales se détériorent davantage. De nombreuses entreprises souhaitent délocaliser leurs investissements hors des Iles britanniques. 

Des perspectives sombres pour l’économie britannique

Le 29 janvier dernier, les dirigeants des cinq plus grands groupes commerciaux britanniques ont averti le gouvernement que les entreprises étaient confrontées à des "difficultés substantielles" dans les ports britanniques depuis le Brexit, avec la perspective d'une "perte importante d'activité" si la situation se poursuivait.

Alors que les ministres ont tenté d'ignorer les préoccupations des entreprises concernant les nouveaux obstacles au commerce causés par la sortie du Royaume-Uni du marché unique et de l'union douanière, les pertes d'emplois, d'investissements et de recettes fiscales se transforment rapidement en une crise à part entière.

"Entre avril et juillet 2021, nous aurons une économie qui cherchera à sortir du confinement, au moment même où le Royaume-Uni imposera une série de contrôles à l'importation aux entreprises de l'UE. Celles-ci ne seront peut-être pas mieux préparées que nous. La supply chain ne pourra pas servir le Royaume-Uni. Cela pourrait bien être la plus grande crise du Brexit", prévient Shane Brennan, directeur général de la Cold Chain Federation, l'organisme des logisticiens des produits surgelés et réfrigérés.

L’Allemagne ferme ses portes à la Tchéquie et à l’Autriche

La pagaille liée au Brexit a presque fini par éclipser l’impact de la pandémie de Covid-19. Celui-ci n’est pourtant pas anodin, comme on a pu le voir à Noël, quand la France a exigé des tests pour tenter d’enrayer la diffusion du variant anglais. Des milliers de chauffeurs sont alors restés bloqués plusieurs jours.

Ce phénomène rattrape aujourd’hui le continent. On n’avait pas vu un tel spectacle depuis longtemps à une ancienne frontière de l’Union européenne : plus de 30 kilomètres de bouchons, le 15 février au matin, pour passer de la Tchéquie à l’Allemagne. En cause : la décision sans préavis du Ministère fédéral de l’intérieur allemand, qui a imposé de filtrer les entrées à partir du dimanche 14 février à minuit, depuis le Tyrol autrichien et la République tchèque, en raison de l’explosion du nombre de cas de coronavirus dans ces deux zones.

Plus de 7 000 camions transportent chaque jour des marchandises sur le corridor Nord-Sud passant par le Tyrol, soit à peu près le même volume de camions qui empruntent le corridor Douvres-Calais. Des dizaines de milliers de camions supplémentaires optent pour le corridor Est-Ouest vers l'Allemagne via la République tchèque, un axe de transport majeur pour la logistique d'Europe centrale.

Les camions sont autorisés à passer seulement si les chauffeurs présentent un test PCR négatif de moins de 48 h, d'abord à Brennero, dans le nord de l'Italie, puis à Kufstein, en Autriche. Ceux qui n'en ont pas peuvent se faire tester sur place.

Après deux semaines de tergiversations, de nouvelles restrictions ont aussi été instaurées à la frontière avec la Moselle, département français où la circulation des variants est particulièrement active. "Il faut empêcher au maximum toute nouvelle intrusion", fait valoir le ministre de l’Intérieur du Bade-Wurtemberg, une région frontalière de la France. Il a toutefois été convenu que les contrôles liés à ces nouvelles mesures ne doivent pas créer d’attente aux points de frontières.

Vive réaction des milieux économiques

Les restrictions imposées par l’Allemagne ont suscité une grande inquiétude des milieux économiques.  "Ne retombons pas dans la logique unilatéraliste de fermeture des frontières comme en mars 2020", demande Axel Plass, le président de la Fédération allemande des transports et de la logistique (DSLV). Plusieurs constructeurs automobiles allemands ont annoncé l’arrêt des usines de production si les poids lourds étaient bloqués trop longtemps à la frontière. Les pièces détachées viennent de Tchéquie mais aussi de Slovaquie, de Roumanie, de Hongrie et du nord de l’Italie. "Nous travaillons en flux tendu. Si les pièces n’arrivent pas, les usines s’arrêtent", résume un porte-parole de la Fédération de l’automobile allemande (VDA).

La Fédération de l'industrie allemande (BDI) prévient également que la situation aux points de passage risque de paralyser les chaînes logistiques à travers l'Europe. Son directeur général, Joachim Lang, exhorte le gouvernement fédéral à se conformer à la législation sur les "voies vertes" élaborée par l'UE lors de la première vague pour maintenir la libre circulation des marchandises. "Les passages frontaliers devraient rester ouverts à tous les véhicules de fret".

L'IRU interpelle également les responsables politiques. L’Union internationale des transports routiers a écrit en janvier à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen , appelant à une action immédiate pour empêcher les obstacles à la libre circulation des marchandises, en particulier les exigences de test COVID pour les chauffeurs routiers professionnels. Une demande renouvelée fin février dans un courrier à la chancelière allemande Angela Merkel.

La Commission européenne "préoccupée"

La Commission européenne se dit "préoccupée par les récentes décisions unilatérales". Le 15 février, elle a d’ailleurs envoyé des courriers à l’Allemagne, à la Belgique, au Danemark, à la Finlande, à la Suède et à la Hongrie, car ces six pays appliquent des restrictions plus dures que celles recommandées par l’UE, dont des interdictions d’entrer sur leur territoire, a expliqué un porte-parole de la Commission.  Ces lettres pointent "un risque de fragmentation, d’entraves à la libre-circulation, de perturbation des chaînes de production". Les restrictions doivent être "non discriminatoires et proportionnées", insiste la Commission, appelant les gouvernements concernés à s’aligner sur les recommandations communes approuvées il y a quatre mois par les Vingt-Sept.

Les États visés doivent répondre à la Commission, qui n’exclut pas d’enclencher des procédures d’infractions à leur encontre.

Le passeport vaccinal ?

Malgré les recommandations de la Commission européenne, les chauffeurs professionnels doivent désormais présenter des tests COVID-19 de moins de 48 heures à certaines frontières. L'irrationalité de ces restrictions entraîne la perturbation, voire la paralysie des supply chains européennes.

La solution pourrait venir de la vaccination. Des voix commencent à s’élever dans certains pays pour faire des conducteurs routiers un public prioritaire. C’est notamment le cas en Pologne où TLP, le premier syndicat patronal routier, a demandé officiellement au ministre de la Santé de faire vacciner prioritairement les chauffeurs engagés dans le transport de marchandises et de passagers. Il souhaite également obtenir que les autorités des autres États membres de l'UE cessent alors de tester les conducteurs vaccinés. Aux États-Unis, le mouvement est enclenché dans certains États, signale le site TRM24.

Il n'y a pas de fonctionnement normal de l'économie sans le bon fonctionnement des transports. La pénurie de vaccins et la recrudescence de la pandémie alimentée par les variants promettent toutefois encore des semaines difficiles pour l’économie européenne.

Sources

Exports from UK to EU down 68% since Brexit trade deal, say hauliers, Reuters

Fury at Gove as exports to EU slashed by 68% since Brexit, The Observer

Majority of lorries crossing channel to France are empty as Brexit hits trade, ITV News

Le Brexit tourne au cauchemar pour les exportateurs belges, l’Echo

Triste Noël pour des milliers de chauffeurs routiers bloqués à Douvres, Euronews

Face aux variants, l'Allemagne remet en cause la libre circulation, Le Soir

Moselle : un test de moins de 48 heures obligatoire dès mardi pour se rendre en Allemagne, Le Figaro