Market Insights

Évaluation comparée de la diversification des supply chains UE-US

Rédigé par Ganyi Zhang | 22 juillet 2022

L’UE et les États-Unis ont exprimé leur volonté de renforcer leur autonomie stratégique respective, en s’appuyant notamment sur la diversification des supply chains. Une ambition complexe à mettre en œuvre.

La pandémie mondiale a stimulé le débat sur la diversification des supply chains, et a remis en particulier sur le devant de la scène le concept "Chine plus un". Les fabricants ont-ils tenu leurs promesses ? Cet article tente d'établir une première évaluation comparative des résultats de cette stratégie de diversification obtenus aux États-Unis et dans l'Union européenne au cours des deux dernières années.

Ce document examine deux types de stratégie de diversification de la supply chain : la délocalisation vers des pays tels que l'ASEAN et l'Inde, et la relocalisation vers des régions géographiques proches des marchés occidentaux, telles que la Turquie, les pays d'Europe centrale et orientale[1] (PECO) et l'Afrique du Nord pour l'UE, et le Mexique pour les États-Unis. Nous nous concentrons sur le commerce des biens intermédiaires, un excellent indicateur pour mesurer l'intégration de la chaîne de valeur. Une part plus élevée de biens intermédiaires importés de Chine est susceptible de connoter une plus grande dépendance à l'égard des approvisionnements chinois pour les activités manufacturières nationales et vice versa.

Des trajectoires différentes pour l’UE et les États-Unis

Bien que l'UE et les États-Unis clament l’un et l’autre leur volonté de réduire leur dépendance à l'égard de la Chine, les données commerciales racontent deux histoires différentes. Les importations européennes de biens intermédiaires chinois ont augmenté de façon très perceptible au fil des ans (graphique 1). À l’inverse, la demande américaine de biens intermédiaires chinois a diminué depuis 2019 (graphique 2), sauf pour l'industrie automobile, dont les importations en provenance de Chine ont rebondi après la baisse initiale.

Graphique 1- Source des données : Eurostat

Graphique 2- Source des données : UN Comtrade

Ce modèle est-il applicable à toutes les industries ? Pour répondre à cette question, nous allons étudier les échanges de produits intermédiaires entre la Chine et l'Union européenne et entre la Chine et les États-Unis dans cinq secteurs différents : les biens d'équipement, le textile, les meubles, les équipements de transport et les industries pharmaceutiques[2].

Nous avons retenu les trois premiers, car la Chine est depuis longtemps un fournisseur dominant des États-Unis et de l'UE dans ces trois industries. Les équipements de transport et l'industrie pharmaceutique sont quant à eux des secteurs dans lesquels l'UE et les États-Unis sont désireux de rétablir une autonomie stratégique.

Ces cinq industries représentaient 75% des importations de l'UE et 70% de celles des États-Unis en provenance de Chine en 2021. En raison de la disponibilité des données, les données de l'UE sont agrégées à partir des dix premiers importateurs chinois de l'UE (EU-10[3]), qui représentaient 87% du total des importations de l'UE en provenance de la Chine en valeur en 2021 (graphique 3).

Graphique 3- Source des données : Eurostat

Comparaison par secteur d'activité

Globalement, il y a bien eu une diversification des supply chains de l'UE et des États-Unis, soit par délocalisation dans des pays proches ou assez proches de la Chine (“offshoring”), soit par des relocalisations à proximité des marches occidentaux (“nearshoring”).

  • Le nearshoring se manifeste dans l’industrie textile, où le renchérissement des coûts du transport de fret est mis en avant pour expliquer cette tendance, ainsi que dans l’industrie l'automobile.
  • En matière de offshoring, l’ASEAN et Taïwan sont les deux zones les plus populaires pour les biens d'équipement (tableau 1). Jusqu'à présent, seule une part modeste des importations a été détournée vers des fournisseurs indiens. Cependant, les investissements étrangers massifs dans les industries de fabrication de téléphones mobiles en Inde peut laisser entrevoir une augmentation du poids de ce pays dans le commerce d’équipements de télécommunication.

Tableau 1- Comparaison de la diversification du commerce dans l'UE et aux États-Unis

En dehors de ces similitudes, la divergence de trajectoire que nous avons évoquée précédemment entre l'UE et les États-Unis se manifeste dans les industries de fabrication de textiles et de biens d’équipement (graphique 4 et 5). Dans le cas de l'UE, la part croissante des importations en provenance de pays comme l'ASEAN n'a pas affaibli la demande en produits chinois. À l’inverse, dans le cas des États-Unis, les échanges plus dynamiques avec des fournisseurs alternatifs dans ces deux secteurs industriels ont entraîné une érosion de la part de la Chine.

Graphique 4- Source des données : Données sur les utilisations finales de l'OCDE[4]

Graphique 5- Source des données : Données sur les utilisations finales de l'OCDE

C'est dans le secteur des produits de machines informatiques que l'on perçoit le mieux la différence. Dans le cas des États-Unis, la part de la Chine a radicalement chuté depuis 2019, passant de 30% en 2018 à 12% en 2021. La baisse de la part chinoise a été compensée par l'offre croissante de l'ASEAN, de Taïwan et de la Corée du Sud, les trois principaux exportateurs actuels de biens intermédiaires de machines informatiques vers le marché américain (graphique 6). En revanche, si l'UE a également augmenté ses importations en provenance de l’ASEAN et de Taïwan, la part de la Chine n'a cessé de croître au cours des cinq dernières années (graphique 7). Parallèlement, les approvisionnements internes de l'UE et ceux en provenance du Japon, de la Corée et du Royaume-Uni ont diminué.

Graphique 6– Source des données : Données sur l'utilisation finale de l'OCDE

Graphique 7– Source des données : Données sur l'utilisation finale de l'OCDE

  • Diversification dans les secteurs stratégiques

L'industrie automobile et l'industrie pharmaceutique[5] sont les deux secteurs où l'UE et les États-Unis partagent des schémas similaires d'échanges de biens intermédiaires avec la Chine. La part de la Chine dans ces deux domaines reste relativement modeste mais avec une croissance progressive, en particulier au cours des deux dernières années.

--> Dans le cas de l'industrie automobile, la Chine est devenue le plus grand fournisseur externe de biens intermédiaires automobiles sur le marché de l'UE et le deuxième fournisseur sur le marché américain, après le Mexique. Toutefois, le confinement strict décidé au printemps dernier à Shanghai, plaque tournante de la construction automobile chinoise, pourrait accélérer la reconfiguration de la chaîne d'approvisionnement dans ce secteur.

--> Dans le secteur des produits chimiques et pharmaceutiques, la pandémie a de façon certaine accéléré les exportations chinoises vers l'UE et les États-Unis. Selon Eurostat, les importations européennes de produits chimiques organiques en provenance de Chine ont bondi de 268% au cours des quatre premiers mois de 2022 par rapport à 2019, principalement sous l'effet de la flambée de la demande allemande. Les exportations chinoises de produits pharmaceutiques ont également progressé de 151%. Dans le cas des États-Unis, la valeur des exportations chinoises de produits chimiques organiques et de produits pharmaceutiques a respectivement augmenté de 71 % et 521% au cours des cinq premiers mois par rapport à 2019, alors que les importations américaines globales de ces deux catégories de produits n'ont augmenté que de 32% et de 30% chacune[6].

  • Connexions commerciales entre la Chine et les pays potentiels de diversification

Les constats qui précèdent suggèrent l’émergence tangible d’une stratégie de diversification des supply chains. Se pose alors la question du niveau de connexion commerciale entre la Chine et les pays potentiels de diversification dans le secteur des biens intermédiaires. En effet, une connexion étroite pourrait réduire les bénéfices de la diversification dans l'amélioration de la résilience de la chaîne d'approvisionnement. Cet effet collatéral a par exemple pu être observé lors de la récente flambée de Covid en Chine, qui a non seulement freiné les activités manufacturières chinoises mais a également ralenti la production dans d'autres pays asiatiques.

La connectivité intra-asiatique croissante a amplifié les liens commerciaux entre la Chine et l’ASEAN. Prenons ici l'exemple du Vietnam, l'une des options de diversification les plus prometteuses, notamment pour les biens d'équipement et le textile. Les importations de l'UE et des États-Unis en provenance de ce pays ont respectivement augmenté de 12% et 57% en 2021 par rapport à 2019 (graphique 8). Parallèlement, les échanges commerciaux de biens intermédiaires entre la Chine et le Vietnam dans les secteurs des machines et du textile ont également connu un pic au cours des cinq dernières années. Plus de la moitié des machines et des tissus textiles importés par le Vietnam provenaient de Chine.

Graphique 8- Source des données : Bureau général des statistiques du Vietnam[7]

Ce constat ne concerne pas seulement les pays géographiquement proches de la Chine. Il s'applique également aux options de "nearshoring" comme la Turquie, le Mexique et les PECO. Par exemple, la part de la Chine dans les importations totales de biens intermédiaires automobiles du Mexique est passée de 7,5% en 2019 à 10,5% en 2021. Cette augmentation est intervenue bien que l'accord États-Unis-Mexique-Canada ait fixé le seuil des règles d'origine à 75%, afin de stimuler une chaîne d'approvisionnement régionale.

Un secteur fait exception : l'industrie manufacturière textile turque. Ces dernières années, la Turquie s'est davantage approvisionnée auprès de fournisseurs régionaux d'Eurasie et d'Afrique du Nord, même si la Chine reste son principal fournisseur de biens intermédiaires textiles. Ce processus avait d’ailleurs déjà commencé avant la pandémie.

Comprendre les différences dans les trajectoires US-UE

Globalement, les statistiques indiquent donc que l'UE et les États-Unis ont adopté deux modèles distincts de diversification de la supply chain, même si les objectifs politiques visant à réduire leur dépendance à l'égard de la Chine sont similaires. Comment expliquer ces différences ?

Une première hypothèse consiste à envisager que les modèles que nous avons observés ici sont davantage associés à des incidents ou à des tendances qui prévalaient avant la pandémie. Par exemple, la baisse de la demande américaine en biens intermédiaires chinois s'explique peut-être davantage par la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, puisque le changement s'est produit en 2019, c’est-à-dire dans la période pré-pandémique. Cependant, l'impact est plus saillant dans les secteurs à moindre intensité technologique. Pour les secteurs dans lesquels la supply chain mondiale est complexe, comme dans l'industrie automobile, la part de la Chine continue de croître, indépendamment des barrières commerciales tarifaires et non tarifaires des États-Unis.

Deuxièmement, l'UE et les États-Unis n’ont pas les mêmes approches politiques vis-à-vis de la Chine, bien que les différences tendent à s’estomper. On constate ainsi des nuances entre l'UE et les États-Unis concernant l'objectif du Conseil du commerce et de la technologie américano-européen. L'UE met davantage l'accent sur la coopération transatlantique, alors que dans le cas des États-Unis, la concurrence avec la Chine via un tel cadre institutionnel est cruciale. Toutefois, le durcissement de la position de l'UE à l'égard de la Chine et le développement de programmes industriels visant à stimuler les capacités de fabrication intra-européennes pourraient modifier les schémas commerciaux actuels entre l'UE et la Chine dans le domaine des biens intermédiaires.

Par conséquent, la répercussion réelle de la pandémie sur la reconfiguration de la supply chain mondiale pourrait apparaître de façon progressive dans les années à venir. En outre, la reprise économique asymétrique entre l'Asie et l'Occident au cours des deux dernières années a aussi temporairement augmenté la demande de produits en provenance de Chine. Cette situation peut s'atténuer lentement en fonction de l'évolution des conditions sociales et économiques. Par exemple, l'augmentation des approvisionnements chinois dans l'industrie du meuble au cours des deux dernières années pourrait être le résultat conjoint d'une demande dynamique pour la décoration intérieure et du rétablissement relativement satisfaisant de la capacité de production chinoise.

Prospective

D’un point de vue plus prospectif, on constate que divers événements prévus au cours du second semestre 2022 pourraient influencer la diversification de la supply chain sur le long terme.

Pour commencer, l'éventuelle levée partielle des droits de douane américains sur les produits chinois pourrait entraîner une reprise des exportations chinoises vers les États-Unis dans certains domaines. Néanmoins, les droits de douane seront probablement supprimés pour certains produits finis de consommation plutôt que pour les biens industriels intermédiaires. Cela implique un impact limité sur la modification de la structure actuelle du commerce sino-américain de biens intermédiaires. En outre, la décision du président américain Joe Biden d'accorder une exonération tarifaire de deux ans sur les panneaux solaires en provenance de quatre pays de l’ASEAN pourrait renforcer le report de la Chine vers l'Asie du Sud-Est. Toutefois, les fabricants américains craignent que les fabricants chinois de cellules et de panneaux profitent de cette disposition pour contourner les droits de douane et pénétrer aux États-Unis. Cette situation a donné lieu à une enquête menée par le ministère américain du Commerce.

Du côté de l’Union européenne, un autre élément majeur vient affecter les schémas envisagés : la crise énergétique. Celle-ci pose la question de la capacité de l'UE à soutenir le reshoring ou le nearshoring dans les PECO. Cela est d'autant plus vrai que la constitution d'une chaîne d'approvisionnement pan-européenne est un élément clé pour renforcer l'autonomie stratégique dans des secteurs critiques comme la fabrication de semi-conducteurs et de batteries pour véhicules électriques. La crise énergétique rendra-t-elle l'UE davantage dépendante de l'Asie ou des États-Unis pour l'approvisionnement en biens stratégiques ? L'hiver prochain pourrait être le banc d'essai de la résilience de l'UE.

Enfin, des événements politiques majeurs tels que les élections américaines de mi-mandat et le congrès du Parti en Chine au second semestre 2022 peuvent également influer sur le commerce extérieur et les politiques industrielles. L'interaction de ces événements peut avoir un impact durable sur la reconfiguration de la supply chain mondiale.

[1] Selon la définition de l'OCDE, les pays d'Europe centrale et orientale sont la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, la Lettonie et l'Estonie.

[2] Sauf précision contraire, les données de ce document proviennent des données sur l'utilisation finale de l'OCDE.

[3] Sauf mention contraire, le terme EU-10 dans cet article fait référence au Top 10 des importateurs de biens chinois en 2021 : Pays-Bas, Allemagne, France, Italie, Pologne, Espagne, Belgique, République tchèque, Suède, Hongrie.

[4] Ici, les données font référence à la part de la Chine dans les importations de l'UE en provenance de fournisseurs intra et extra-communautaires. Le pourcentage est donc plus faible dans le graphique 4 que dans le graphique 1, qui mesure la part chinoise de l'approvisionnement extra-UE.

[5] Pour le commerce de l'industrie pharmaceutique, nous incluons à la fois les données commerciales des secteurs de la chimie organique et de la pharmacie puisque les ingrédients pharmaceutiques actifs peuvent provenir des deux catégories.

[6] Source des données : US Census Bureau. Les données relatives à l'industrie pharmaceutique proviennent du code SH 30, et celles relatives à l'industrie chimique organique proviennent du code SH 29.

[7] Les données de l'OCDE sur l'utilisation finale ne contiennent des données du Vietnam que jusqu'en 2020. Par conséquent, nous utilisons ici les données du bureau général des statistiques du Vietnam.