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Fret aérien : l’alliance avisée d’Air France-KLM et CMA CGM

Rédigé par Anne Kerriou | 31 mai 2022

Le groupe Air France-KLM et CMA CGM ont annoncé la signature d’un "partenariat stratégique de long terme" dans le fret aérien qui devrait entrer en vigueur en janvier 2023. Une alliance décisive pour exister sur la scène mondiale.

Expertise, réseau, argent frais. Ce triptyque est au cœur de l’accord de "partenariat stratégique" que viennent de signer le groupe Air France-KLM et la compagnie maritime CMA CGM, "pour une durée initiale de 10 ans". Alors que le paysage logistique mondial est en pleine recomposition, notamment sous l’impulsion des grandes compagnies maritimes conteneurisées, l’alliance de ces deux acteurs doit leur permettre de rivaliser avec les leaders mondiaux, dans un secteur où le ticket d’entrée est élevé.

La stratégie d’intégration de CMA CGM

Comme les autres leaders maritimes mondiaux, CMA CGM s’est lancé dans une stratégie d’élargissement de ses activités à d’autres segments de la chaîne logistique, en commençant par la commission de transport. La partie n’a pas été facile. En 2004, le groupe prend une participation dans le capital de la PME française Qualitair, qu’il adosse à sa propre structure logistique CCLog. Mais la greffe ne prend pas et l’aventure s’achève en 2007. Quinze ans plus tard, CMA CGM attaque une proie beaucoup plus grosse mais mal en point : Ceva Logistics. Le chantier est tel que plusieurs observateurs se demandent ce que la compagnie maritime est allée faire dans cette galère... Pourtant, le redressement se fait, au prix d’un plan de restructuration drastique, et avec le concours inattendu d’une pandémie qui fait flamber des prix de transport atones depuis deux décennies...

Cet afflux d’argent frais permet surtout de réveiller des ambitions beaucoup plus vastes. CMA CGM s’attaque à trois enjeux majeurs : le désendettement, le verdissement, et la diversification de ses activités. Certes, le groupe poursuit ses acquisitions dans la commission de transport. Le 8 avril dernier, il a ainsi racheté la quasi-totalité du capital de Gefco. Mais la politique d’acquisition va plus loin : elle vise à couvrir des segments sur lequel le groupe n’était pas présent, afin de faire de CMA CGM un leader mondial de la supply chain. Son confrère et concurrent Maersk est d’ailleurs rigoureusement sur la même longueur d’onde.

  • Élargissement des activités logistiques

En janvier dernier, CMA CGM a ainsi annoncé la signature d’une promesse d’acquisition de Colis Privé, spécialiste de la livraison de colis à domicile et en point relais. "La prise de participation majoritaire dans Colis Privé est une étape importante de la stratégie de développement de notre activité logistique. Cette opération nous permettra de proposer des solutions logistiques maîtrisées de bout en bout auprès de nos clients e-commerce pour qui le dernier kilomètre est une étape critique. En s’appuyant sur la présence mondiale de notre filiale CEVA Logistics, notre ambition sera de développer Colis Privé à l’international, en commençant par l’Europe où l’entreprise est déjà implantée", précise Rodolphe Saadé, Pdg de CMA CGM. Cette acquisition est d’autant plus stratégique que le e-commerce transfrontalier, en particulier entre la Chine et l’Europe, est en plein développement, et ses schémas logistiques en pleine mutation. La reconfiguration de la supply chain du e-commerce permettra sans doute de faire une plus grande place au transport maritime, pour alimenter les hubs logistiques spécialisés qui s’implanteront au plus près des marchés de consommation. Mais le e-commerce reste indissociable du transport de fret aérien. Il devient donc aujourd’hui indispensable de maîtriser des moyens aériens pour prétendre jouer les premiers rôles dans la supply chain mondiale.

  • Investissement dans le transport aérien

Ces dernières années, ce sont les grandes plates-formes de e-commerce comme Amazon ou Alibaba qui ont mené la danse et investi le champ du transport et la logistique via des investissements directs ou des partenariats, face à des transporteurs financièrement impuissants. Les bénéfices accumulés par les compagnies maritimes leur permettent désormais de revenir dans la course. Après avoir lancé il y a un peu plus d’un an sa propre compagnie aérienne, CMA CGM accélère dans le fret aérien en signant ce partenariat stratégique avec Air France-KLM. Son entrée en vigueur est prévue en janvier 2023, sous réserve de l’approbation des régulateurs compétents.

Faire fructifier des savoir-faire complémentaires

Pour le groupe Air France-KLM, ce partenariat offre l’opportunité de reprendre une place significative dans l’exploitation d’avions tout cargo. Durant la décennie 2010-2020, le groupe a dû diviser par trois sa flotte d’appareils de ce type pour tenter d’enrayer les pertes colossales de l’activité de fret aérien, misant alors essentiellement sur la commercialisation des soutes des avions passagers. Mais pour exister dans le concert européen et mondial, le réinvestissement est incontournable. Quant à CMA CGM, il s’offre un réseau aérien sans commune mesure avec ce qu’il pouvait espérer développer avec ses moyens propres. "Ce partenariat stratégique permet d’accélérer significativement le développement de notre division aérienne, CMA CGM Air Cargo, et de positionner nos deux entreprises parmi les principaux acteurs mondiaux du fret aérien", souligne Rodolphe Saadé dans le communiqué dévoilant le rapprochement des deux entreprises.

CMA CGM a en effet lancé sa propre compagnie aérienne en février 2021. Mais le secteur du fret aérien est un marché délicat pour plusieurs raisons :

  • Des investissements lourds
    CMA CGM a commandé en novembre 2021 quatre A350F, le nouvel avion tout cargo d’Airbus, pour un prix catalogue de près d’1 milliard d’euros. On peut se douter que les négociations ont permis de réduire la facture, mais il est évident que le ticket d’entrée sur le marché du fret aérien est élevé. 
  • Une rentabilité aléatoire
    La pandémie a redonné des couleurs aux taux de fret aérien ces deux dernières années.   Mais il s’agit d’une industrie extrêmement cyclique, très sensible aux aléas de l’économie mondiale dont elle constitue souvent un baromètre précoce.
  • Un cadre technique et juridique contraignant
    Exploiter des avions et évoluer dans un contexte aéroportuaire implique une technicité et le respect de règles en matière de sûreté et de sécurité par exemple. De plus, le développement des services de transport aérien est encadré par un système de droits de trafic très spécifique.

Le rapprochement entre CMA CGM et Air France-KLM prend donc ici tout son sens. En unissant leurs forces, les deux partenaires vont pouvoir partir à la conquête d’un marché où la taille critique est un élément essentiel pour maîtriser les coûts d’exploitation. Le partenariat va très loin. Air France-KLM et CMA CGM exploiteront ensemble et en exclusivité la totalité de leurs capacités cargo, à savoir : 

  • 4 appareils tout cargo chez CMA CGM Air Cargo (avec des commandes en cours pour 8 autres appareils, dont 2 pourraient être opérés par Air France-KLM dans le futur)
  • 6 appareils tout cargo chez Air France-KLM basés à l’aéroport Paris-Charles de Gaulle et à l’aéroport Amsterdam Schiphol (avec des commandes en cours pour 4 appareils supplémentaires), opérés par Air France, KLM et Martinair.
  • Les capacités disponibles en soute des avions passagers d’Air France-KLM, dont la commercialisation entre également dans le cadre du partenariat.

Air France-KLM et CMA CGM définiront conjointement les réseaux des appareils tout cargo. Les deux groupes ont également l’intention d’étendre la gamme de produits et services de transport proposés. Pour cela, en dehors du general cargo, ils pourront capitaliser sur le savoir-faire développé par Air France-KLM depuis plusieurs années sur certains segments particuliers comme les produits pharmaceutique, le périssable ou le transport express. CMA CGM s’engage pour sa part à "mobiliser son important réseau commercial" et "complètera cette offre par des solutions logistiques et multimodales innovantes notamment dans le transport maritime et terrestre". Sa filiale Ceva Logistics traite aujourd’hui environ 400 000 tonnes de fret aérien par an.

En unissant leurs forces, les deux groupes peuvent espérer des synergies de revenus mais aussi de coûts. Un paramètre essentiel dans un secteur coutumier des fluctuations.

Un engagement solide

Si le rapprochement d’Air France-KLM et CMA CGM s’explique par une indéniable pertinence opérationnelle et commerciale, il revêt aussi une dimension stratégique et politique plus profonde. Il s’agit de consolider "deux acteurs mondiaux aux racines européennes". Non seulement le partenariat est prévu sur une longue période de 10 ans, mais il est assorti d’un engagement financier.

CMA CGM prévoit en effet de devenir un nouvel actionnaire de référence d’Air France-KLM. Cet investissement doit intervenir à l’occasion de l’augmentation de capital d’Air France-KLM lancée le 24 mai 2022. Cette opération vise à renforcer les fonds propres et le bilan du groupe. Car si l’activité cargo se porte bien et a renoué avec la rentabilité, l’activité passagers reste marquée par la pandémie de Covid-19. CMA CGM s’est engagé à souscrire à l’opération pour un montant maximum de 400 millions d’euros, dans la limite d’une détention de 9% maximum du capital à l'issue de l’opération. Un représentant de CMA CGM devrait intégrer le conseil d’administration du groupe Air France-KLM si l’investissement se réalise.

Ce n’est pas la première fois que CMA CGM vole au secours d’opérateurs nationaux fragilisés par la crise. En septembre dernier, le groupe a signé un partenariat commercial, également assorti d’un accord d’investissement salvateur, avec Brittany Ferries. De même, le rachat de Gefco, dont le capital était majoritairement détenu par la société des chemins de fer russe RZD, a permis de garantir la pérennité de l’entreprise, menacée par les sanctions européennes décidées en riposte à l’invasion de l’Ukraine. CMA CGM, qui avait obtenu en mai 2020 un prêt de 1,05 milliards d’euros garanti à hauteur de 70% par l’État, lorsque le déclenchement de la pandémie de Covid-19 a quasiment paralysé le commerce mondial, n’oublie pas la main qui l’a nourrie, même si les bénéfices records engrangés depuis ont permis de rembourser ce prêt par anticipation. Mais l’on note que dans chaque cas, une logique opérationnelle et commerciale incontestable étaye l’opération de sauvetage.

 L’argent frais sera aussi le bienvenu chez Air France-KLM. "À travers notre participation à son capital, Air France-KLM pourra compter sur nous pour l’accompagner dans ses développements futurs", a souligné Rodolphe Saadé. On peut imaginer que l’État français voit d’un très bon œil l’émergence de ce champion certes européen et mondial, mais aussi un peu tricolore.