Le Coronavirus met à dure épreuve tous les acteurs de la santé. On pense évidemment aux médecins hospitaliers, à leurs homologues généralistes et à tous les personnels de santé. Mais la pénurie en médicaments et matériels de protection qui sévit en France est l’occasion de poser un regard plus étendu sur l’ensemble des acteurs de la chaîne d’approvisionnement.
Ces acteurs vont des laboratoires jusqu’aux pharmacies et aux hôpitaux, en passant par les dépositaires et les grossistes répartiteurs, sans oublier l’État français. Essayons de comprendre quels sont les rôles de chacun et les enjeux.
Selon les chiffres du LEEM, la filière pharmaceutique française a réalisé en 2018 un chiffre d’affaires brut de 55,9 milliards d’euros, dont 48,7% à l’export. Elle emploie 99 000 personnes et compte 271 sites, principalement situés dans les régions Ile-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Centre-Val-de-Loire et Normandie. Parallèlement, la France a importé en 2018 un total de 19,3 milliards d’euros de médicaments (+3,1% par rapport à 2017). Les échanges commerciaux de médicaments ont donc représenté, pour la France, un excédent commercial de 7,7 milliards d’euros en 2018.
Source : LEEM
"Le positionnement de la France est devenu progressivement à risque avec peu de modèle intégré des entreprises sur l'ensemble de la chaîne de valeur de la production pharmaceutique pour les molécules chimiques. La production en France de principes actifs reste limitée à la fois en nombre, volume et valeur", notait dès 2012 une étude du cabinet Roland Berger réalisée pour le Leem.
D’une façon globale, pour des raisons essentiellement économiques, la Chine est devenue ces 25 dernières années, le principal fournisseur mondial de principes actifs et de matières premières intermédiaires rentrant dans la composition de nombreux médicaments. Mais selon le journal la Tribune, depuis 3 ans, le gouvernement chinois a entrepris une mise aux normes environnementales de ses sites de production entraînant la fermeture d’usines et la fragilisation des chaînes mondiales de fabrication des médicaments.
Il y a là tous les signes d’une forte dépendance industrielle pharmaceutique de la France avec l’extérieur. Toute perturbation systémique (telle la crise du Covid-19) peut faire tomber la production et la livraison de médicament. Mais même en dehors des situations de crise, la fragilité est devenue tangible. Les ruptures d’approvisionnement en médicaments sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus longues, constataient les professionnels du secteur en mai 2019, à l’occasion d’un colloque qui avait pour thème prémonitoire "Principes actifs et médicaments : la souveraineté de la France est-elle menacée ?".
La distribution de médicaments en France est organisée selon le schéma suivant :
La distribution du médicament : grandes tendances et enjeux actuels sur la logistique de l’industrie pharmaceutique – Thèse soutenue publiquement le 04/04/2019 par Valentin Diot
Les laboratoires ont 3 types de clients :
En plus des acteurs précédents, on trouve les dépositaires, qui sont des prestataires logistiques (3PL) faisant l’intermédiaire entre les laboratoires et leurs clients. Ils sont mandatés par les laboratoires pour un secteur géographique défini et pour des prestations contractualisées telles que le stockage des produits, le transport et la traçabilité intégrale des opérations.
Le transport et la logistique sont donc assurés par les grossistes-répartiteurs et par les dépositaires.
Les grossistes répartiteurs ont des obligations de service public :
L’actualité des dépositaires signale une très forte consolidation du secteur. Le groupe EHDH, déjà propriétaire de Eurotranspharma, CSP et Ciblex, vient d’annoncer l’achat de Movianto, ce qui en fait de loin le leader en France.
Le système de distribution du médicament semble être robuste pour supporter la crise du Covid-19. Le groupe EHDH, en porte-parole des dépositaires, affirme rester en pleine activité malgré la période de confinement selon Stéphane Baudry, P-DG du groupe.
L’État est un acteur important dans l’organisation de la Supply Chain de la santé. Il définit les règles, procède aux autorisations d’exercer et contrôle les pratiques. Il est aussi en charge des stocks dits stratégiques. Si, malgré les fragilités identifiées plus haut, la situation ne s’est pas (encore) révélée trop critique pour l’accès aux médicaments, il n’en va pas de même concernant les matériels de protection.
Comme le rappelle un article sur l’origine de la pénurie de masques, publié par le site The Conversation, les stocks stratégiques doivent être achetés et gérés au niveau national. "Ils comprennent des médicaments (antiviraux, antidotes, vaccins, pastilles d’iode…), des dispositifs médicaux et des équipements de protection individuelle (masques, combinaisons, blouses, draps d’examen). Autant de produits qui engagent directement la responsabilité de l’État en cas de crise sanitaire grave".
D’autres stocks dits "tactiques" sont des produits et des équipements situés dans les établissements de santé où se trouvent des SAMU ou des SMUR. "La philosophie est que ces stocks permettent d’activer une réaction précoce et au plus près du terrain, dans l’attente de la mobilisation, si besoin, des stocks stratégiques", précise l’article de The Conversation. L’acquisition de ces stocks tactiques est prise en charge par les hôpitaux.
La forte pression comptable exercée sur l’État et sur les hôpitaux depuis des années fait peser un risque non négligeable sur le référencement des produits, dans la détermination des seuils minimaux de stocks. Comme l’explique dans son article Arnaud Mercier, professeur à l’Institut Français de presse (Université Paris 2 Panthéon-Assas), la réservation de capacité de production ou "sleeping contracts", censée échanger un coût d’acquisition de stock par un moindre coût de réservation, se révèle inefficace et dangereuse en cas d’effondrement systémique.
Le phénomène actuel de pénurie des masques en est une illustration. Reconnu depuis 2005 comme élément de protection le plus sûr pour lutter contre la propagation des maladies infectieuses respiratoires, le masque respiratoire FFP2 fait partie des stocks stratégiques gérés par l’État : "pour les seuls personnels soignants, le nombre estimé de masques nécessaires est de 2 millions par jour de pandémie".
Le stock est monté à plus de 700 millions lors de l’épidémie du H1N1 en 2009. Mais la faible intensité de la maladie en France a donné une image très négative de ce stock qui dès lors est devenu synonyme de dépense inconsidérée et de gaspillage. Depuis 2011, les stocks ont été rabotés et ont disparu en 2015 pour deux raisons : premièrement, les masques étaient commercialisés et donc disponibles en officine de ville et deuxièmement, leur charge a été transférée aux employeurs.
Aujourd’hui la France est en état d’urgence sanitaire, n’a pas de masques FFP2 disponibles pour approvisionner le personnel médical et attend une livraison de 200 millions de masques commandés déjà depuis février. Les 4 producteurs français restants sont débordés et font face à la raréfaction des matières premières venant de Chine essentiellement. L’état a donc commandé à l’étranger. Geodis, premier logisticien français, a été réquisitionné pour livrer les officines au départ des sites des grossistes répartiteurs et fournir en masque FFP2 les professionnels de santé ; cette décision poursuit l’objectif d’aider les dépositaires et de réduire la tension observée dans le transport de livraison des officines.
Cette pénurie de masque met en évidence une dépendance industrielle excessive avec les partenaires économiques étrangers, au premier rang la Chine. Elle illustre aussi une mauvaise gestion du risque sanitaire avec un appauvrissement des stocks stratégiques.
Nul doute que la question sera au cœur des discussion lorsque viendra l’heure du bilan. En attendant, on ne peut que saluer chaleureusement tous les acteurs de cette supply chain qui dans des conditions difficiles, mettent tout en œuvre pour assurer la continuité du service transport et logistique, la distribution des médicaments et des équipements de protection dans le but de faciliter le travail du personnel médical.