En 2023, l'Italie s'est retirée de l'initiative chinoise "la Ceinture et la Route" (BRI), plus connue du côté occidental sous le nom de Routes de la Soie. Alors que l’Italie était le seul pays du G7 à avoir adhéré à ce projet, en 2019, ce retrait est porteur de messages politiques significatifs. Cet article passe en revue les échanges économiques entre la Chine et l'Italie pendant la période de l’intégration de l’Italie au projet des Routes de la Soie et évoque les nouvelles perspectives du commerce Chine-Italie après le retrait, et à la lumière du nouveau contexte géopolitique globale.
Entre 2019 et 2023, les exportations chinoises vers l'Italie ont augmenté de 50 % et les exportations italiennes vers la Chine ont augmenté de 48 %[1] (graphique 1). Le taux de croissance dans les deux directions est nettement supérieur au commerce de la Chine avec l'UE, ainsi qu'avec la France et l'Allemagne (graphique 2). Dans le même temps, en raison de la nature de la relation commerciale asymétrique entre la Chine et l'Italie, le taux de croissance élevé a également creusé le déficit commercial à un rythme accéléré, en particulier au cours des trois dernières années.
Graphique 1 - Source des données : Eurostat.
Graphique 2 - Source des données : Eurostat.
Toutefois, les exportations italiennes vers la Chine en 2023 ont été moins stimulées par une expansion progressive des relations économiques entre la Chine et l'Italie en tant que tel que par une demande chinoise spécifique en lien avec la fin de la politique "Zéro Covid" à la fin de 2022.
Tout d'abord, l'augmentation soudaine des infections en Chine au cours des premiers mois qui ont suivi la réouverture a entraîné une croissance spectaculaire des exportations italiennes de produits pharmaceutiques vers la Chine au cours du premier trimestre 2023. Si l'on exclut cette catégorie, la croissance annuelle des exportations italiennes vers la Chine est devenue négative (-1%)[2].
Ensuite, les produits que l'Italie exporte correspondent bien à la demande chinoise qui a suivi la réouverture du pays. Au fil des ans, la part des biens de consommation et des produits alimentaires italiens dans les exportations vers la Chine a augmenté (environ +40 %[3]), tandis que les exportations industrielles chinoises vers l'Italie se sont développées parallèlement à la diminution de la part des produits de consommation. Ainsi, le rebond du marché chinois du luxe a contribué à la croissance à deux chiffres des expéditions italiennes de maroquinerie et d'habillement vers la Chine. De même, la reprise des activités sociales en Chine a également entraîné une croissance modérée de la demande de certains types de produits alimentaires italiens. Cela étant, le marché chinois ne représente qu'environ 2 % des exportations italiennes totales de ce secteur en dehors du marché unique européen. De même, la France, qui est en tête des exportations européennes de produits de consommation haut de gamme, de produits gastronomiques et de boissons vers la Chine, a également vu ses exportations vers ce pays augmenter dans ces secteurs.
En revanche, alors que l’on observait une diminution de la part des produits industriels (y compris le secteur automobile) dans les exportations italiennes vers la Chine, le choix politique chinois de rechercher une plus grande autonomie et la contraction des activités manufacturières n'ont fait qu'accentuer la tendance. Ce phénomène s'observe également dans les exportations allemandes vers la Chine, qui sont dominées par les produits industriels.
L'initiative des Routes de la Soie a souvent été associée à de gigantesques projets d'investissement chinois, en particulier dans le domaine des infrastructures. Le port de Trieste et le port de Gênes, qui ont été désignés dans le protocole d'accord de 2019 comme les portes d'entrée des flux vers la Chine, enregistrent des résultats disparates. Dans le cas de Trieste, après une progression en 2019, le trafic lié à la Chine a depuis diminué. Dans le cas de Gênes, après un volume record en 2021 et 2022, le volume en 2023 est maintenant au niveau de 2018 (graphique 3). Certes, un protocole d'accord n'est pas un accord contraignant, mais les recherches suggèrent que des facteurs administratifs et politiques complexes entrent également en ligne de compte pour expliquer l'engagement manifestement limité de la Chine dans ces deux ports[4].
Graphique 3 - Source des données : Eurostat.
Au-delà des infrastructures, les investissements chinois en Italie sont à la traîne par rapport aux économies de l'Europe de l'Ouest et du Nord, à la fois en termes de nombre de projets et de valeur des investissements (graphique 4). Il n'y a eu que trois grands projets d'investissement chinois (pour une valeur de transaction supérieure à 100 millions USD) en Italie entre 2019 et 2023, selon l’outil de suivi des investissements chinois de l'American Enterprise Institute. Depuis 2019, la Chine a bel et bien investi davantage dans des grands projets situés dans des pays participant à l’initiative des Routes de la Soie. Mais la plupart des projets concerne le secteur de l'énergie ou se concentre dans des pays plus alignés politiquement, comme la Hongrie. L'Italie ne correspond à aucune de ces catégories
Il convient toutefois de souligner que l'Italie a attiré les principaux constructeurs automobiles chinois, GAC et Geely, qui ont installé leurs centres de conception européens en Italie (Milan) en vue d'une localisation plus poussée. De même, Cosco Shipping a annoncé l'acquisition du fournisseur de services logistiques italien Trasgo en 2024. L’objectif affiché est de mettre en œuvre une stratégie de supply chain digitale et d'améliorer les capacités logistiques globales du groupe en Europe.
Graphique 4 - Source des données : American Enterprise Institute. Seuil de 100 millions USD.
Il est encore trop tôt pour évaluer l'impact du retrait italien des Routes de la Soie, mais la transition semble plutôt se faire en douceur. Giorgia Meloni devrait se rendre à Pékin cette année afin de consolider les relations bilatérales. Nous examinons ci-dessous l’évolution potentielles des échanges commerciaux entre la Chine et l'Italie, à la lumière des bouleversements géopolitiques.
Alors que la part des produits industriels a augmenté au fil des ans dans les exportations chinoises totales vers l'Italie, les produits de consommation traditionnels pourraient connaître une meilleure performance en 2024. La reprise de demande européenne pour les produits asiatiques, peut-être stimulée par la reconstitution des stocks dans le commerce de détail, pourrait contribuer à un essor des exportations chinoises de produits de consommation vers le marché italien. Les nouvelles commandes à l'exportation chinoises ont repris le chemin de la croissance après 9 mois de contraction.
Le développement rapide des plateformes chinoises de commerce électronique transfrontalier B2C, telles que Shein et Temu, pourrait stimuler les exportations chinoises de produits de consommation. En 2023, les exportations chinoises de commerce électronique transfrontalier ont augmenté de 20 % (en RMB), soit bien plus que le taux de croissance total des exportations (0,6 % en RMB). L'expansion rapide de ces plateformes pourrait stimuler les exportations chinoises de produits de consommation. Plus précisément, en ce qui concerne le marché italien, l'enquête Cross-Border Shopper Survey de l'International Post Corporation révèle que 43 % des personnes interrogées en Italie ont effectué leurs derniers achats en ligne en Chine en 2023. Temu a établi un partenariat avec Posta Italia pour faciliter davantage le service et Shein a établi des centres de distribution en Italie dans le cadre de sa stratégie de nearshoring.
Par ailleurs, les moteurs actuels des exportations chinoises, à savoir les véhicules électriques (VE) et les panneaux solaires, devraient continuer à se développer sur les marchés européens, y compris l'Italie. En 2023, malgré une baisse de 18 % des exportations chinoises vers l'Italie, ces deux secteurs ont connu une croissance respective de 69 % et 28 %. La faible pénétration des VE en Italie, par rapport à d'autres grands pays européens, révèle également un grand potentiel de marché. L’enveloppe d’incitations financières prévues par l'Italie pour stimuler le marché des VE pourrait notamment favoriser la demande dans la seconde moitié de l’année 2024. Toutefois, les aides devraient privilégier les véhicules fabriqués en Italie, et l’on attend donc encore des précisions sur les contours exacts du dispositif pour pouvoir évaluer son impact potentiel sur les exportations de VE chinois vers l'Italie.
Certes, et les plateformes chinoises de commerce électronique et les produits de technologie verte chinois sont confrontés à des incertitudes réglementaires croissantes. Toutefois, il est peu probable que les politiques envisagées aient un impact immédiat sur les exportations chinoises dans ces domaines. La plupart d'entre elles en sont encore à l’étape d’élaboration, et celles qui ont été adoptées ne seront effectives que dans quelques années. Dans l'intervalle, les exportations chinoises pourraient chercher à s'accélérer avant qu'une éventuelle réglementation ne se transforme en barrières commerciales.
De même, au niveau national, bien que les incitations italiennes dans le secteur solaire soient destinées à soutenir la production locale, les analystes estiment qu’elles ne peuvent avoir qu’un impact limité sur les fournisseurs chinois, en raison de la rareté des fournisseurs qualifiés et du montant modeste de ces aides. De ce point de vue, l'approche du gouvernement italien en matière de subventions pour les technologies propres peut laisser entrevoir le souci de maintenir un équilibre délicat entre le soutien à l'industrie nationale et la volonté de ne pas trop provoquer la Chine, en particulier après son retrait de l'initiative des Routes de la Soie.
Il est peu probable que l'envolée des exportations enregistrée en 2023 se reproduise en 2024, puisqu’elle est intervenue dans le contexte particulier de la fin du Zéro Covid en Chine. Toutefois, l'industrie italienne des produits de consommation et des aliments et boissons pourrait continuer à bénéficier d'un marché du luxe stable et d'une forte consommation de services en Chine.
La persistance d’une consommation chinoise de services dynamique (10 % de progression au premier trimestre 2024) pourrait se traduire par une croissance des importations de produits alimentaires et de boissons en provenance d’Italie. Toutefois, la croissance des exportations de produits alimentaires et de boissons italiens sera principalement tirée par la demande venant de l'autre côté de l'Atlantique, étant donné que ce secteur ne représente que 2 à 3 % des exportations italiennes vers la Chine.
Selon une étude récente du cabinet Bain & Company, le marché chinois du luxe devrait continuer à croître en 2024, ce qui pourrait constituer une bonne nouvelle pour la production italienne de cuir et de textile. La reprise progressive des voyages internationaux des Chinois devrait par ailleurs contribuer à la demande d'exportations de produits de luxe italiens vers d'autres marchés asiatiques, en particulier le Japon. En effet, les achats à l’étranger représentent une part importante des achats de produits de luxe des Chinois, à l'exception des trois années de pandémie. LVHM a ainsi fait état d'une forte croissance au Japon et en Europe au premier trimestre 2024, évoquant la reprise des dépenses des touristes chinois.
Parallèlement, on peut s’interroger sur les réactions de la Chine aux réglementations et aux enquêtes de l'UE sur les produits chinois, ainsi que sur l'impact que cela aura sur les exportations italiennes. Souvent, les produits visés sont des produits relativement faciles à remplacer ou peu significatifs pour la Chine, mais plutôt symboliques ou économiquement importants pour le pays concerné par la riposte.
L'exemple le plus récent est l'enquête antidumping menée par la Chine à l'encontre du brandy européen. Celle-ci vise en particulier la France, car la quasi-totalité du brandy que la Chine importe de l'UE provient de ce pays, qui est également le principal défenseur de l'enquête anti-subventions sur les véhicules électriques chinois. Ces dernières années, le marché chinois est devenu de plus en plus important pour le brandy français, représentant désormais un quart des exportations totales de ce produit en dehors de l'UE[5]. Comme indiqué précédemment, l'Italie a jusqu'à présent adopté une approche relativement équilibrée. Toutefois, l'approche atlantiste forte de la politique étrangère de Meloni pourrait créer quelques incertitudes, en particulier si Donald Trump est élu lors de la prochaine élection présidentielle américaine.
Notons que le marché chinois du luxe est relativement résilient face aux bouleversements géopolitiques. Ainsi, bien qu'elle ait été prise entre deux feux lors des tensions géopolitiques de 2019, la vente de produits de luxe en Chine a continué de croître cette année-là.
Enfin, tout en cherchant à maintenir un partenariat stratégique avec la Chine en dehors du cadre des Routes de la Soie, l'Italie, sous l'actuel gouvernement Meloni, a activement étendu sa présence dans la région indo-pacifique, à l'instar d'autres grands pays européens. Le pays aspire notamment à favoriser des relations étatiques plus étroites avec le Japon et l'Inde, tant sur le plan économique que politique. Mais il faudra bien sûr du temps avant que ces velléités de coopération au niveau étatique se traduisent concrètement dans les échanges commerciaux.
[1] Sauf indication contraire, les données proviennent d'Eurostat.
[2] Ici, nous avons exclu les exportations italiennes annuelles sous le code SH 30.
[3] Les 40 % sont basés sur les données de 2022, et non de 2023, car dans le système de catégorisation BEC 4, les médicaments sont inclus dans les produits de consommation, ce qui augmente considérablement la part des produits de consommation dans les exportations italiennes vers la Chine.
[4] Ghiretti, Francesca. L'initiative "la Ceinture et la Route" en Italie : les ports de Gênes et de Trieste. Documents de l'IAI 21.17 (2021) : 1-20.
[5] Basé sur les données du code HS 220820 (source de données : Eurostat).