Market Insights

Le fret ferroviaire Asie-Europe attire les investissements européens

Rédigé par Ganyi Zhang | 25 février 2022

La croissance continue et à deux chiffres du fret ferroviaire avec l'Asie incite l'Europe à investir dans les infrastructures. Cet article passe en revue les principaux projets émergents et leur potentiel.

En franchissant le seuil des 50 000 trajets effectués depuis le lancement des services en 2011, le fret ferroviaire entre la Chine et l'Europe a franchi une nouvelle étape importante en janvier 2022.Cependant, le décalage entre la croissance exponentielle et le développement lent et asymétrique des infrastructures freine la croissance à long terme (graphique 1). La congestion du hub polonais de Małaszewicze, favorisée par les perturbations actuelles de la supply chain, a engendré une demande accrue pour des options alternatives. Une opportunité que les pays européens tentent aujourd’hui de saisir.

Graphique 1 - Source des données : Indice de performance logistique de la Banque mondiale

Globalement, les investissements dans les infrastructures de fret ferroviaire peuvent être scindés en deux catégories : ceux qui vont financer des routes alternatives et ceux qui vont permettre l'augmentation des capacités aux principaux points de passage frontaliers actuels (tableau 1).  

Tableau - Sélection de projets d'investissement dans les infrastructures - Source : Upply 

Nouvelles routes

Les nouvelles routes via l'Ukraine et la Turquie ont particulièrement suscité l'intérêt d'investisseurs européens et asiatiques. L’opérateur ferroviaire autrichien ÖBB s’implique activement dans les deux options.

  • Ukraine : une nouvelle option

La position géographique de l'Ukraine incite ses voisins de l'Union européenne à investir dans des infrastructures, afin que les flux asiatiques puissent entrer dans l'UE via des points de passages frontaliers entre l’Europe et l’Ukraine. Cependant, le conflit avec la Russie va probablement affecter pour longtemps le développement de nombreux projets prometteurs.

L'accord entre la Chine et l'Ukraine signé en juillet 2021 pour moderniser les infrastructures de transport, ainsi que la nouvelle route de fret ferroviaire entre Xi'an et Kiev, stimulent encore davantage l'intérêt du marché pour le développement de la route Asie-Europe via l'Ukraine.

La région de Záhony, située à la frontière entre la Hongrie et l'Ukraine, est au cœur de l'ambition de la Hongrie, qui veut s’affirmer comme une plaque tournante des transports entre l'Asie et l'Europe. La croissance des flux via cette région était perceptible en 2021. L’an dernier, une centaine de trains de fret ferroviaire en provenance de Chine sont entrés dans l'UE via Záhony, contre 34 seulement en 2020. Plus précisément, la Hongrie souhaite développer les connexions multimodales entre la Chine et l'Europe du Sud et les Balkans via la Russie et la Hongrie en s’appuyant sur la récente joint-venture créée entre Russian Railways Holding, CER Cargo Holding (Hongrie) et Rail Cargo Group (Autriche).

Le terminal East-West Gate (EWG) à Fényeslitke, qui devrait ouvrir au deuxième trimestre 2022, constitue un projet d'infrastructure clé dans cette région. D’une capacité de traitement d'un million d'EVP par an, l’EWG sera le plus grand terminal intermodal doté d'installations 5G en Europe.

Les investisseurs s'intéressent également au point de passage frontalier entre la Pologne et l'Ukraine. L’entreprise ferroviaire polonaise PKP prévoit d'agrandir ses terminaux à Medyka pour faire de cette région le deuxième Małaszewicze. De l'autre côté de Medyka se trouve le terminal Mostyska en Ukraine, dont l'ouverture est prévue en avril 2022. En proposant des écartements larges et standard, le terminal Mostyska peut se révéler attractif pour le fret ferroviaire entre l'Asie et l'Europe. Mais bien sûr, avec le conflit avec la Russie qui a éclaté le 24 février, l'incertitude est désormais totale sur ce projet, comme sur tous les projets de fret ferroviaire impliquant le territoire ukrainien.

  • Turquie : la plaque tournante du corridor médian

La Turquie ne fait pas mystère de sa volonté de se positionner comme un hub logistique entre l'Asie et l'Europe. Plus précisément, le pays a pour objectif de capter 30% des flux qui passent aujourd’hui par le corridor Nord via la Russie et Nord pour les basculer vers le corridor Europe-Caucase-Asie (corridor médian). Cette route a attiré à la fois des investisseurs européens et asiatiques. Par exemple, depuis juin 2021, ÖBB s'est associé à Eurasia Pacific pour offrir une solution multimodale via le corridor médian où Köseköy relie l'Asie et l'Europe.

Partie intégrante du corridor médian, le projet ferroviaire Ispartakule-Cerkezkoy, d'un montant de 300 millions d'euros, a été approuvé en septembre 2021. Financée conjointement par la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, cette liaison de fret ferroviaire permettra au réseau turc d’être connecté au réseau de transport transeuropéen via la Bulgarie, ce qui renforcera son attractivité pour les flux asiatiques.

Outre les investissements internationaux, le ministère turc des Transports prévoit également d’augmenter la part de ses investissements dans le secteur ferroviaire jusqu’à 60%. La Turquie espère, grâce à des financements intensifs, faire circuler 1500 trains complets par an à partir du corridor médian et de la route Bakou-Tbilissi-Kars et réduire le temps d'expédition de la Chine vers la Turquie de 12 jours actuellement à 10 jours.

Amélioration des infrastructures sur les routes principales

Parallèlement au développement d'itinéraires alternatifs, des efforts sont déployés pour moderniser les principaux postes frontières afin de maintenir la compétitivité.

En 2021, Małaszewicze a subi une perte importante (graphique 2). Sa part de marché dans le fret ferroviaire Chine-Europe a diminué, passant de 90 % en 2020 à 77 % en 2021[1]. L'extension des capacités devient donc essentielle pour maintenir son statut de premier poste frontière. Un projet phare est attendu : la construction d’un parc logistique menée par Cargotor, filiale de PKP. Ce parc s'étendra sur 30 km2. L’étude de faisabilité prévoit également une amélioration des routes locales incluant des passages au-dessus des voies ferrées à Kobylany et Zaborze. Toutefois, ce projet ne devrait pas être terminé avant 2027/2028.

 

Graphique 2 - Source des données : Statistiques ERAI 1520[2]

Les pertes de part de marché de Małaszewicze en 2021 se sont faites au profit de Kaliningrad, notamment pour les expéditions entre la Chine et l'Allemagne. L’an dernier, 58% du fret ferroviaire Chine-Allemagne en direction de l'ouest est passé par Kaliningrad, qui est ainsi devenu le principal point de passage frontalier pour ces flux en doublant Małaszewicze (graphique 3). Cependant, la forte augmentation des expéditions a également provoqué des retards sur cet itinéraire. Pour accroître la capacité, un nouveau centre logistique, "East-West", a été ouvert en octobre 2021, dans le but de porter à 450 000 EVP par an la capacité de la gare de Chernyakhovsk, à Kaliningrad.

Graphique 3 - Source des données : Statistiques ERAI 1520

La naissance d'un autre Kaliningrad ?

Il ne fait aucun doute que ces projets offriront de multiples options pour le fret ferroviaire Chine-Europe et de façon plus générale pour la connexion multimodale entre l'Asie du Sud-Est et l'Europe via la Chine. Poussons toutefois notre analyse un peu plus loin. Le succès de Kaliningrad est-il reproductible ? Certes, toutes ces infrastructures ciblent les flux asiatiques, et plus précisément chinois. Mais sont-elles suffisamment attractives pour le commerce Chine-Europe ? La réponse est… oui et non.

Actuellement, l'Allemagne et la Pologne représentent environ 85 à 90 % du fret ferroviaire Chine-Europe. Si l’engorgement aux principaux postes frontières peut détourner le fret vers d'autres itinéraires, la capacité du secteur du fret ferroviaire à cultiver de nouveaux marchés pourrait être encore plus cruciale pour les perspectives à long terme de ces projets. Cela dépendra de deux facteurs : la demande commerciale et la demande de transfert modal vers le fret ferroviaire.

Le succès de Kaliningrad répond à ces deux conditions. Premièrement, il est intervenu à un moment précis, c’est-à-dire en pleine perturbation des chaînes logistiques, alors que les solutions alternatives pleinement opérationnelles étaient rares. Il y avait donc un besoin urgent de recourir à d’autres modes de transport. Deuxièmement, ce site constitue en lui-même une solution efficace pour le commerce entre la Chine et l'Allemagne, qui représentait 45% du fret ferroviaire entre la Chine et l'Europe en 2021 (graphique 4), ce qui témoigne d’une activité commerciale dynamique.

Graphique 4 - Source des données : ERAI 1520

Ces conditions peuvent-elles être réunies pour les nouveaux projets en cours de réflexion ou de réalisation ? L'objectif fixé par l'UE de doubler le trafic de fret ferroviaire d'ici 2050, dans le cadre de l'actuelle stratégie de mobilité durable et intelligente, constitue probablement un élément favorable concernant la demande de transfert modal. Analysons brièvement les cas de la Hongrie et de la Turquie sur la base de ce cadre.

  • Hongrie/Ukraine

Dans le cas de la Hongrie, la nouvelle co-entreprise formée par les secteurs ferroviaires hongrois, autrichien et russe a clairement exprimé son intérêt à développer le fret ferroviaire pour relier l'Europe du Sud et les Balkans à la Chine. Actuellement, la part de cette région dans le fret ferroviaire Chine-Europe reste marginale. Cependant, le taux de croissance légèrement supérieur du commerce entre la Chine et cette région, comparé à celui entre la Chine et l'UE en général depuis 2018, met en lumière le potentiel de trafic.

Un facteur en particulier est susceptible de générer une demande croissante de fret ferroviaire : l'Europe de l'Est et l'Espagne constituent sont au coeur de la stratégie de développement du commerce électronique transfrontalier de la Chine en Europe. Or ce secteur cherche à s'intégrer de plus en plus au fret ferroviaire.

Toutefois, la route reliant l'Asie à l'Europe du Sud et aux Balkans devra peut-être faire face à la concurrence d'un autre projet de transport multimodal lancé par la Chine, le China-Europe Land-Sea Express (fret maritime vers la Grèce puis fret ferroviaire vers l'Europe), exploité par Cosco. En 2021, cette ligne a transporté 153 000 EVP, avec une croissance annuelle de 25,2 %.

Graphique 5 - Source des données : Eurostat

  • La Turquie et le corridor médian

L'attractivité de la Turquie en tant qu'option de nearshoring pour le marché européen peut générer une demande croissante, à la fois en Europe et en Asie. En tant que destination particulièrement prisée pour la relocalisation de l’industrie textile, notamment, la Turquie pourrait également attirer les flux chinois puisque la Chine reste le plus grand fournisseur mondial de biens intermédiaires dans ce secteur. En 2020, la Chine représentait environ 18% des importations totales de biens textiles intermédiaires de la Turquie[3]. En outre, les investissements chinois du secteur de la téléphonie mobile, qui ont récemment afflué en Turquie, pourraient également générer une nouvelle demande logistique pour les biens intermédiaires de machines entre la Chine et la Turquie. 

Cependant, le potentiel de la Turquie en tant que hub logistique pour le fret ferroviaire Asie-Europe est également influencé par la politique de la Chine en matière de transports. Le fret ferroviaire Chine-Europe est, depuis le premier jour, un projet à dimension largement politique. Les instructions du gouvernement central chinois sont déterminantes dans les décisions des autorités locales en matière de développement de nouvelles routes. En effet, la route Chine-Asie centrale-Asie occidentale figure parmi les projets phares du réseau national global de transport chinois publié en 2021. Toutefois, il est possible que la Chine ait davantage intérêt à utiliser la Turquie pour se connecter à la région plus large de l'Asie occidentale plutôt que comme point de connexion pour atteindre l'Europe.  

Parallèlement, deux facteurs détermineront le potentiel à long terme de ces options.

  • Intérêt à long terme et perturbation à court terme

De toute évidence, une infrastructure efficace est essentielle pour garantir la croissance à long terme. Toutefois, les perturbations à court terme dues à la construction altèrent parfois les services et les avantages à long terme. Des encombrements aux postes frontières causés par des projets d'expansion ont été signalés de temps à autre.

Outre le passage des frontières, le développement asymétrique des infrastructures dans les pays situés sur l'itinéraire est un autre problème important. Si l'on prend l'exemple de l'Ukraine, ses infrastructures accusent un retard considérable par rapport à celles des pays voisins (tableau 1). Le ministère ukrainien des Infrastructures estime que 97% du matériel roulant doit être modernisé ou remplacé. Bien que les pays européens et la Chine investissent dans l'infrastructure nationale de fret ferroviaire en Ukraine, une modernisation majeure ne peut se faire du jour au lendemain.

  • Influence politique

Enfin, il ne faut pas négliger les facteurs politiques profondément ancrés dans les zones où se déroulent les projets d'infrastructure susmentionnés. Cette région souffre d'instabilité politique et d'une faible efficacité de la gouvernance (graphiques 6 et 7). Le coût des formalités administratives, dû à cette gouvernance moins efficace, affectera les opérations sur ces routes.

Graphique 6 - Source des données : The WorldWide Governance Indicators, Banque mondiale[4][5]

Graphique 7 - Source des données : The WorldWide Governance Indicators, Banque mondiale[6]

De façon plus critique encore, la complexité des scénarios politiques réduit la capacité à prévoir l'utilisation de ces routes. L'exploitation du fret ferroviaire peut être sacrifiée, ou devenir un instrument dans les conflits politiques. Par exemple, la fermeture du terminal de Małaszewicze a été envisagée lors de la crise frontalière entre la Pologne et la Biélorussie en novembre 2021. Autre illustration : entre novembre 2021 et février 2022, l’Ukraine a interdit le transit des trains de marchandises à destination et en provenance de la Pologne, ce qui soulève inévitablement la question de la fiabilité du passage de la frontière via l'Ukraine. 

Enfin, l’option alternative d'un passage frontalier via l'Ukraine est largement éclipsée par la crise actuelle entre l'Ukraine et la Russie. L'escalade des tensions a conduit certains opérateurs à détourner temporairement les expéditions ou à suspendre les opérations de fret ferroviaire Chine-Europe via l'Ukraine. Ces préoccupations politico-stratégiques peuvent également réduire les intérêts de la Chine à développer les routes via l'Ukraine, en tout cas dans l’immédiat. L’aggravation du conflit avec le déclenchement d’opérations militaires le 24 février 2022 éloigne encore un peu plus toute perspective prometteuse.

[1] Si ce n'est pas spécifié, toutes les données sur les volumes de transport dans le document sont exprimées en EVP et sont basées sur les statistiques ERAI 1520.

[2] Le volume de fret de Brest comprend Brest-centre et Brest-Severny, et le volume de fret de Kaliningrad comprend Kaliningrad-Sortirovochniy, Mamonovo et Baltiysk de la base de données.

[3] Ce chiffre est calculé à partir de la base de données de l'OCDE.

[4] Les deux classements sont des rangs de percentile parmi tous les pays (de 0 (le plus bas) à 100 (le plus élevé)).

[5] Cet indice mesure la perception de la probabilité d'instabilité politique et/ou de violence à motivation politique, y compris le terrorisme.

[6] L'indice d'efficacité du gouvernement reflète la perception de la qualité des services publics, de la qualité de la fonction publique et de son degré d'indépendance vis-à-vis des pressions politiques, de la qualité de la formulation et de la mise en œuvre des politiques, et de la crédibilité de l'engagement du gouvernement envers ces politiques.