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Les enjeux de la taxation du transport routier

Rédigé par William Béguerie | 27 avril 2021

La taxation du transport routier en Europe est un sujet aussi essentiel que sensible. Chaque évolution exige de bien cerner les objectifs poursuivis, sans perdre de vue la dimension émotionnelle du sujet.

L’inventaire des taxes, droits ou autres redevances perçus sur le transport routier de marchandises dans les pays européens permet de constater une certaine convergence des principaux types de prélèvements. Mais ce cadre commun n’empêche pas l’existence de disparités significatives d’un pays à l’autre.

La taxation, pour quoi faire ?

En 1999, l’Union européenne a légiféré pour la première fois sur la tarification des poids lourds pour l’usage de certaines infrastructures, dans l’objectif "d’harmoniser les conditions dans lesquelles les autorités nationales peuvent imposer des taxes, des péages et des droits d’usage aux marchandises transportées par route".

Le texte a été révisé à plusieurs reprises. La directive européenne 2011/76/UE a ainsi fixé un nouveau cadre pour la taxation des poids lourds dans l’Union européenne. Ces règles communes régissent l’application des péages et des droits d’usage (encore appelés vignettes) aux poids lourds de plus de 3,5 tonnes empruntant certaines infrastructures. Elles précisent que les coûts de construction et d’exploitation des infrastructures pourront être financés grâce aux taxes perçues auprès des usagers de la route. La directive "Eurovignette" autorise, mais n’impose pas, la perception de redevances quant aux coûts des externalités négatives des transports, telles que la pollution, la congestion ou le bruit. Une nouvelle révision est en cours d’élaboration. Elle vise notamment à intégrer au dispositif la question des émissions de CO2.

La taxation, selon la directive, est donc une source de financement des infrastructures d’une part et un levier de modification des comportements d’autre part. Certains pays se sont montrés précurseurs. L’exemple le plus frappant est incontestablement l’Allemagne, qui a instauré dès 2005 un système de péage électronique, la LKW-Maut, qui permet de dégager des ressources pour financer les infrastructures de transport tout en différenciant selon les types de véhicules puisque le coût au kilomètre est fonction du niveau de motorisation et du nombre d’essieux des véhicules.

Du souvenir brûlant de l’écotaxe...

La France a voulu suivre la même voie. En 2007, dans le cadre du Grenelle de l’Environnement lancé par le président Nicolas Sarkozy, le principe de la création d’une "éco-redevance kilométrique pour les poids lourds sur le réseau routier non concédé" est acté. L’écotaxe devait entrer en vigueur en 2011, mais elle n’a cessé d’être repoussée, sur fond de complexité technique et d’opposition farouche des transporteurs. Arrivée au pouvoir en 2012, la gauche reprend le flambeau. Au printemps 2013, tout est prêt pour que le dispositif, avec un parc de 200 portiques à caméras, démarre le 1er janvier 2014. En taxant 800 000 poids lourds sur le réseau non payant, l'État espère engranger environ 890 millions d’euros de recettes nettes par an, dont 684 M€ doivent être dévolus en financement des infrastructures de transport... Mais à l’automne, la contestation des "Bonnets Rouges" (les manifestants arborent le bonnet du Commandant Cousteau), partie de Bretagne, va se propager à toute la France. Le gouvernement recule et "suspend" l’écotaxe, avant que celle-ci ne soit définitivement supprimée par l’Assemblée nationale en 2016.

Dans un rapport, la Cour des comptes évoque un "échec de politique publique" et estime le manque à gagner à plus d'un milliard d'euros par an, auquel s’ajoute 1,3 milliard de pertes liées à la résiliation du contrat avec Ecomouv, la société qui avait été désignée pour collecter la taxe.

...au retour timide de la "contribution spécifique"

En 2021, le sujet de la taxation du transport routier refait surface en France avec le projet de loi Climat et Résilience, laissant une impression de "déjà vu" tellement les points de ressemblance sont nombreux : l’idée refait en effet surface dans un contexte de crise similaire et même plus violent. En 2021, comme en 2012, le pays est confronté à des perspectives de dépôts de bilan et de plans sociaux douloureux, avec à la clef une probable "coagulation de sensibilités" entre les patrons et leurs salariés…

L’approche est cependant plus prudente. Soucieux de briser l’injonction parisienne et jacobine régulièrement reprochée aux mesures précédentes, le gouvernement a choisi de décentraliser en laissant aux régions le choix de décider d’appliquer ou non une "contribution spécifique" sur la circulation des véhicules de transport routier de marchandises.

Le texte poursuit actuellement son parcours législatif, mais les organisations professionnelles du transport routier ont d’ores et déjà fait connaître leur vigoureuse opposition. L’écotaxe n’est pas le seul sujet qui fâche. Les exonérations de TICPE sont également dans le viseur. Dans un communiqué conjoint publié le 12 avril, les fédérations professionnelles dénoncent "des mesures qui vont peser lourd sur les finances des entreprises françaises du transport et de la logistique, sur l’emploi et sur le portefeuille des citoyens" et alertent sur "une hausse sans précédent des prix du transport pour les industriels et producteurs, qui sera répercutée sur les consommateurs".

Difficile de savoir à ce stade si ce pronostic se vérifiera. L’histoire montre que l’évolution des prix de transport est avant tout fonction de l’équilibre en l’offre et la demande. Mais le débat en cours a le mérite de rappeler aussi que contrairement aux idées reçues, le transport routier est d’ores et déjà mis à contribution. "Taxe à l’essieu, taxe sur les carburants, sur les entrepôts, taxes sur les parkings et les péages, les poids lourds s’acquittent déjà de près de 7 milliards d’euros par an", évalue la FNTR.

Différents types de taxation

Nous pouvons distinguer les taxes et les redevances perçues en quatre catégories distinctes qui permettent in fine de comparer leur répercussion sur un voyage type à l’intérieur d’un pays ou d’un territoire. Cette répartition est explicitée dans l’étude Taxes et redevances dans le transport routier de marchandises du Forum International des Transports de l’OCDE.

1.Taxe au titre de la possession d’un poids lourd

Les taxes sur les poids lourds sont imposées sur la base de la propriété du véhicule dans le pays d’immatriculation. Le prélèvement est donc appliqué en fonction de la nationalité ou de la territorialité du transporteur et en fonction de la politique fiscale du pays. En Espagne, cette taxe est fixée par la région. En Allemagne, les véhicules plus propres bénéficient d’allègements fiscaux.

2. Taxe sur le carburant

La taxation des carburants reste la plus importante des taxes et redevances dont s’acquittent les transporteurs routiers. Les droits d’accise sur le carburant sont faussement perçus comme directement liés à l’usage. En réalité, le prélèvement a un caractère faiblement territorial car les transporteurs peuvent choisir de faire le plein dans un pays et rouler dans un autre. Il n’y a donc pas de corrélation entre les routes empruntées et les recettes fiscales des carburants dans un pays donné. La directive 2003/96/CE fixe une taxe minimum de 0.33 EUR/litre sur le gazole mais ne définit pas de niveau maximum.

Une autre limite de ce type de taxation est en train d’émerger. La baisse à long terme de l'utilisation des combustibles fossiles porte en elle la menace de pertes massives de recettes fiscales pour les gouvernements. Une simulation pour la Slovénie, citée dans un rapport de l’ITF, indique que le pays doit absolument passer des taxes sur les carburants à des taxes sur les distances parcourues s’il veut pouvoir maintenir ses revenus fiscaux à leurs niveaux actuels à l’horizon 2050. La réduction de la dépendance à des énergies fossiles et carbonées doit donc être accompagnée d’une refonte totale des systèmes de captation fiscale de la valeur ajoutée.

3. Redevances forfaitaires (base durée)

Il s’agit de taxes forfaitaires liées à un territoire particulier et non au niveau d’utilisation. Ce type de prélèvement perd progressivement du terrain : par exemple, l’Eurovignette n’est plus aujourd’hui en vigueur que dans 4 pays : la Suède, le Danemark, les Pays-Bas et le Luxembourg. La vignette acquittée dans l’un de ces pays permet de circuler sur le réseau routier des trois autres (sauf sur quelques ponts ou tunnel à péage). Cependant, on ne peut plus affirmer que ces redevances vont disparaître. La France projette un système identique régionalisé, et des villes telles que Milan ou Stockholm ont appliqué des redevances analogues pour faire baisser le trafic des camions de livraison urbaine polluants.

4. Péages et redevances kilométriques (base distance)

Cette fois, la taxation est très fortement corrélée à l’usage. Pratiqué de longue date sur les autoroutes françaises et italiennes, ce système s’est largement généralisé en Europe ; des péages autoroutiers à barrières, on est passé en 2001 à l’ère électronique en Suisse et le système de télépéage par satellite a été adopté par l’Allemagne en 2005 puis par l’Autriche, la République tchèque et la Slovaquie. Les redevances sont liées à la distance parcourue et différenciées par catégories de poids lourds et même en fonction de l’heure (le prix est par exemple plus élevé la nuit en Autriche).

L’enjeu du dernier kilomètre

Depuis des décennies, les pays européens mènent des recherches, débattent et sont en désaccord sur l’idée de généraliser la tarification routière à tous les véhicules, en faisant payer le prix de l’usure des infrastructures et des externalités. La résistance opposée par des groupes d’intérêts ou des responsables politiques a empêché leur inscription dans la législation ou leur mise en œuvre.

Mais la lutte contre le réchauffement climatique resserre progressivement l’étau. Il existe dans plusieurs pays des péages de congestion locaux ou d’accès à certains ouvrages (ponts ou tunnels). Par ailleurs, plusieurs pays ont mis en place des zones à émissions réduites et des zones où la circulation de poids lourds dits polluants est interdite. Ainsi, les villes de Londres, Berlin ou Göteborg ont été pionnières et la région de Styrie en Autriche couvre une zone de 5 700 km2 où les camions à motorisation inférieure ou égale à la norme Euro 3 sont bannis.

Selon une étude du Forum économique mondial, le développement du e-commerce se traduira par 36% de véhicules de livraison en plus dans les centres-villes d'ici 2030. Sans intervention efficace, les émissions des livraisons du dernier kilomètre en milieu urbain et la congestion du trafic pourront augmenter de plus de 30% dans les 100 premières villes du monde. Indépendamment des externalités négatives (bruit, congestion, pollution), l’économie du e-commerce met sur la table de nouveaux défis. L’augmentation massive des volumes s’accompagne d’une plus grande complexité des livraisons (gestion des rendez-vous, augmentation des références, diminution du nombre d’articles par commande…).

De nouvelles infrastructures, de nouveaux équipements de transport et de nouveaux outils sont nécessaires pour assurer la fluidité des livraisons, dans un écosystème urbain qui n’a pas été conçu pour ce type de schéma logistique. La problématique du financement de cette nécessaire adaptation, tout comme ses dimensions technologiques et analytiques (en s’appuyant notamment sur le partage des données) doit aujourd’hui figurer parmi les priorités des collectivités si l’on veut éviter la thrombose.

Taxer les professionnels du transport routier et de logistique aidera peut-être à combler des trous budgétaires plus béants que jamais. Mais cela ne remplacera pas la réflexion globale sur un schéma logistique national garant de la compétitivité économique du pays, dont la transition écologique et énergétique fait partie intégrante.