Minée par des recettes unitaires en berne, l’industrie européenne du fret aérien a adopté des positions plutôt conservatrices durant la décennie 2010-2020. Cargolux, la principale compagnie tout cargo européenne, a joué sa survie. Lufthansa Cargo et Air France-KLM ont subi aussi des cures d’austérité drastiques pour réduire les coûts.
La pandémie de Covid-19 a paradoxalement redonné des couleurs à ce secteur sinistré. La forte réduction des vols passagers au moment du déclenchement de la crise a entraîné une chute de l’offre cargo, puisque 60% environ du fret mondial est transporté dans les soutes des avions passagers. La demande, elle, est restée forte, ce qui a mécaniquement fait remonter les prix du fret aérien. On a pu observer un phénomène similaire dans le transport maritime conteneurisé, qui a connu également un redressement spectaculaire des taux de fret après des années de vaches maigres.
Deux ans après, l’offre de fret aérien reste en retrait par rapport à la période pré-Covid. De plus, le 11 avril, l’Agence européenne de la sécurité aérienne a révélé que les dérogations accordées pour transporter du fret dans les cabines passagers des avions ne seront pas renouvelées et prendront donc fin le 31 juillet 2022. Autant dire que les tensions sur les capacités ne sont pas encore résolues.
Cette nouvelle donne suscite des appétits. Pour la première fois depuis longtemps, on assiste en Europe à la naissance de nouvelles compagnies tout cargo généralistes.
Cette dynamique est portée par deux grands noms du transport maritime conteneurisé : CMA CGM et Maersk. L’un et l’autre ont enregistré des bénéfices records ces deux dernières années, profitant également d’une hausse inédite des taux de fret, en particulier sur l’axe Asie-Europe. Cette manne est aujourd’hui mise au service d’une stratégie d’intégration qui a démarré par une diversification dans le secteur de la commission de transport et s’élargit aujourd’hui au transport de fret aérien.
CMA CGM a lancé la compagnie CMA CGM Air Cargo en février 2021. Celle-ci dispose d’une flotte de quatre A330-200F, qui doit être complétée par deux Boeing 777 cargo à compter du printemps 2022. Par ailleurs, une commande de quatre A350F, le nouvel avion tout. cargo d’Airbus dont CMA CGM Air Cargo sera l’une des compagnies de lancement, a été officialisée en novembre 2021.
Pour l’instant, CMA CGM Air Cargo offre des liaisons régulières au départ de l’aéroport de Liège vers Atlanta et Chicago aux États-Unis, et vers Hong Kong en Asie. Mais elle lancera également des vols à partir de l’aéroport de Paris-CDG à compter du mois de juin, a annoncé Édouard Mathieu, directeur du développement d’Aéroports de Paris, lors d’une conférence organisée le 5 avril dans le cadre du salon SITL.
De son côté, le groupe danois Maersk a officialisé le 8 avril la naissance de la compagnie Maersk Air Cargo, qui opèrera depuis le hub de Billund, deuxième aéroport du pays. Les activités de Star Air, une compagnie du groupe qui effectue notamment des vols européens pour le compte d’UPS, ont été transférées à Maersk Air Cargo. Mais les ambitions sont bel et bien internationales. Maersk Air Cargo prévoit de déployer progressivement 5 appareils : deux nouveaux B777F et trois B767-300 cargo en location. Puis trois nouveaux B767-300 cargo seront ajoutés sur l’axe États-Unis/Chine, initialement assuré par un opérateur tiers. Les nouveaux appareils intégreront la flotte à partir du second semestre 2022 et jusqu'en 2024.
Le groupe Maersk ambitionne de transporter un tiers des tonnages de fret aérien qu’il traite via son propre réseau, confirmant sa stratégie d’intégrateur. La compagnie Maersk. Air Cargo devrait être opérationnelle à compter du 2è semestre 2022.
La situation des compagnies mixtes traditionnelles reste délicate. Deux ans après le déclenchement de la pandémie de Covid-19, l’activité de transport de passagers n’a toujours pas renoué avec un fonctionnement totalement normal, ce qui affecte lourdement les comptes d’exploitation. En revanche, la nouvelle donne du côté du fret aérien permet de renouer dans ce domaine avec une stratégie conquérante.
Après des années de tourmente et de repli, voilà une nouvelle qui doit mettre du baume au cœur des équipes d’Air France Cargo. Le groupe Air France-KLM a rendue publique le 12 avril une commande ferme portant sur l'achat de quatre A350 Cargo, en vertu d’un accord avec Airbus qui prévoit également des droits d’acquisition pour quatre appareils supplémentaires du même type. Une première depuis 17 ans ! La dernière commande d’appareils tout cargo pour Air France remontait en effet à 2005. À l’époque, la compagnie française conclut une transaction avec Boeing pour acquérir 5 B777F, destinés à remplacer sa flotte vieillissante de B747F. Mais entre cette commande et la livraison des trois premiers appareils, en 2009, le paysage économique change radicalement sous l’effet de la crise de 2008. Air France ne prend finalement livraison que de 3 appareils et cède les deux autres à FedEx. Parallèlement, avec avoir cumulé 941 M€ de pertes sur 5 ans à l’issue de l’exercice 2015, le groupe Air France-KLM réduit drastiquement la flotte d’avions tout cargo. C’est en particulier le cas pour Air France, dont la flotte tombe à 2 appareils en 2015, la nouvelle stratégie cargo consistant à miser avant tout sur la commercialisation des soutes des avions passagers.
La commande des A350F est donc un symbole fort de renouveau pour la compagnie française dans le secteur du fret aérien.
Lufthansa Cargo n’a pas échappé à de gros efforts de restructuration, comme ses consœurs. Une stratégie payante puisque le groupe conserve sa position de leader du fret aérien en termes de chiffre d’affaires parmi les compagnies mixtes européennes.
Acteur mondial d’envergure avec 15 B777F en propriété, Lufthansa Cargo s’attaque aujourd’hui à un nouveau segment de marché. La compagnie met sur pied un réseau intra-européen et moyen-courrier, en s’appuyant des Airbus A321 convertis en version tout cargo qui offrent une capacité d’emport de 28 tonnes. Le premier A321F a décollé de Francfort le 15 mars pour rejoindre Dublin puis Manchester, chargé de fret express et de general cargo. Un deuxième appareil du même type doit rejoindre la flotte à la fin de l’été. Lufthansa Cargo prévoit d’étendre progressivement les dessertes à Istanbul, Tel Aviv, Malte et Tunis en déployant l'A321F. "L'ajout du réseau moyen-courrier est une étape importante pour ouvrir notre entreprise à des segments commerciaux attractifs tels que le secteur en pleine croissance du e-commerce", a déclaré Dorothea von Boxberg, CEO de Lufthansa Cargo. Les vols sont opérés par la filiale Lufthansa CityLine.
Le développement fulgurant des échanges entre l’Asie et l’Europe a très vite suscité l’intérêt d’opérateurs situés dans des zones géographiques proches et stratégiquement placées pour faire office de hubs. Au début des années 2000, les compagnies européennes classiques ont ainsi vu émerger une concurrence féroce des compagnies du Moyen-Orient. Emirates d’abord puis Qatar Airways se sont hissées dans le Top 5 mondial de l’IATA en termes de tonnes-kilomètres transportées.
Depuis 5 ans, un nouvel acteur connaît une progression fulgurante aux confins de l’Europe : Turkish Cargo. Entre 2016 et 2020, la compagnie turque est passée du 20è au 8è rang mondial au classement de l’IATA. C’est incontestablement un opérateur sur lequel il faudra compter dans les années à venir. La Turquie ambitionne de venir "une super-puissance logistique". Elle a présenté mi-avril un schéma directeur pour le développement du transport et de la logistique à l’horizon 2053 qui prévoit d’importants investissements dans les infrastructures, pour tous les modes de transport. Elle entend ainsi tirer parti de son positionnement géographique privilégié, au cœur d’un triangle commercial Europe-Asie-Afrique à fort potentiel.
Enfin, dans l’écosystème européen, la compagnie russe AirBridge Cargo avait connu un développement significatif ces dernière années, pour se situer aux environs du 15è rang mondial au classement de l’IATA. Elle entretenait des liens étroits avec des marchés importants d’Europe de l’Ouest comme l’Allemagne ou le Bénélux. Mais les sanctions décidées en réponse à l’invasion de l’Ukraine paralysent aujourd’hui les opérations entre la Russie et l’Union européenne.
La pandémie de Covid-19 suscite donc incontestablement une certaine effervescence sur le marché européen du fret aérien. La remontée des taux de fret ouvre des opportunités, favorise l’arrivée de nouveaux entrants et redynamise les acteurs traditionnels. L’accélération du développement du e-commerce joue également en faveur du secteur.
La prudence reste pourtant de mise. Le fret aérien reste une industrie extrêmement cyclique, qui a déjà connu par le passé des retournements de tendance brutaux. Les tendances inflationnistes actuelles, si elles se prolongent ou s’accentuent, pourraient finir par peser sur la consommation. Si un ralentissement intervient au moment où de nouvelles capacités arrivent sur le marché, le choc sera rude pour un secteur encore financièrement fragile.