Avec deux façades maritimes (Atlantique et Méditerranée), plus de 8 000 kilomètres de côtes et l’existence de deux archipels (Baléares et Canaries), l’Espagne occupe une place originale parmi les nations européennes en matière de trafic maritime à courte distance (TMCD). Selon les données d’Eurostat, elle se situe au 3ème rang en Europe, avec 211 Mt transportées en 2020, après l’Italie (287 Mt) et les Pays-Bas (283 Mt). La France arrive en 4ème position avec 160 Mt.
Lors d’une réunion organisée le 24 novembre dernier à Madrid pour célébrer le 20ème anniversaire de SPC-Spain, l’association espagnole de promotion du transport maritime à courte distance, le président de la compagnie maritime Baleària, Adolfo Utor, s’est lancé dans un plaidoyer vibrant sur le potentiel de l’Afrique du nord, "depuis la Mauritanie jusqu’à l’Égypte". Selon lui, la pandémie du Covid-19 a accéléré un processus de relocalisation des activités industrielles qui va se poursuivre et générer de nouveaux flux.
Les perturbations des chaînes logistiques mondiales déclenchées par la pandémie de Covid-19 ont en effet accéléré la volonté de rapprocher une partie des sites de production des clients finaux, afin de minimiser les risques. Pour la desserte du marché européen, ce mouvement de nearshoring ouvre des perspectives à l’Afrique du Nord, et en particulier au Maroc. Cette zone dispose de deux atouts essentiels : la proximité géographique avec l’Europe et la faiblesse des coûts salariaux. La relocalisation est un sujet étudié par les think-tank espagnols [1] et une priorité affichée de la diplomatie espagnole [2].
Source : CIDOB
Le trafic roulier en TMCD peut tirer son épingle du jeu pour attirer ces nouveaux flux, car il offre des avantages appréciables : disponibilité de lignes, régularité des horaires, absence de manutention portuaire, réduction des émissions de CO2, etc. Il apparaît comme une solution de transport à la fois fiable et décarbonée, deux exigences fondamentales des chargeurs. Lors de la réunion de SPC-Spain, Alvaro Rodríguez Dapena, président de Puertos del Estado, l’organisme public qui chapeaute les ports de commerce espagnols, a mentionné un début de transfert depuis le conteneur vers le roulier dans le trafic Espagne-Afrique du Nord.
Pour les armateurs espagnols, qui ont loupé le coche du trafic entre l’Espagne et l’Italie, le trafic péninsule-Maroc, en particulier, offre l’occasion de se positionner en force sur un marché à fort potentiel de croissance et de tenter de damer le pion à l’offensive des compagnies italiennes dans la péninsule.
Au cours de la période récente, le TMCD international, c’est-à-dire hors cabotage, a connu une forte croissance en Espagne puisqu’il est passé de 154 Mt en 2010 à 218 Mt en 2019 (+41,5%), selon les statistiques publiées par l’Association espagnole de promotion du TMCD, SPC-Spain [3]. La pandémie du Covid-19 a provoqué un repli à 198 Mt en 2020 mais l’année 2021 s’est caractérisée par une reprise (219 Mt, +10,3%) qui s’est poursuivie pendant le 1er semestre de 2022, bien qu’à un rythme moindre (+3,4%). Les déchargements sont supérieurs aux chargements (58,9% et 41,1% respectivement en 2021).
Les vracs (secs et liquides) représentent la grande majorité du trafic : 121,1 Mt en 2021, soit 55,4%. On trouve ensuite les marchandises conteneurisées (57,4 Mt, 26,2%), le trafic roulier (28,2 Mt, 12,9%) et le conventionnel (12 Mt, 5,5%).
(*) Hors véhicules neufs. (**) 1er semestre de 2022 par rapport au 1er semestre de 2021 - Source : SPC-Spain.
La composante du trafic roulier (ro-ro), hors véhicules neufs, se distingue par son dynamisme :
(*) Hors véhicules neufs - Source : SPC-Spain.
En Méditerranée, les distances entre les ports espagnols et ceux d’Italie et d’Afrique du Nord sont courtes, ce qui a permis de densifier le nombre de lignes et de rentabiliser l’activité. À cela s’ajoute l’importance du trafic passagers, lié principalement aux déplacements touristiques mais également, élément propre à cette zone, aux mouvements des populations maghrébines émigrées en Europe et des Européens d’origine maghrébine. D’où l’existence d’une flotte composée de navires ro-ro purs et de ferries passagers/marchandises (ropax).
L’analyse du trafic en Méditerranée selon les destinations montre des évolutions intéressantes :
(*) Hors véhicules neufs. (**) 1er semestre de 2022 par rapport au 1er semestre de 2021 - Source : SPC-Spain.
La croissance du trafic avec le Maroc s’explique d’abord par la progression régulière des échanges commerciaux avec l’Espagne depuis 10 ans. Le montant total du commerce (exportations + importations) est passé de 9 Md€ en 2013 à 16,8 Md€ en 2021 (+86,6%). Cette dynamique s’est maintenue en 2022 avec une hausse des exportations de 27,7% pendant les dix premiers mois (+21,2% pour les importations). Le commerce avec l’Algérie a suivi une trajectoire inverse avec un recul entre 2013 (13,2 Mds€) et 2021 (6,7 Mds€). Les chiffres de 2022 (10 mois) révèlent une baisse des exportations de 36%.
La dynamique hispano-marocaine est alimentée par la croissance économique du voisin du sud mais également par les flux d’exportations de produits agricoles (fruits et légumes). À cela s’ajoute l’effet de l’industrialisation du Maroc autour de Tanger Med (automobile notamment) et le développement de nouveaux schémas d’intégration. Ainsi, par exemple, le groupe Inditex (Zara, etc.) envoie des tissus au Maroc et réimporte des produits fabriqués. Ces dynamiques ne sont pas à l’œuvre dans la relation avec l’Algérie, pays handicapé par l’environnement des affaires (en dépit de l’assouplissement récent du cadre juridique des investissements étrangers) et l’absence d’une réelle stratégie d’ouverture industrielle et commerciale.
Le port d’Algésiras concentre l’essentiel du trafic avec le Maroc : 11,1 Mt en 2021, soit 93% du trafic des ports espagnols en Méditerranée. Le nombre de poids lourds (camions, remorques et semis) traversant le détroit de Gibraltar, essentiellement sur l’axe maritime Tanger Med-Algésiras, est passé de 252 000 véhicules en 2013 à 463 000 véhicules en 2022 et devrait atteindre le cap des 600 000 en 2025.
Compte tenu de sa proximité géographique, le port d’Almeria est bien positionné et affiche un trafic de 0,7 Mt en 2021. On trouve ensuite les ports de Barcelone (159 000 t) et de Valence (38 000 t).
Le trafic avec l’Algérie demeure modeste, seul Almeria affiche un chiffre significatif (105 000 t en 2021). Pour ce qui est de la Tunisie, Barcelone est en nette position de leadership avec 122 000 t.
(*) Hors véhicules neufs - Source : SPC-Spain.
Le décalage entre les deux façades apparaît également dans l’offre disponible pour le transport routier de marchandises (TRM) :
(*) Ro-ro et ropax. (**) Millions de m2 - Source : SPC-Spain.
Pour ce qui est des autoroutes de la mer (3 départs semaine dans chaque sens au minimum), les deux façades ont le même nombre de lignes (4) mais offrent des capacités différentes.
(*) Ro-ro et ropax. (**) Millions de m2 - Source : SPC-Spain.
Ces données sont cependant en évolution permanente compte tenu du regain d’intérêt des armateurs espagnols. En novembre dernier, la compagnie Baleària a annoncé la mise en place d’une nouvelle ligne ropax quotidienne entre Motril (Andalousie) et Tanger Med avec le Volcán de Tauce (1 100 mètres de linéaire). Elle complète ainsi son offre sur le Maroc, un pays dans lequel elle est présente depuis 2003 avec 7 rotations quotidiennes entre Algésiras et le port marocain, ainsi que les lignes Almeria-Nador et Sète-Nador lancée en 2020.
Le bilan dressé par la compagnie elle-même témoigne de son potentiel. Pendant le premier mois d’activité, un demi-millier de camions ont été transportés. Le port andalou tire profit notamment de sa situation géographique et de la qualité des infrastructures de communication. La distance avec Madrid, via le réseau autoroutier, est de 443 km contre 661 km depuis Algésiras.
Armas Trasmediterranea, de son côté, a démarré le transport de camions entre Motril et Al Hoceima : il s’agit pour l’instant de produits alimentaires. La compagnie italienne GNV, qui appartient au groupe MSC, envisagerait d’ouvrir une ligne vers le Maroc depuis Valence tandis que plusieurs ports du sud de l’Espagne souhaitent développer le trafic avec le voisin d’outre-Méditerranée. Le Maroc est "dans le radar", notamment, de Barcelone et de Valence.
La dynamique du trafic roulier devrait se maintenir au cours des prochaines années en raison d’une conjonction de facteurs. Le développement des relations économiques et commerciales entre le Maroc et l’Europe est une tendance lourde, que la relocalisation, au moins partielle, des activités industrielles des entreprises européennes va encore accentuer. Plusieurs enquêtes et études récentes ont montré la volonté des entreprises de diversifier leurs fournisseurs et de "raccourcir" leurs chaînes d’approvisionnement, notamment pour la production de biens de première nécessité ou à caractère stratégique. Le Maroc n’est pas le seul pays proche de l’Europe qui peut profiter de cette opportunité : d’autres pays en Afrique du nord ou en Europe de l’Est sont également sur les rangs. Mais le royaume chérifien dispose d’atouts réels dans ce domaine.
L’Espagne, du fait de sa situation stratégique et sa relation historique avec le Maroc, joue un rôle clé dans ce nouveau contexte. La dynamique à l’œuvre dans le trafic roulier entre les deux pays ne pourra que s’accentuer à l’avenir car il a fait la preuve de sa compétitivité.
[1] “Spain and the Maghreb: neighbourhood, nearshoring and the post-pandemic”
[2] "Estrategia de Accion Exterior 2021 2024".
[3] L’association SPC-Spain publie un Observatoire du TMCD, dont sont tirés les chiffres reproduits dans cet article.