En 15 ans, le pavillon polonais s’est hissé parmi les leaders du transport routier de marchandises en Europe. Pourtant le moral des chefs d’entreprise du TRM est en berne. Selon Maciej Wroński, président de TLP, le principal syndicat patronal routier polonais, le secteur vit actuellement une transition décisive qui remet en question son modèle d’exploitation.
À la demande de cette organisation patronale, le cabinet de conseil Pwc Poland a réalisé une étude sur les perspectives de développement du transport routier de marchandises pour la période 2020-2030 qui confirme les menaces. Sont notamment pointés du doigt le Paquet Mobilité en négociation à Bruxelles, la pénurie de conducteurs, les réglementations environnementales et l’augmentation des péages.
"Le transport routier polonais atteint actuellement le pic de sa phase de croissance", diagnostique le rapport. À court terme, les signaux sont pourtant plutôt favorables : après une baisse de 5,8% des tonnes kilomètres parcourues par la flotte polonaise en 2018 par rapport à 2017 (source Eurostat), le rebond était attendu dès 2019. Selon Pwc, le trafic devrait passer de 1,17 milliards de tonnes transportées en 2018 à 1,44 milliards en 2022, soit une progression annuelle de 5,3% (+4,6% en domestique et +6,9% à l’international). Le pavillon polonais assurera de la sorte sa position de leader incontesté du transport de marchandises européen. Il faut dire que le pays peut compter sur le dynamisme de son économie. Pwc met notamment en avant des perspectives d’augmentation de la consommation, et souligne aussi la capacité de la Pologne à attirer des centres de distribution, citant notamment les exemples récents d’Amazon, Zalando et Lidl.
Mais à moyen et long terme, des nuages apparaissent. Jusqu’à présent, le transport routier international a connu une croissance nettement supérieure au transport domestique. Une tendance qui pourrait s’inverser à partir de 2022, en raison de nouvelles dispositions législatives européennes, note Pwc.
Première "menace" identifiée pour le modèle de développement du transport routier polonais : le Paquet Mobilité présenté par la Commission européenne en mai 2017. Les négociations sont âpres, mais elles avancent. La Commission des Transports du Parlement européen a approuvé le 21 janvier 2020 l’accord enfin obtenu en décembre 2019 en trilogue. Le déploiement est proche : Pwc estime que les nouvelles réglementations affecteront massivement le secteur à partir de 2022.
La réforme concerne principalement le détachement des conducteurs, les temps de repos et le cabotage. Elle vise à mettre un terme à la distorsion de la concurrence dans le secteur du transport routier en Europe et à offrir de meilleures conditions de travail aux conducteurs.
D’un point de vue polonais, leur mise en œuvre se traduira entre autres, par une augmentation des coûts pour les transporteurs et une baisse de revenu des chauffeurs liée à la limitation d’accès au marché. Aujourd’hui les transports effectués par les transporteurs polonais à l'étranger représentent 64% des flux internationaux européens. Une grande partie de leur activité est donc menacée.
Nous l’évoquions dans notre article Transport routier européen : 10 ans de transformation, la pénurie de chauffeurs guette l’économie européenne en général et polonaise en particulier. Estimé à 100 000-110 000 en 2015, le manque de conducteurs devrait atteindre le seuil des 200 000 chauffeurs en 2022, soit 20% de la demande totale, affirme l’étude de Pwc. Les départs en retraite ne seront pas suffisamment recouvrés par la formation de nouveaux chauffeurs.
L’appel aux chauffeurs hors de la communauté européenne touche déjà pays limitrophes : 72% des chauffeurs étrangers de la flotte polonaise étaient ukrainiens en 2018. Un recrutement en Asie Centrale et en Asie de Sud-Est est désormais envisagé selon Grzegorz Urban, directeur de l'équipe transport et logistique de PwC : "Bien que la pénurie de chauffeurs règne aussi sur certains marchés étrangers, le travail en Europe reste attractif pour des employés venus d’autres continents, en raison des différences de salaires".
Cette accumulation de signaux inquiétants a effectivement de quoi miner le moral des transporteurs routiers polonais. Mais l’étude de Pwc met aussi en avant les pistes de transformation qui permettront au secteur de changer de modèle.
La digitalisation figure en bonne place dans le panel des solutions. "Le déploiement de solutions digitales sera absolument crucial pour permettre une réduction des coûts d’exploitation, une adaptation des services aux nouveaux besoins des clients et l’émergence de solutions à valeur ajoutée", détaille Pwc.
Pour l’instant, le secteur du transport routier polonais est peu digitalisé. Dans un premier temps, le mouvement devrait venir largement de grands groupes, "au risque de créer de nouvelles barrières pour les plus petits transporteurs et de favoriser un mouvement de concentration des acteurs du marché", alerte Pwc. Un obstacle qu’il est possible de surmonter, toutefois, grâce à de nouvelles plates-formes émergentes qui proposent des solutions standards à des prix attractifs. Elles permettent ainsi à tous les acteurs d’être embarqués dans la nécessaire transformation digitale.
Autre source de transformation jugée prometteuse pour aider les transporteurs à gagner en compétitivité : les nouvelles technologies appliquées aux équipements de transport. Pwc identifie deux pistes majeures : les véhicules autonomes et les nouveaux modes de propulsion destinés à réduire les émissions de CO2. Ces nouveautés technologiques doivent pouvoir jouer sur deux paramètres essentiels des coûts d’exploitation : la main d’œuvre et le carburant.
Dans un cas comme dans l’autre, le transport routier est encore largement en phase de test. Selon Pwc, les résultats tangibles se traduiront véritablement d’ici 5 à 10 ans selon les sujets. Dans l’hypothèse d’une autonomie partielle du véhicule, notamment par le biais du platooning, la réduction des coûts d’exploitation pourrait atteindre 15% aux alentours de 2025, par rapport à 2016.
Après 2025, les économies générées par le lancement des nouveaux équipements de transport pourraient permettent une réduction des coûts d’exploitation allant jusqu’à 28% par rapport à 2016, évalue Pwc. Ce miracle économique serait obtenu par la combinaison du véhicule autonome et des économies d’énergie permises par les nouvelles motorisations. Il paraît toutefois raisonnable de tempérer cette hypothèse car elle s’appuie sur la suppression totale du poste du chauffeur. Il est probable que le législateur n’aura pas eu le temps ni de contrôler la sûreté des technologies utilisées ni d’adapter légalement l’intégration de tels véhicules dans l’espace commun de roulage… D’autre part, il ne faut pas perdre de vue qu’une autonomie totale induirait certes une réduction du nombre de conducteurs, mais aussi le recrutement de spécialistes des systèmes autonomes.
Si des gains sont attendus à moyen terme, le déploiement de nouveaux matériels et de nouvelles technologies engendrera à court terme une augmentation des investissements. Il ne sera donc possible que pour les grosses entreprises ou les petites qui auront su se regrouper dans de plus grands ensembles pour profiter des économies d’échelle. Celles qui n’auront pas pu s’adapter à cette nouvelle situation seront irrémédiablement incapables de lutter à armes égales en termes de coût de revient et de service. La consolidation dans l’industrie du transport router polonais semble donc incontournable.
La flotte polonaise doit donc traverser une phase de remise en question car ses fondamentaux sont attaqués. Elle a depuis plusieurs décennies construit son leadership européen sur deux piliers : un coût de main d’œuvre compétitif et des échanges intenses avec l’Allemagne. Le premier pilier est sévèrement mis à mal par la pénurie de chauffeurs et par la mise en place à l’échelle européenne d’un nouveau modèle social pour les conducteurs. Le second pilier lui aussi souffre, notamment en raison de la dégradation du secteur automobile qui touche fortement l’économie allemande.
Cependant, la flotte polonaise trouve un relais de croissance dans la vigueur de l’économie nationale qui continue son impressionnante progression (4% par an depuis 2004). Le transfert des bureaux d’affrètement européens vers la Pologne continue parce que les exploitants sont bien formés et les coûts toujours intéressants. Le parc de véhicules roulant étant plus récent qu’ailleurs en Europe, les coûts d’exploitation sont plus compétitifs.
La sélection naturelle des entreprises de transport annoncée en Pologne en raison de la modification du cadre social et de la digitalisation ne s’arrêtera pas aux frontières du pays mais se propagera à toute l’Europe. La transformation des sociétés de transport polonaises favorisera leur expansion à l’étranger et leur intégration dans le cercle des 400 à 500 PME/PMI exportatrices sur le modèle du "Mittelstand" allemand.
La flotte polonaise a donc toutes les cartes en main pour maintenir son hégémonie sur son secteur. Si blues il y a, cette petite musique ne devrait être que passagère !