Longtemps considérée comme un inévitable centre de coûts, la logistique a gagné en considération en devenant un outil d’optimisation des process. La mondialisation et le développement du e-commerce ont encore renforcé le rôle stratégique et la complexité de cette fonction. Les dirigeants l’ont bien compris, puisqu’ils sont 5 sur 6 à estimer qu’il s’agit d’un élément clef de la compétitivité de leur entreprise, indique une enquête menée par Les Échos Études pour le compte de Geodis, auprès de 252 dirigeants d’entreprises de l’industrie et de la distribution. Un bémol toutefois : ils ne sont que 1 sur 3 à faire de la supply chain une priorité pour les investissements.
Marie-Christine Lombard, présidente du directoire du Geodis, n’y voit pourtant qu’un paradoxe en trompe-l’œil. "En fait, énormément d’investissements fléchés ‘systèmes d’information’ concernent la logistique. Cette fonction recouvre la gestion des flux, des matières premières jusqu’au produit fini parvenu chez l’utilisateur final, mais aussi le retour de ces produits pour recyclage, destruction ou échange. La clef d’une logistique performante dans un système aussi large et complexe, c’est la transparence : savoir ce qui se passe, à quel moment, où et à quel coût, pour ensuite trouver les sources d’amélioration possibles", résume Marie-Christine Lombard.
Les entreprises ont beaucoup à y gagner, puisque le poids des coûts logistiques oscille en général entre 5 et 10% du chiffre d’affaires. Optimiser les circuits et les moyens permet des économies brutes, mais la pertinence de la logistique ne s’arrête pas là. Il y a un lien évident entre le chiffre d’affaires et la capacité de mise à disposition d’un produit au bon endroit au bon moment. La logistique joue alors un rôle décisif pour répondre à une préoccupation devenue majeure, notamment sous l’impulsion de l’économie digitale : l’amélioration de l’expérience client, et par voie de conséquence des ventes, sans jamais perdre de vue qu’il faut concilier les injonctions parfois paradoxales du client-consommateur et du client-citoyen.
Invité à témoigner lors de la restitution des conclusions de l’enquête Les Échos Études/Geodis, Thomas Berthaud, directeur logistique et supply chain de Michelin, relate ainsi une expérimentation menée dans le secteur des pneumatiques ‘tourisme’. "Nos clients nous remontaient une difficulté à trouver nos produits, alors qu’en cumulant les différents points de vente, nous avions entre 5 et 6 mois de stock. En repensant l’écosystème, nous avons réussi à gagner entre 10 et 15 points de disponibilité. On a créé une nouvelle offre pour nos distributeurs : si le détaillant n’a pas le produit en stock et que le manufacturier ne peut pas livrer dans les délais souhaités, on lui propose en temps réel une solution alternative à partir d’un réseau de grossistes. Grâce au digital, on a intégré dans l’algorithme de sélection du fournisseur une logique de circuit court : c’est le point de livraison le plus proche du point de commande qui est prioritaire", détaille Thomas Berthaud.
Ce projet est progressivement déployé dans plusieurs pays européens. Il a permis une augmentation des ventes, mais aussi une amélioration de la performance de tous les acteurs. "Ma mission est au centre de gravité de la satisfaction client et de la performance logistique. Il est essentiel de travailler ensemble non seulement dans la conception de l’offre, mais aussi dans le pilotage opérationnel", avertit Thomas Berthaud. En l’occurrence, les parties prenantes ont un point hebdomadaire d’une demi-heure pour passer en revue les indicateurs clefs.
La globalisation, puis le e-commerce et les attentes consommateurs extrêmes qu’il génère, ont en fait induit une mutation radicale de la nature même de la logistique. "Aujourd’hui, un entrepôt est une usine. La logistique est non seulement un secteur stratégique, mais aussi un moyen de réindustrialiser la France", analyse Marie-Christine Lombard. "On est dans une transformation de type industriel", abonde Olivier Theulle, directeur des opérations et des systèmes d’information de FNAC Darty, confirmant la nécessité d’une "approche holistique" des opérations.
Dans le nouvel écosystème, la capacité à collecter, traiter et analyser des données constitue un savoir-faire critique. Les nouvelles technologies permettent des progrès considérables en la matière, et nourrissent beaucoup d’espoir pour faire progresser les prévisions de volumes.
Traditionnellement, le rôle essentiel du logisticien consiste ensuite à exploiter les données pour imaginer les solutions d’implantation et d’acheminement les plus efficaces, et suivre les opérations. Mais les attentes vont aujourd’hui plus loin, avec la montée en puissance du concept de responsabilité sociale des entreprises qui englobe les préoccupations écologiques. "C’est aussi la responsabilité du logisticien de ne pas survendre un service, en proposant par exemple du J+1 à quelqu’un qui n’en a pas besoin", note Marie-Christine Lombard.
L’enquête des Échos Études fait ressortir l’impératif RSE, tout en pointant une motivation davantage liée à des contraintes réglementaires qu’à un souci de vertu. Les chargeurs confirment, exemples à l’appui, qu’il n’est plus possible d’ignorer le sujet.
"La compétitivité et la productivité durable vont aujourd’hui de pair. On y retrouve les fondamentaux de la logistique, à savoir l’optimisation de l’euro tonne kilomètre, et le durable que l’on cherche à travers de nouvelles technologies en matière de moyens de transport. Motorisation et platooning sont pour nous des pistes de travail, de même que les navettes autonomes. On vient de démarrer une expérimentation avec une navette autonome qui relie une de nos usines de fabrication au plus gros magasin de stockage de pneus d’Europe", signale Thomas Berthaud.
Le représentant de Michelin insiste également sur ses attentes en matière de mutualisation, y compris avec des concurrents, selon les marchés et les enjeux de partage de valeur. Une vision partagée par Geodis, qui juge considérables les marges d’optimisation. "La durabilité de la supply chain impose d’utiliser déjà mieux les actifs existants. C’est bien pour cela que nous avons lancé une place de marché logistique digitale en novembre 2018, Upply. En Europe, aujourd’hui, 25% de la capacité routière n’est pas optimisée. Beaucoup de sociétés n’arrivent pas à exploiter pleinement leurs actifs car elles n’ont pas les forces de vente nécessaires. Grâce à Upply, les capacités des prestataires et les demandes des chargeurs se rencontrent. Je suis très optimiste sur notre capacité à travailler en écosystème, même avec des concurrents", affirme Marie-Christine Lombard. Dans un premier temps, la filiale de Geodis se concentre sur le transport routier. Mais elle a vocation à s’étendre "à tous les modes et aux mètres carrés d’entrepôts", précise la présidente du directoire.
Pierre-Yves Escarpit, directeur général adjoint de Cdiscount, confirme aussi le poids pris par les considérations environnementales dans les stratégies d’entreprise. La politique d’innovation de e-commerçant, portée notamment par "The Warehouse", son incubateur de start-ups de la supply chain, en apporte plusieurs illustrations :
L’innovation est souvent associée au déploiement de nouvelles technologies. Cdiscount n’est pas en reste, en la matière. Un des exemples les plus spectaculaires est sans conteste celui d’Exotec, une start-up que le e-commerçant a largement soutenue, et dont les robots rencontrent aujourd’hui le succès au-delà de l’Hexagone. "Aujourd’hui, nous menons deux grands projets à long terme : le premier autour de l’utilisation de drones pour des livraisons en Nouvelle-Aquitaine, et le second autour de la chaire ‘Supply Chain du futur’ lancée par l’École des Ponts Paris Tech", précise par ailleurs Pierre-Yves Escarpit.
Mais l’innovation emprunte aussi des chemins plus surprenants. "Nous soutenons beaucoup d’innovation ‘tech’, mais nous sommes aussi réceptifs aux bonnes idées. Deux ingénieurs issus de l’agro-alimentaire sont venus nous voir pour intégrer notre incubateur avec leur start-up Agrikolis. L’idée consiste à mettre en place des points de retrait dans les fermes françaises. Jusqu’à présent, nous avions un réseau de 500 points retraits, principalement en centre-ville et dans les zones périurbaines", raconte le directeur général adjoint de Cdiscount. Le premier point de retrait installé dans une ferme a ouvert en février, avec des résultats nettement supérieurs aux attentes, tant en termes de volumes que de satisfaction client. "Cette démarche complète les revenus des agriculteurs et recrée du lien social. Le réseau compte aujourd’hui 60 fermes, atteindra les 80 à la fin de l’année et va doubler l’année prochaine", annonce Pierre-Yves Escarpit.
Stratégique et innovante, la fonction logistique doit toutefois faire face à un défi de taille mis en avant dans l’enquête menée par Les Échos Études pour Geodis : le prix reste le critère de choix n°1 du prestataire. "Il est logique que cette contrainte subsiste. Mais il faut quand même aussi garder à l’esprit que la quête du toujours moins cher signifie un salaire moins élevé pour ceux qui se trouvent en bout de chaîne, en général le chauffeur", prévient Marie-Christine Lombard. Une dimension sociale souvent marginale dans les approches RSE, qui préfèrent se focaliser sur le développement durable.
D’autre part, en gagnant en sophistication, les métiers de la supply chain nécessitent des investissements lourds qui posent la question de la rémunération des prestations... et de la recomposition du paysage. "C’est un secteur qui va se concentrer et il faut s’y préparer", conclut la présidente du directoire de Geodis.