La pandémie de Covid-19 met décidément à l’honneur l’univers du transport et de la logistique. Après avoir (enfin) été reconnus pour leur capacité à garantir l’approvisionnement en biens essentiels durant les pics de la pandémie, malgré un contexte opérationnel très dégradé, les professionnels du transport et de la logistique s’attaquent au défi suivant : l’acheminement de milliards de doses de vaccins, partout dans le monde.
La distribution de ce type de produits n’est évidemment pas une problématique nouvelle. Il existe des guides de bonnes pratiques et des schémas logistiques éprouvés, sur ce marché qui représente un chiffre d’affaires mondial de 33,1 milliards de dollars selon une étude de S&P Global.
Néanmoins, le contexte particulier du vaccin contre la Covid-19 ne permet pas de déployer les schémas classiques de supply chain. Alors que la campagne de vaccination a démarré depuis quelques semaines, des voix s’élèvent déjà dans plusieurs pays, dont la France, pour déplorer la mise à disposition trop lente des vaccins. La critique est facile, car il faut bien admettre que plusieurs paramètres se conjuguent pour faire de cette campagne une opération d’une grande complexité. Jusqu’à présent, les professionnels du transport et de la logistique ont montré qu’ils savent la gérer.
Combien ? Où ? Et quand ? Comme pour n’importe quel produit, ces questions sont au cœur de la problématique logistique. Sauf qu’il est très difficile, en l’état actuel des choses, d’y apporter des réponses précises.
Les trois principaux vaccins utilisés depuis quelques semaines aux États-Unis, en Europe et au Royaume-Uni, c’est-à-dire ceux de Pfizer/BioNTech, Moderna et Oxford/AstraZeneca, devraient représenter une capacité de production de 5,3 milliards de doses pour 2021. Si tous les vaccins actuellement en test de phase 3 étaient approuvés, ce chiffre pourrait passer à 10 milliards de doses. Mais les fourchettes évoquées sont parfois très larges. En l’état actuel des choses, les quantités à acheminer restent donc difficiles à évaluer avec précision, tout comme les dates de disponibilité des produits.
On en sait davantage sur les lieux de production, qui ont évidemment déterminants dans l’organisation de la supply chain, mais là aussi des incertitudes persistent. Selon la revue Nature, qui reprend des données du cabinet spécialisé en sciences de la vie Airfinity, les États-Unis domineraient largement la production en 2021 avec environ 4 milliards de doses, suivis par le Royaume-Uni, l’Inde, la Norvège et la France dans une fourchette de 1 à 2 milliards, puis la Suisse et la Chine. Des prévisions à considérer toutefois avec prudence, estiment les scientifiques. Certains vaccins ont recours à des technologies qui n’ont jamais été utilisées jusqu’à présent, et le passage au stade industriel peut révéler des surprises. Pfizer, en décembre 2020, a ainsi revu ses ambitions à la baisse, en passant de 100 millions de doses promises à 50 millions. La montée en charge de l'approvisionnement en matières premières "a pris plus de temps que prévu", avait alors indiqué un porte-parole de Pfizer au Wall Street Journal, cité par Les Échos. Les difficultés se poursuivent puisque le laboratoire a annoncé en ce début 2021 une baisse dans les cadences de production et a d’ailleurs adapté ses livraisons en conséquence.
Face à cette offre aléatoire, la demande est forte. Selon la revue Nature, plus de 10 milliards de doses ont été pré-commandées, et notamment la quasi-totalité des volumes annoncés par les trois fabricants précités auxquels on peut ajouter les vaccins russes et chinois. En observant les commandes fermes par tête, on constate que plus de la moitié émanent de l’UE et de cinq autres pays riches : le Canada, l’Australie, le Grande-Bretagne, les États-Unis et le Japon. Compte tenu de la maturité logistique de ces pays, c’est un point positif en termes d’organisation de la supply chain. En revanche, la lutte contre la pandémie suppose une couverture vaccinale évidemment plus large. L’OMS souhaite notamment sécuriser 2 milliards de doses d’ici à la fin de 2021, afin d’inclure aussi des pays à revenu faible ou intermédiaire, où la distribution peut se révéler plus difficile.
De façon générale, le monde de l’industrie pharmaceutique a longtemps négligé l’efficacité de la supply chain, malgré la valeur des produits qu’il fabrique, ou peut-être à cause d’elle. C’est le constat que dresse une étude de Pwc publiée début 2020, en comparant notamment à l’industrie textile. En ce qui concerne plus spécifiquement les vaccins, bien avant que ne survienne la pandémie de Covid-19, la supply chain a d’ailleurs été identifiée comme un axe d’amélioration par l’OMS dans son plan mondial pour les vaccins 2011-2020. Dans le cas du vaccin anti-Covid, plusieurs facteurs viennent encore accroître la complexité de l’acheminement.
Le Covid-19 fait des dégâts considérables, humainement et économiquement. Les fabricants ont engagé une véritable course contre la montre pour être capables de proposer des vaccins. Les autorités de santé ont aussi essayé d’anticiper, en déterminant des priorités et en commençant à construire les schémas logistiques les plus appropriés. Mais le décalage entre l’offre et la demande induit nécessairement des flux tendus, plus complexes à gérer.
Le respect de la chaîne du froid est un élément essentiel de l’acheminement des vaccins, bien connu des fabricants. Les autorisations de mises sur le marché impliquent en effet une tolérance zéro en matière d’écart de température. En général, le fabricant doit être à même de garantir un acheminement entre 2° et 8°, et la chaîne logistique est habituée à gérer ce type de demande.
Mais dans le cas du Covid-19, les vaccins à ARN actuellement utilisés présentent des contraintes bien supérieures. "La molécule d’ARN est fragile, c’est pourquoi Pfizer préconise de conserver son vaccin à une température de -70°. Cela pose donc des problèmes logistiques importants", souligne Marie-Paule Kieny, directrice de recherche à l’Inserm, dans un article publié par le site The Conversation. Le fabricant a d’ailleurs mise au point un emballage spécial permettant de maintenir une température de -80° pendant 10 jours grâce à l’utilisation de glace sèche. Il mène parallèlement des tests pour évaluer la stabilité du vaccin à -4° et dans des conditions classiques de 2°-8°. Enfin, Pfizer planche même sur une nouvelle formule qui permettrait un transport à température ambiante. Le vaccin de Moderna, qui repose lui aussi sur l’ARN, présente des contraintes un peu moins strictes mais nécessite quand même un transport à -20°.
Les vaccins anti Covid constituent une marchandise à haute valeur ajoutée, indépendamment de sa valeur marchande. "Comme nous l’avons déjà vu en début d’année avec un nombre élevé de vols d’équipements de protection personnels, les vols de fret ciblent particulièrement les produits en relation avec la pandémie de Covid-19. Contrôlé par la loi de l’offre et de la demande, les groupes de crime organisés sont très conscients de la valeur des doses et il est fort probable qu’ils cherchent d’ores et déjà les moyens de perturber les supply chains pour voler les produits, surtout avec de tels volumes distribués en si peu de temps", prévenait dès le mois de décembre Thorsten Neumann, président et CEO de l’association TAPA (Transported Asset Protection Association) pour la région Europe, Moyen-Orient, Afrique.
Le transport constitue l’une des étapes les plus sensibles de la supply chain. En 2018, les vols à bord des poids lourds représentaient 75% des incidents recensés. Si l’on y ajoute les vols dans les remorques ainsi que le vol complet du véhicule ou de la remorque, on couvre 94% du nombre total d’incidents. En résumé, même si les bâtiments logistiques sont aussi des points sensibles, la vulnérabilité des poids lourds appelle une attention particulière.
Les entreprises de transport impliquées dans l’acheminement des vaccins doivent également faire preuve d’une vigilance particulière en termes de cybersécurité. En décembre dernier, des experts en sécurité d'IBM ont détecté des cyberattaques d'envergure contre des entreprises et organisations chargées d'assurer la chaîne du froid pour le transport et la distribution des vaccins contre le Covid-19.
Traditionnellement, pour les acheminements internationaux, les fabricants de vaccins s’appuient très largement sur le transport aérien. Mais l’épidémie a considérablement perturbé l’organisation du secteur. Les avions passagers transportent environ 60% du trafic de fret mondial exprimé en tonnes-kilomètres. Or la quasi-totalité de la flotte a été clouée au sol lors de la première période de confinement au printemps 2020. Depuis, la situation s’est améliorée, sans revenir à la normale. Dans le même temps, la demande a diminué, mais dans des proportions moindres. L’accès aux capacités est donc difficile, ce qui se ressent d’ailleurs sur l’évolution des prix.
Dans ce contexte, les fabricants mais aussi les acteurs de la chaîne logistique ont rapidement compris qu’il était nécessaire de mettre en place une supply chain dédiée, à la hauteur du caractère exceptionnel des opérations. Les contraintes propres aux vaccins contre la Covid-19 impliquaient également une coordination accrue tout au long de la chaîne. Les acteurs du fret aérien, qu’il s’agisse des compagnies, des commissionnaires de transport, des autorités aéroportuaires ou des agents de handling, s’y sont préparés durant l’automne.
Le transport maritime, à ce stade, n’est pas une option, même s’il est utilisé dans certains cas pour le transport de vaccins, comme en témoignait Sophie Marchand, responsable Support Distribution de Sanofi Pasteur, lors du colloque TIPS organisé par le Pharma Logistics Club en 2019. Sanofi y a recours depuis 2011. Mais compte tenu des nombreuses ruptures de charge, cela nécessite une adaptation fine des process et une qualification route par route, à l’issue d’expéditions tests. Les spécificités des vaccins anti-Covid rendent cette solution inenvisageable à court terme, sans compter que les difficultés actuelles des compagnies maritimes pour satisfaire la demande classique ne plaident pas non plus pour cette alternative. Mais ultérieurement, le transport maritime pourrait s’intégrer judicieusement dans cette chaîne logistique pour les vaccins conservés à -20°. "Un conteneur reefer descend jusqu’à -26°-28° en température contractuelle, à bord comme à terre dès qu’il est branché. Par rapport à une organisation logistique spécifique "grand froid", coûteuse et contraignante, un transport à -20° pourra se gérer facilement et même apporter une certaine souplesse de stockage, en imaginant des conteneurs branchés à proximité des centres de vaccination", suggère Jérôme de Ricqlès, expert maritime Upply.
En matière de transport routier, un mode indispensable en particulier pour l’acheminement sur de courtes et moyennes distances et pour la distribution finale, l’inquiétude ne porte pas tant sur l’accès aux capacités que sur les moyens à mettre en place pour garantir la sécurité des trajets. La discrétion est de mise, les escortes aussi, tant au niveau de l’opération de transport elle-même que du stockage.
À l’heure actuelle, la problématique majeure rencontrée dans la campagne de vaccination contre le Covid-19 reste la capacité de production des laboratoires. Le secteur transport et logistique, lui, répond présent, aux côtés des autorités sanitaires.