Des produits frais de moins en moins variés et pour certains absents des rayons ou en faible quantité, des prix en augmentation continue depuis le début de la crise du coronavirus, notamment dans le secteur des fruits et légumes : il suffit aujourd’hui de faire ses course dans un supermarché pour établir ce constat.
Comme dans le secteur de la santé, la crise révèle en fait que les risques de rupture de la chaîne d’approvisionnement ont parfois été sous-estimés. Une fragilité de la supply chain dont les conséquences se paient actuellement au prix fort.
Selon le panel Kantar Worldpanel pour FranceAgrimer/Interfel/CNIPT, sur les dix premiers mois de l’année 2019, les achats de légumes par les ménages français pour leur consommation à domicile se sont élevés à (seulement) 69 kg par ménage. Il s’agit d’une légère progression par rapport à 2018 (+ 1,8 %) et d’un niveau stable par rapport à la moyenne 2016-2018. Parallèlement, les achats de fruit pour la consommation à domicile on atteint 68 kg, en hausse de 1,2% par rapport à 2018, et stable par rapport à la moyenne 2016-2018.
D’où viennent ces produits ? Contre toute attente, la France n’est que le quatrième producteur européen, loin derrière l’Espagne, l’Italie et la Pologne.
L’Afrique devient également un partenaire important. Le Maroc exporte vers l’Europe plus de 1,3 millions de tonnes de fruits et légumes et l’Egypte 0,4 millions de tonnes. L’Afrique du Sud a par ailleurs une relation particulière avec le Royaume-Uni, où elle écoule de nombreux produits, tout comme le Kenya avec les Pays-Bas.
Le stockage de courte durée et le transport des fruits et légumes sont soumis à une liste de recommandations ; des règles de maintien de température, d’hygrométrie, de ventilation, d’obscurité et d’absence de chocs de type mécanique sont préconisées. Les clients font donc appel à des transporteurs frigorifiques, qui sont assujettis au règlement ATP (Accord sur le transport des denrées périssables).
Le transport frigorifique connaît une croissance régulière de son chiffre d’affaires depuis des années, supérieure au reste de la profession. Le transport des denrées alimentaires en est le principal moteur. L’exigence accrue de qualité des produits (respect de la chaîne du froid) et l’allongement des kilomètres parcourus constituent le socle de cette croissance.
Parce l’Espagne est une puissance agricole exportatrice majeure, la flotte espagnole, dont plus de 40% des remorques sont des frigos, est le premier pavillon européen de transport réfrigéré. La croissance du volume transporté à l’international a fait un bond de plus de 20% entre 2017 et 2018, de plus de 40% entre 2016 et 2017 (voir les éditions Especial Transporte Frigorífico 2018 et 2019).
La crise du Covid-19 a frappé la profession du transport de plein fouet. Les fortes contraintes aux frontières ont freiné l’écoulement des flux et fait baisser immédiatement la capacité. Très tôt, la profession a réclamé des aménagements spéciaux (extensions des horaires, dérogations, contrôle allégés) que les différentes autorités espagnoles ont accordés à titre exceptionnel. De son côté, la Commission européenne a instauré une série de mesures avec notamment la désignation de voies réservées et de postes frontaliers où les contrôles de santé des conducteurs ne doivent pas dépasser 15 minutes. La bienveillance est de mise à l’encontre des chauffeurs dont les autorisations de circuler auraient expiré depuis le début de la crise. Objectif : garantir l’approvisionnement de l’Union européenne en produits essentiels, dont les produits frais.
L’arrêt brutal des industries non essentielles a mis à terre les schémas de transport de toute la profession du transport frigorifique, qui n’a pas eu d’autre choix que de faire des retours à vide. Cette nouvelle situation a eu deux effets majeurs : une augmentation des prix qui peut dans certains cas dépasser les 40% et une baisse de la capacité (certains transporteurs, par crainte de ne pouvoir répercuter les coûts à leurs clients, ont préféré laisser les camions dans la cour).
La situation est également critique dans les ports. L’augmentation des délais de traitements administratifs et douaniers perturbe l’acheminement des importations, ce qui a un impact sur la qualité des produits. La logistique mondiale est au point mort. Le système est sinistré, et il va le rester encore pour quelques semaines tant que les flux internationaux n’auront pas retrouvé un volume et une régularité suffisants.
La filière des fruits et légumes n’est pas seulement handicapée par les problématiques de transport. La question de la main d’œuvre se pose également avec acuité dans le contexte actuel. L'agriculture a toujours eu recours aux migrations saisonnières, mais la spécialisation des productions, appelée "californisation de l’agriculture", a accentué ce phénomène. Les exploitations se sont agrandies à mesure qu'elles se spécialisaient et ont dû embaucher de plus en plus de saisonniers pour répondre dans un temps limité (la cueillette) à un très fort besoin de main d’œuvre.
On estime que sur la période 2018- 2019, l'agriculture française a ainsi embauché 270 000 saisonniers, dont 80% sont étrangers. Il s'agit là d'un chiffre certainement sous-évalué, car issu des contrats déclarés. En effet, selon l’économiste Jean-Pierre Berlan, le recours à l’immigration a pu favoriser l’emploi d’une main d’œuvre clandestine pour affronter des aléas type mûrissement précoce ou tardif.
Ce phénomène s'est particulièrement développé dans le sud de l'Espagne, avant de venir s'implanter dans le sud de la France, où la main-d'œuvre étrangère est majoritairement marocaine. Il s’est aussi généralisé. Des saisonniers venant de Roumanie, de Bulgarie, de Pologne, du Portugal et de l’Afrique, prêts à travailler pour moins cher que des travailleurs locaux, deviennent la variable d'ajustement des agriculteurs européens, ces derniers ne contrôlant plus le prix de vente de leur production, ni celui de leurs intrants (produits phytosanitaires, énergie, eau, etc.).
Alors dans un marché où l’on ferme les frontières à l’extérieur et à l’intérieur de l’Europe pour cause d’épidémie de Covid-19, le système vacille. Car si les fruits ne sont pas cueillis, les légumes pas récoltés, l’approvisionnement en produits frais s’écroule.
C’est le branle-bas de combat. L’Italie est prête à régulariser des milliers de migrants pour sauver son agriculture ; l’Espagne emboîte le pas en régularisant tous les migrants âgés de 18 à 21 ans afin qu'ils travaillent dans les exploitations ; la France appelle ses étudiants et des demandeurs d’emplois à la rescousse ; l’Allemagne a quant à elle autorisé des saisonniers à entrer sur le territoire.
Depuis des années, les produits bio et locaux gagnent du terrain sur le marché des fruits et légumes (Les circuits courts alimentaires - Yuna Chiffoleau). Le système court ne peut certes pas remplacer la production de masse au pied levé, mais la crise actuelle vient incontestablement donner un nouveau coup de pouce à cette tendance. Aujourd’hui, l’offre ne peut subvenir à la demande et certains, comme ce site allemand, refusent même les nouveaux clients.
La digitalisation aide le secteur en reliant producteur et consommateur. Les sites e-commerce, voire des places de marché, sont de plus en plus présents. Les grands ne s’y trompent pas. Le lundi 20 avril, l’enseigne Carrefour a annoncé avoir acquis la start-up lyonnaise Potager City, spécialisée dans la livraison en ligne de paniers de fruits et légumes issus des circuits courts.
La Supply Chain des produits frais se fait donc le miroir des grandes tendances observées dans le reste de l’économie :