Deux phénomènes se conjuguent pour favoriser actuellement le développement du transport de produits pharmaceutiques par voie maritime. D’un côté, d’abord, des compagnies maritimes en difficulté, et donc à la recherche de segments porteurs et rémunérateurs. De l’autre des chargeurs qui cherchent à réduire leurs coûts de transport et à afficher un meilleur bilan environnemental.
"L’industrie maritime vit une crise profonde, qu’elle s’est en partie auto-infligée. La surcapacité est en effet entretenue par les stratégies d’armateurs", a ainsi souligné Paul Tourret, directeur de l’Isemar, en ouverture de la conférence maritime organisée à Tours en novembre dernier dans le cadre du TIPS, séminaire annuel organisé par le Pharma Logistics Club. La constitution d’alliances n’a pas permis d’avoir un impact significatif sur les taux de fret et la question de la rentabilité des entreprises se pose avec acuité, sur fond de guerre commerciale.
Dans ce contexte, le segment Reefer s’en sort plutôt mieux. "C’est un marché dynamique, servi par la globalisation et l’émergence de classes moyennes mondiales qui consomment de plus en plus de produits frais", analyse Paul Tourret. La rentabilité est au rendez-vous, avec "des taux de fret qui se portent bien et augmentent".
Les compagnies maritimes ne s’y trompent pas. Les principaux acteurs se positionnent tous sur ce segment de marché, et bien que la flotte de conteneurs reefer grandisse année après année, la sous-capacité règne à certaines périodes ou sur certains axes. Certes, le développement du reefer est largement porté par l’agro-alimentaire. Mais les produits pharmaceutiques, longtemps délaissés par des compagnies maritimes gourmandes de volumes, gagnent aussi du terrain, portés par une croissance de la demande.
Sophie Marchand, responsable Support Distribution de Sanofi Pasteur, a apporté un témoignage particulièrement éclairant sur cette tendance, lors du TIPS 2019. Depuis 2011, le groupe a mis un terme au "tout aérien" pour acheminer une partie des vaccins par voie maritime. "C’est une alternative intéressante en termes de coûts et d’environnement", pointe Sophie Marchand. L’utilisation de conteneurs reefer en fait aussi un moyen de transport plutôt sûr, "si l’on met en place les conditions pour s’assurer que la chaîne du froid est maîtrisée de bout en bout", précise la responsable. Un critère d’autant plus essentiel que dans le cadre des autorisations de mises sur le marché, aucune excursion de température n’est tolérée.
Pour mener à bien sa démarche, Sanofi a tout d’abord procédé à une soigneuse analyse de risques. "Compte tenu de la taille des conteneurs, nous avons décidé de n’expédier nos vaccins que vers les filiales ou les partenaires qui ont des possibilités de stockage. Il a également fallu prendre en compte dans la supply chain la durée de transport, évidemment beaucoup plus importante qu’en aérien puisque cela va de 15 jours au mieux pour les États-Unis ou le Canada jusqu’à plus de de 30 jours sur des destinations comme la Chine ou le Mexique", précise Sophie Marchand.
Sanofi a également travaillé sur la gestion des ruptures de charge, lorsque le reefer est débranché par exemple pour l’embarquement ou le déchargement. Deux réponses ont été apportées : "nous avons développé un sur-emballage sur nos palettes et nous avons mis en place un monitoring à 100% de toutes nos expéditions", indique Sophie Marchand.
Le groupe a ensuite entamé une démarche de qualification route par route, en collaboration avec ses commissionnaires de transport. "C’est une étape un peu longue, mais elle permet de définir nos process. On fait toujours une expédition test pour commencer, voire deux. Si les résultats sont bons, on envoie trois reefers sur trois navires différents. On analyse les données de température et on finalise le technical agreement", détaille la responsable de Sanofi. À ce jour, 7 destinations sont qualifiées : le Canada, la Chine, la Malaisie, l’Afrique du Sud, le Japon, les États-Unis et le Mexique. Le Brésil pourrait les rejoindre en 2020.
Les exigences des chargeurs semblent en revanche s’assouplir sur la question de l’âge des conteneurs reefers. "Nous avions initialement mis une limite de 3 ans, que nous avons finalement étendue pour arriver aujourd’hui à 7-8 ans", raconte Sophie Marchand.
Une stratégie approuvée par Hristo Petkov, Global Head of Pharmaceuticals de la compagnie maritime Maersk : "certes, l’isolation du conteneur évolue avec le temps, mais l’essentiel de la dégradation se produit durant les trois premières années. Un conteneur, jusqu’à 12 ans, est parfaitement adapté au transport de produits pharmaceutiques", estime le professionnel.
CMA CGM s’efforce pour sa part de sélectionner des conteneurs de moins de 5 ans pour les produits pharmaceutiques. Mais au-delà du critère d’âge, les compagnies maritimes portent une attention particulière à la vérification des conteneurs avant la livraison chez le client.
Les manutentionnaires aussi font des efforts pour accompagner le développement du marché et répondre à ses exigences. "Nous visons en 2020 un délai de 30 minutes entre le camion et la zone reefer et de 1 heure entre le débranchement de la zone reefer et la mise à bord", témoigne Hugues Houzé de l’Aulnoit, directeur général de Med Europe Terminal, à Marseille. L’entreprise a également signé en 2018 une "Charte Qualité Reefer", qui garantit notamment un service permanent de l’activité reefer, même en cas de mouvements sociaux.
Pour les compagnies maritimes, la logistique reefer va bien au-delà de la qualité des conteneurs. "Il y a d’abord une gestion du risque, qui passe par une analyse des routings, une limitation des points de manutention, une sélection soigneuse des sous-traitants, la transparence des données et une attention fine au produit", détaille Stéphane Nielsen, directeur du département reefer de CMA CGM.
Par ailleurs, les compagnies maritimes doivent composer avec la pénurie actuelle de reefers qui, selon le dirigeant de CMA CGM, ne fera que s’accentuer. En effet, la demande ne cesse d’augmenter, d’une part parce que de nouveaux chargeurs adoptent le maritime, comme le montre l’exemple de Sanofi, et d’autre part parce que des marchandises auparavant transportées par navires réfrigérés basculent de plus en plus vers le conteneur. Il convient d’ajouter à cela les besoins classiques de renouvellement, mais aussi des pics de demande liés à des phénomènes conjoncturels. Exemple : la peste porcine qui sévit en Chine depuis 2 ans a induit une augmentation des importations.
Au total, le volume de produits périssables transportés par voie maritime devrait atteindre 130 millions de tonnes en 2020, contre 106 Mt en 2016. Les navires conventionnels ne représenteront que 21 Mt, (-19% par rapport à 2015), alors que dans le même temps, le volume transporté par conteneurs réfrigérés aura progressé de 81% pour atteindre 109 millions de tonnes (soit 9,5 millions d’EVP). « On évalue le besoin en conteneurs reefers à 371 000 par an, alors que la capacité de production s’établit à 190 000", estime Stéphane Nielsen.
Bonne nouvelle pour le secteur pharmaceutique : les produits sont en général à même de supporter un coût de transport supérieur à d’autres catégories de produits périssables, ce qui peut permettre de sécuriser un accès aux capacités. Néanmoins, les compagnies maritimes insistent sur la nécessité d’optimiser l’utilisation des moyens en réduisant le temps d’immobilisation des conteneurs.
En moyenne, un conteneur reefer est utilisé pour 4 voyages par an. "Il est essentiel de diminuer ce temps de rotation. Sur un trajet Fos-Shanghai, un conteneur est immobilisé 78 jours, pour un transit time de 40 jours. Et c’est la même chose sur Conakry, pour un transit time de seulement 19 jours", pointe Stéphane Nielsen. À l’acheminement pur viennent en effet d’ajouter les délais de positionnement/repositionnement des conteneurs, mais aussi les temps d’attente et de dédouanement, particulièrement long dans certains ports. Autant dire que l’optimisation sera complexe, compte tenu du nombre d’acteurs impliqués…