Souvent évoquée brièvement en fin de colloque comme un passage obligé, la Responsabilité sociale des entreprises était pour une fois au centre des débats des Rencontres internationales de la supply chain organisées par l’ASLOG. Franchise et conviction étaient au menu.
Il fallait oser choisir la RSE comme fil conducteur d’un colloque dédié à la supply chain internationale. Il fallait encore plus d’audace pour ouvrir le micro à autre chose que des banalités ou des catalogues de bonnes intentions sur le sujet. Ce double pari, l’Aslog l’a clairement tenu lors de la 2ème édition de ses Rencontres internationales de la Supply Chain (RISC 2019), organisées le 20 juin dernier.
Il faut dire qu’un orateur de choix a ouvert les débats et éveillé l’intérêt de l’auditoire. Bertrand Piccard, initiateur de l’aventure Solar Impulse, surfe sur la réussite de son tour du monde en avion solaire pour se faire l’inépuisable avocat des énergies renouvelables et des technologies propres, mais en bousculant les certitudes.
Changer de paradigme
"L’impossible est dans notre manière de penser. L’innovation ne consiste pas à avoir des nouvelles idées mais à se débarrasser d’anciennes croyances", a souligné d’emblée l’explorateur, qui est aussi médecin-psychiatre. Pour Bertrand Piccard, la première condition pour réussir la transition écologique consiste donc à "changer de paradigme". Souvent, la protection de l’environnement est encore vue comme soit comme quelque chose de coûteux soit comme quelque chose de rébarbatif car synonyme de frugalité. "Or c’est enthousiasmant et rentable" : voilà le paradigme inverse sur lequel il faut, selon Bertrand Piccard, travailler pour trouver des solutions.
Le président de la Fondation Solar Impulse suggère ainsi de "s’attaquer au CO2 inutile mais pas au CO2 utile". "La décroissance amène un chaos social indescriptible avec des centaines de milliers de personnes au chômage. Mais le chaos environnemental ne sera pas meilleur. Il faut donc trouver une troisième direction, la croissance qualitative, qui permet de créer des emplois en remplaçant tout ce qui pollue par des nouveaux systèmes capables de protéger l’environnement. Le CO2 est en fait un marqueur d’inefficience", analyse le président de la Fondation Solar Impulse.
"Transporter plus avec moins"
Ce constat commence à être largement partagé par les entreprises. La réduction des émissions de CO2 est un des objectifs les plus récurrents dans les stratégies RSE, d’autant qu’elle rejoint souvent des impératifs économiques. "On a tous un enjeu de taille : comment transporter plus avec moins. Car il a une double contrainte de pénurie de transport et de réduction des émissions de gaz à effet de serre", témoigne Latifa Gahbiche, Pdg de Chep France et Maroc.
Le fabricant de palettes a donc mis en place des actions cherche à éradiquer les kilomètres à vide. Danone, par exemple, expédiait des produits par train au départ d’une de ses usines, et les wagons revenaient vides. Chep les utilise désormais pour expédier ses produits vers l’usine, ce qui a permis d’éliminer 741 camions. Autre exemple chez Carrefour. "On envoyait des camions vides récupérer les palettes, alors qu’eux-mêmes recevaient des camions de leurs fournisseurs qui repartaient à vide. On a trouvé une solution qui permet d’optimiser 11 630 camions", souligne Latifa Gahbiche.
Collaboration et mutualisation
Cet exemple illustre parfaitement la nécessité de revoir les schémas de pensée, comme le suggère Bertrand Piccard. "La collaboration entre tous les acteurs de la supply chain est absolument nécessaire. C’est la clef d’une mise en place effective de la RSE", estime Latifa Gahbiche. Les places de marché digitales, à l’instar d’Upply qui était d’ailleurs partenaire des Journées internationales de la supply chain de l’Aslog, peuvent dans ce domaine constituer un appui précieux, à la fois en termes d’optimisation et de collaboration.
La profession elle-même s’organise pour mieux fédérer les initiatives. C’est notamment le sens de la démarche E.V.O.L.U.E. (Engagement volontaire pour une logistique urbaine efficiente), présentée lors des RISC 2019. Trois associations, l’ASLOG, l’Institut du Commerce et le club Déméter, ont décidé de mettre en commun leurs expertises pour faire émerger un modèle de logistique urbaine RSE. Elles vont travailler sur 4 leviers :
L’idée est d’élaborer en 6 mois un support méthodologique de mise en oeuvre pour aller convaincre les autorités et valider rapidement des territoires d’expérimentation.
Un mix énergétique en pleine évolution
Les actions possibles, en logistique urbaine comme ailleurs, vont au-delà du coefficient de chargement. Le groupe Carrefour, par exemple, mène bien d’autres projets pour tenir son objectif de réduction du bilan carbone de de 40% d’ici 2025 et de70% d’ici 2050. "Nous avons notamment rationalisé notre réseau d’entrepôts et nous développons le recours à des modes doux comme le fluvial ou le combiné. Mais nous avons la volonté d’aller aussi plus vite dans le domaine du transport routier avec une nouvelle motorisation pour économiser plus de CO2. On a fait le choix du gaz, déployé depuis 2015. Nous avons environ 400 camions de ce type sur la route aujourd’hui et nous prévoyons de passer à 1000 d’ici 2022. Le recours à une deuxième énergie est également à l’étude", indique Philippe Pieri, directeur Stratégie, Achats et RSE Transport du groupe Carrefour.
Pour Bertrand Piccard, les spécialistes d’un domaine ne sont pas forcément les mieux placés en matière d’innovation. Ainsi, lors de l’aventure Solar Impulse, ni le milieu de l’aéronautique ni celui de l’énergie n’ont soutenu le projet. C’est un chantier naval qui a finalement construit l’avion solaire. Mais le monde du poids lourds ferait presque mentir ce constat.
Les constructeurs testent en effet à tout va de nouvelles solutions. "On sait qu’il n’y aura pas un carburant qui va remplacer tous les autres mais un mix énergétique", souligne Gilles Baustert, directeur Marketing, Communication et Affaires publiques de Scania. "Sur la logistique urbaine et régionale, on voit le gaz rester encore très fort sur le marché pendant 5 à 10 ans puis un développement de l’électromobilité. Et sur la longue distance, le moteur à combustion restera encore largement dominant pendant quelques années, avec en parallèle le développement de biocarburants et de solutions hybrides", complète Olivier Metzger, directeur énergies alternatives de Renault Trucks. Enfin, à horizon 10 ans, l’hydrogène et la pile à combustible pourraient enrichir le panel. Scania, par exemple, vient tout juste de démarrer des essais de camions à l’hydrogène.
Les véhicules connectés constituent également une piste. Une analyse des données en temps réel peut en effet permettre une optimisation de la consommation, en remontant par exemple des informations au chauffeur sur sa conduite, ou encore en définissant des zones de passage en électrique si le véhicule est un hybride, illustre Gilles Baustert.
"Le temps du greenwashing est révolu "
Une chose est sûre : "le temps du greenwashing est vraiment révolu. Dans les appels d’offres, c’est aujourd’hui une réalité", constate Odile Maarek, directrice Organisation, Méthodes & RSE de Bolloré Logistics. Les clients veulent des propositions tangibles et efficaces. "Nous donnons un avantage concurrentiel aux fournisseurs qui présentent des résultats", confirme Axelle Hallu, directrice des achats solidaires du groupe L’Oréal.
Sans parler de la dimension sociale et humaine, la RSE élargit aussi son champ d’action au sein même du périmètre logistique. "On peut par exemple agir sur les questions d’emballage, du choix des matériaux au remplissage des colis", note Yann de Féraudy, directeur général adjoint Opérations & IT du groupe Yves Rocher. L’optimisation à l’intérieur de l’entrepôt gagne aussi du terrain. "On travaille sur la réduction de l’empreinte carbone des bâtiments, principalement sur le chauffage et l’éclairage", note Laurent Sabatucci, directeur général d’EOL. De quoi satisfaire les attentes à moyen terme des clients. "On réfléchit clairement à l’autonomie énergétique des entrepôts", indique Philippe Pieri pour le groupe Carrefour.
La responsabilité des clients
Et l’éducation du client, dans tout cela ? Rare sont ceux qui osent mettre pour l’instant les pieds dans le plat et pourtant… Dans le secteur du retail, avec la multiplication des livraisons en zone urbaine qui sature rapidement les capacités, la question commence à se poser avec acuité. "On est en face d’un énorme mur. Comme le soulignait une personne de la mairie de San Francisco lors d’un salon auquel j’assistais il y a quelques semaines, livrer un médicament en 2 heures n’a pas la même valeur que livrer un chicken burrito. À moment donné, il va falloir choisir. Il faut peut-être essayer d’aller régler le problème à la source", suggère Laurent Sabatucci.
Faut-il envisager une taxe, par exemple sur les livraisons de moins de 3 jours ? On imagine déjà le tollé que susciterait une telle piste. Mais elle rejoint pourtant un autre constat de Bertrand Piccard. "Les régulations sont aussi démodées que les technologies. Il faut demander des législations qui mettent tout le monde sur le même plan".
Elle est aussi en phase avec les aspirations d’une jeunesse qui est à la fois porteuse d’un idéal environnemental et acteur majeur du paradoxe consommateur-citoyen, en tant qu’adepte du e-commerce. L’ASLOG, lors de cette deuxième édition des Rencontres internationales, a ouvert la scène à deux porte-parole du Manifeste étudiant pour un réveil écologique, Vinciane Martin, étudiante à HEC et Claire Egnell, étudiante à Science Po.
Leur message ? "Ras le bol d’égrener des chiffres alarmants à longueur de journée sans que rien ne change. On veut travailler pour des entreprises qui prennent en compte la finitude des ressources dans leur stratégie. Les seules limites qu’on doit considérer comme insurmontables sont celles de la planète". La supply chain a déjà commencé à se retrousser les manches.
Crédit photo : @ Anne Kerriou