Depuis six ans, l’Union européenne et les États-Unis ont revu les fondements de leurs politiques commerciales envers la Chine. Après avoir mis en place en 2018 des barrières tarifaires sur près de 60% des produits chinois, les États-Unis ont introduit le terme de "découplage", avant de lui préférer celui, privilégié par la présidence de la Commission européenne avant eux, de "dérisquage"[1]. La Commission européenne, de son côté, a dès 2019 parlé de la Chine comme d’un "rival systémique"[2]. Elle a ensuite mis en place des instruments de défense économique dont elle a très récemment fait usage, en imposant notamment des sanctions élevées contre les producteurs de véhicules électriques exportant depuis la Chine[3].
Si l’Union européenne et les Etats-Unis expriment tous deux le souhait de réduire le poids de la Chine dans leurs importations, ce souhait est-il en bonne voie d’être réalisé, presque 5 ans après ces premières annonces ? Par ailleurs, les politiques de "dérisquage" américaine et européenne prenant des formes très divergentes, ont-elles redynamisé le commerce transatlantique et contribué au "friendshoring", c’est-à-dire à l’augmentation des échanges entre pays "amis" ? Examinons les chiffres pour trouver des réponses à ces questions.
Du côté des importations américaines, l’inflexion des importations en provenance de Chine est nette et significative depuis le début de la guerre commerciale opposant la Chine aux États-Unis (voir tableau 1).
Tableau 1 - Sources des données : USITC et Eurostat
Les premiers droits de douane appliqués sur les produits chinois, appelés "tariffs 301", ont été instaurés en 2018. Ces droits font référence à la section 301 du "Trade Act" américain, qui autorise le président à imposer des sanctions tarifaires sur les importations lorsque le pays d'origine adopte des pratiques commerciales ou économiques perçues comme déloyales et nuisant au commerce américain.
Ces mesures, initialement mises en place sous le gouvernement Trump et ensuite soutenues et complétées par l’administration Biden, concernent aujourd'hui environ 60% des produits chinois importés aux États-Unis, avec des sanctions tarifaires variant de 10% à 100% du prix hors taxe.
Avec ces barrières tarifaires, l'objectif des États-Unis est non seulement de protéger son marché, sa production et ses emplois, mais aussi de favoriser rapidement une diversification des sources d'approvisionnement, notamment pour les entreprises américaines. Cette politique a porté ses fruits, puisque, entre 2018 et 2023, la part des importations en provenance de Chine a chuté de plus de 8 points de pourcentage, passant de 21% à 13% des importations américaines (voir tableau 1).
Le scénario est un peu différent du côté européen. La part des importations chinoises dans les importations européennes a continué à augmenter jusqu’en 2020. Depuis, elle diminue lentement mais sûrement. La part des importations chinoises est passée de 22,5% à 20,5% du total des importations européennes en 2023. Bien que l’Union européenne ait mis en place un arsenal de défense économique, notamment avec de nouvelles procédures anti-subvention, médiatisées dans le cas des véhicule électriques, elle ne dispose pas de barrières tarifaires systématiques sur les produits en provenance de Chine. Cette absence explique la baisse beaucoup plus lente des importations chinoises sur le marché européen.
Tableau 2 - Source des données : USITC
Du côté américain, l’analyse comparée des cinq principaux pays exportateurs vers les États-Unis révèle que la baisse de la part des exportations chinoises coïncide avec une augmentation de la part des importations en provenance des quatre autres exportateurs, en particulier de l’UE et du Mexique (voir tableau 2). Ainsi, la part de l’UE dans les importations américaines passe de 22% à 25% entre 2022 et 2023, confirmant une tendance amorcée dès 2020. De même, la part du Mexique dans les importations américaines a également connu une nette augmentation – de 18% à 20% entre 2022 et 2023 - suivant une courbe ascendante similaire à celle des importations européennes. Le Mexique apparaît d’ailleurs comme l’un des grands bénéficiaires de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis.
Des analyses approfondies des importations américaines ont montré que la contraction des importations en provenance de Chine concerne principalement les biens soumis à des barrières douanières, et bénéficie à certains États tiers comme le Vietnam, Taïwan, le Canada, le Mexique et l’Inde. Si l’UE n’apparaît pas dans ces études, c’est que les experts américains ne la considèrent pas comme une entité unique, mais comme 27 pays distincts[4]. Mais considérée comme un ensemble, l’UE est bien le premier exportateur vers les États-Unis.
Tableau 3 - Source des données : Eurostat
Du côté européen, on observe une remontée importante de la part des importations américaines entre 2021 et 2023 - de 11,0% à 13,8% du total (voir tableau 3). Cette augmentation coïncide en partie avec la baisse des importations en provenance de Chine.
Tableau 4 - Source des données : Eurostat
Entre 2022 et 2023, les importations chinoises en valeur ont diminué en moyenne de 20%. Trois catégories de produits sont particulièrement affectées : les machines et les matériaux de transport, les produits manufacturés et les produits chimiques (y compris les produits pharmaceutiques et les plastiques).
Bien que cette baisse soit significative – atteignant jusqu'à 50 % pour les produits chimiques, par exemple – les importations chinoises s’avèrent en fait être très volatiles. En effet, si la chute est importante entre 2022 et 2023, on constate qu’il y avait eu une augmentation forte des importations chinoises dans ces catégories de produits en 2022 par rapport à 2021 (voir tableau 4). L’année 2024 sera déterminante pour évaluer si la baisse se confirme ou si elle n’est qu’une fluctuation conjoncturelle, liée aux effets du soutien tacite chinois à la Russie dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine et au désir exprimé par l’UE de diversifier ses sources d’approvisionnement. Il est à noter que seules les importations de la catégorie des produits énergétiques sont en hausse en 2023, ce qui indique que l’embargo sur le gaz et le pétrole russe a entraîné une augmentation des importations chinoises dans cette catégorie. Toutefois, les quantités importées restent négligeables par rapport aux importations en provenance des États-Unis ou d’autres partenaires dans cette même catégorie. Cette hausse traduit donc principalement les effets de la politique européenne d’embargo sur les produits énergétiques en provenance de Russie.
Tableau 5 - Source des données : Eurostat
En parallèle, l’analyse des importations de l’UE27 en provenance des États-Unis entre 2022 et 2023 révèle un tableau contrasté. Tout d’abord, toutes catégories de produits confondues, c’est en 2022 que la marche est la plus haute puisque les importations en provenance des États-Unis augmentent de 34%. En 2023, l’augmentation globale ralentit puisque la valeur des importations n’augmente que de 0.6%. La part des importations de produits énergétiques a diminué de 16% sur cette période, ce qui représente en fait un retour à la normale après une hausse significative des importations américaines en 2022 pour contrebalancer la réduction drastique des importations russes consécutive à l'invasion de l'Ukraine. En effet, après le début de la guerre, l’UE a largement augmenté ses autres sources d’approvisionnement, notamment en provenance des États-Unis. La baisse observée en 2023 indique donc un retour progressif à la normale plutôt qu'un changement de cap majeur.
En revanche, une partie importante de la baisse des importations de machines et de véhicules en provenance de Chine a bénéficié aux exportateurs américains sur la période 2021-2023. L’augmentation des importations en provenance des États-Unis est importante et stable depuis 2021 (+15% entre 2022 et 2023, après une augmentation de près de 20% entre 2021 et 2022). Pour les produits chimiques et manufacturés, deux autres catégories impactées par la diminution des importations chinoises dans le marché européen, le bénéfice pour l’exportation américaine est plus léger pour l’année 2023 (respectivement 5% et 1% de hausse) alors que les importations chinoises ont chuté (de 27% et 50% en 2023). Il faut toutefois noter que ces faibles augmentations font suite à des hausses respectives importantes de 23 et 18% entre 2021 et 2022. En d’autres termes, le friendshoring entre l’UE et les États-Unis est bien réel mais partiel au cours de la période 2021 à 2023 pour les produits chimiques, les produits manufacturés et les machines et matériaux de transports.
Entre 2022 et 2023, les importations américaines en provenance de Chine ont diminué en moyenne de 24% toutes catégories de biens confondues, à l’exception des matières premières (+7%).
Tableau 6 - Source des données : USITC
Les catégories les plus affectées comprennent celles déjà observées côté européen : les produits chimiques (-58%), les machines et le matériel de transport (-30%) et les produits manufacturés (-20%). Dans le cas américain, les importations alimentaires et de tabac baissent également de 20%. Comme pour l’UE, les importations chinoises sont volatiles sur cette période, 2022 ayant montré une légère hausse dans la plupart de ces catégories. Cette baisse drastique en 2023 peut s’expliquer en effet en partie par la politique de "dérisquage", mais aussi par une réaction des États-Unis au soutien tacite de la Chine envers la Russie lors de l’invasion de l’Ukraine. Comme pour l’UE, l’analyse des chiffres de 2024 permettra d’évaluer si cette tendance est durable ou si elle est avant tout liée aux circonstances géopolitiques des années 2022 et 2023.
Tableau 7 - Source des données : USITC
Par contraste, les importations des États-Unis en provenance de l’UE ont augmenté de 4% en 2022-2023 toutes catégories confondues. Cette hausse, progressive et constante depuis 2020 (voir tableau 2), tend à se concentrer sur des catégories spécifiques en 2022-2023, notamment les produits chimiques (+3%), les machines et matériels de transports (+12%) et les "autres articles" (+10%), cette dernière catégorie englobant principalement des produits difficiles à classer, comme les pièces d’or. Une partie de la baisse des importations chinoises de machines et matériel de transports a été absorbée par l’UE : alors que les importations depuis l’UE progressent de 12%, les importations chinoises, elles, chutent de 30%. De même, une portion marginale des imports de produits chimiques précédemment sourcés en Chine est désormais approvisionnée par l’UE (+3%).
Il est important de noter que les catégories de produits les plus importés d’UE par les États-Unis coïncident avec celles que l’UE importe également des États-Unis. La raison en est simple : l’UE et les États-Unis sont des concurrents commerciaux. À l’export, les deux acteurs se positionnent sur des catégories similaires. Au fil du temps, grâce à son développement rapide, la Chine a progressivement commencé à concurrencer l’UE et les États-Unis dans les catégories où ils étaient historiquement les plus performants. Avec la volonté de diversifier leurs sources d’approvisionnement, les États-Unis et l’UE redeviennent en somme des partenaires privilégiés l’un pour l’autre dans ces domaines.
Cependant, bien que les États-Unis et l’UE se (re)tournent l’un vers l’autre pour les biens où chacun est compétitif, ils cherchent également à s’approvisionner auprès de pays voisins de la Chine, ou similaires du point de vue du développement économique. En somme, même si le "friendshoring" n’opère que partiellement, il ne repose pas uniquement sur la proximité géopolitique et la compatibilité des valeurs entre l’UE et les États-Unis, mais également sur le fait qu’en l’absence de la Chine dans le paysage commercial, l’UE et les États-Unis redeviennent l’un pour l’autre des fournisseurs “attractifs”.
Au cours des dernières années, le dérisquage des économies occidentales vis-à-vis de la Chine a bien eu lieu, mais il est plus net du côté américain que du côté de l’UE. Si les importations en provenance de Chine ont diminué pour les deux acteurs, le dérisquage américain est nettement plus rapide que le dérisquage européen. Pour cette raison, le mouvement de friendshoring côté américain est lent, progressif et stable. En ce qui concerne l’UE, ce mouvement est plus erratique et très variable d’une année sur l’autre, même si la tendance globale est bien présente. Malgré un système de valeur similaire, et une alliance militaire solide, les deux acteurs restent toutefois pragmatiques – le friendshoring ne concerne que les catégories de biens où ils sont compétitifs. Une partie de la baisse des importations chinoises de part et d’autre de l’Atlantique a donc été redistribué au partenaire allié.
[1] Maison Blanche, “Remarks by National Security Advisor Jake Sullivan on Renewing American Economic Leadership at the Brookings Institutions”, 27/04/2023. Le découplage désigne le souhait de supprimer les liens entre deux économies, soit le fait de désimbriquer les chaîne de production, tandis que le dérisquage fait référence à un processus d’élimination ou d’atténuation des risques.
[2] Commission européenne, “Commission reviews relations with China, proposes 10 actions”, communiqué de presse, 12/05/2019.
[3] Michael Race, “EU Hits China with Big Taxes in Electric Cars Battle”, BBC, 04/10/2024.
[4] Caroline Freund Et Al (2023), “US-China Decoupling: Rhethoric and Reality”, VoxEU, CEPR.