"Tu sais, quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent." C’est par cette réplique que Jean-Paul Belmondo achève une des plus fameuses histoires glissées dans le corps central du scénario, celle de la Finlandaise, qui nous servira de fil rouge. Toutes ces histoires imbriquées à la manière d’un Quentin Tarantino, mais écrites par Michel Audiard 40 années auparavant, construisent à la fois la dimension humaine et mythologique des camionneurs.
Avec ses plans larges, Henri Verneuil réalise un western moderne dans les magnifiques paysages marocains. La scène de poursuite effrénée en camion entre Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo, sur une route bordée par un ravin, constitue un des temps forts du film. L’intensité de l’action, rendue par un séquençage très court, était extrêmement novatrice en 1964.
Comme des montures, les fameux camions Berliet accompagnent trois "monstres sacrés" du cinéma français :
Aux portes du désert marocain, la société de Transports Transsahariens Castagliano emploie des camionneurs chevronnés, qui acheminent des marchandises de villes en villages à travers d'immenses espaces désertiques. Son patron, le bourru Castagliano dit "la Betterave" (Gert Fröbe), embauche un nouveau chauffeur au passé mystérieux, John Steiner, afin de transporter une cargaison de valeur au moyen d'un puissant semi-remorque, un Berliet flambant neuf. Mais l'un des chauffeurs, Rocco, dérobe le nouveau camion à l’insu de tous. Assisté de Pepa, sa petite amie, il prend la route en espérant gagner cent mille dollars. Castagliano, dans une colère noire, offre à Marec, chauffeur expérimenté et talentueux, une grosse récompense pour pourchasser Rocco et récupérer son bien. Une course poursuite spectaculaire s'engage alors dans le désert saharien entre les deux compères, source de nombreuses surprises et péripéties.
Henri Verneuil signe un film qui décrit de façon sympathique mais sans complaisance la vie des prolétaires de la route et met en scène leur vie au travail. Il n’en est pas à son coup d’essai : il avait déjà évoqué la vie d’un chauffeur dans un drame social, Des gens sans importance, sorti en 1956. Le premier rôle était tenu par Jean Gabin.
Le rapport à la hiérarchie, la peur du chef, mais aussi l’affranchissement, sont tour à tour évoqués. Bien sûr, les temps ont bien changé, avec l’émergence des outils de traçabilité. Mais des entretiens récents menés auprès de chauffeurs m’ont confirmé que l’autonomie et la hiérarchie peu présentes sont encore perçus comme de vrais avantages du métier de conducteur routier. Ils témoignent aussi de la persistance de fins de mois difficile. En revanche, la nouvelle considération sociale dont ils font l’objet, pour avoir contribué à assurer la continuité des approvisionnements durant la période du confinement, les touche. Reste à savoir ce qu’il en adviendra quand cette crise du Covid-19 sera derrière nous.
De nos jours, il y a généralement deux camps de spectateurs du film. Le premier prête des relents colonialistes et misogynes à Henri Verneuil, tandis que le second estime à l’inverse que le réalisateur a voulu les dénoncer. Dans les faits, les Africains sont traités comme des enfants qui laissent les hommes blancs diriger et les figures féminines font la part belle aux stéréotypes, jusque dans les insultes qui leur sont adressées. À vous de juger.
Mais une chose est sûre : dans le transport routier de 2020, ce mépris n’a plus sa place. En manque de chauffeurs, la profession recrute fortement en Afrique. Les chauffeurs marocains constituent le second contingent étranger dans les entreprises de transport espagnoles et contribuent à transporter les fruits et légumes ibériques en camion frigorifique à travers toute l’Europe. De même, le monde du transport espère féminiser la profession de conducteurs. Les femmes représentent aujourd’hui moins de 2% des effectifs. Une meilleure attractivité, davantage de sécurité et des trajets plus courts avec l’explosion des ventes liées au e-commerce sont des leviers puissants pour augmenter ce pourcentage...à condition de ne rien lâcher dans la lutte contre les stéréotypes.
Je vous invite donc à découvrir ou redécouvrir Cent mille dollars au soleil et les films de Henri Verneuil pour qui j’ai une tendresse particulière. Ainsi s’achève notre trilogie "Transport et Cinéma". Pour évoquer le plaisir de l’avoir écrite et la nécessité pourtant d’y mettre un terme, j’emprunterai encore une fois une citation sortie du contexte de l’histoire de la Finlandaise : "Tu viens de briller, gâche pas tes cartes !"