Les transporteurs routiers sont asphyxiés. La brutale montée des coûts énergétiques au cours de l’année a mis leur secteur d’activité à rude épreuve. Dans sa dernière enquête conjoncturelle sur les "Perspectives économiques et coûts du transport routier", publiée le 19 octobre 2022, le Comité National Routier (CNR) indique une hausse globale des coûts sur un an de 17,2% en France pour le transport longue distance gazole et de 16,8% pour le transport régional. L'augmentation est encore plus violente pour ceux qui ont fait le choix du gaz puisqu’elle atteint + 47,9% pour le transport GNL (longue distance) et +47% pour le transport GNC (régional).
Cette hausse est essentiellement tirée par l’augmentation du prix des carburants. Le CNR indique une progression de 46,3% du gazole professionnel en glissement annuel (septembre 2021/ septembre 2022), et surtout de 147,2% pour le GNV (août 2021 / août 2022), hors aide exceptionnelle de l’État qui se porte à 0,15 euro/l pour le gazole et de 0,21 euro/kg pour le gaz.
Le choc est d’autant plus rude que le développement des flottes de camions gaz constituait à ce jour une des seules alternatives tangibles pour se conformer aux objectifs de décarbonation du transport routier fixés par la Commission européenne dans le cadre du Pacte vert (Green Deal). La flambée du prix du gaz pénalise lourdement ceux qui ont joué le jeu de la transition énergétique en amorçant une diversification de leur flotte, malgré les surcoûts.
Ce constat est largement partagé en Europe. En Allemagne, l’association professionnelle BGL a tiré la sonnette d’alarme. "Les entreprises les plus exposées au risque d’insolvabilité sont celles qui ont réduit en grande partie leur flotte de camions diesel au profit de camions GNL. Ces entreprises ont suivi les incitations de l’État et pris le risque de miser sur la seule alternative disponible sur le marché pour les camions diesel. Si elles ne sont pas aidées, elles paieront de leur vie leur travail de pionnier en matière de protection du climat dans le secteur de la logistique", indique le BGL dans un document publié le 24 août. Le surcoût d’exploitation d’un camion GNL est estimé à 9360 € par mois en septembre 2022, sur la base d’un kilométrage moyen de 13 000 km. En Pologne aussi, les transporteurs ont interpellé le gouvernement. Dans un courrier adressé au Premier ministre le 19 septembre, l’association TLP (Transport Logistyka Polska) souligne que "sans le lancement urgent d’une aide gouvernementale appropriée pour le secteur, les transporteurs routiers polonais perdront dans les années à venir leur compétitivité établie de longue date sur le marché international des services de transport".
L’association polonaise va encore plus loin : elle affirme que sans cette aide, le secteur sera contraint d’arrêter les investissements prévus dans des solutions modernes et respectueuses de l’environnement, par exemple dans le cadre du "Green Deal" européen. Une menace claire pour les objectifs de décarbonation du transport routier fixés par la Commission européenne.
Le contexte inflationniste pèse sur les relations transporteurs-chargeurs. Les transporteurs arrivent tant bien que mal à faire passer leurs clauses d’indexation gazole et n’hésitent pas à arrêter de travailler avec les donneurs d’ordre qui s’y refusent. En revanche, les relations sont beaucoup plus tendues pour les transporteurs dont le parc est composé de véhicules gaz. "Sur la base actuelle des cours du gaz, le modèle économique du GNV ne tient plus, car jusqu’à présent, une utilisation intensive des camions gaz permettait de compenser le surcoût du prix d’achat des véhicules", souligne Jean-Michel Mercier, directeur de l'Observatoire du Véhicule Industriel (OVI) de BNP Paribas Rental Solutions. Ne reste pour l’instant que l’argument du Crit’air1, sésame bientôt obligatoire pour pénétrer dans les Zones à faibles émissions (ZFE). Mais à quel prix ?
Un distributeur comme Monoprix, jusqu’alors très investi dans la motorisation GNV pour livrer ses enseignes en centre-ville s’interroge. "Nous avons des vraies questions qui sont liées au prix des carburants alternatifs. Cela fait des années que l’on a investi dans les camions gaz et aujourd’hui le prix du carburant a été. multiplié par 5. Nous avons des réelles difficultés à maintenir une activité avec ces véhicules or ils sont les seuls à pouvoir entre dans les ZFE, en dehors des solutions émergentes comme le biocarburant B100 ou l’électrique qui n’est pas encore mature. On se sent piégé d’avoir investi dans le gaz, avec des tournées qui coûtent 50 % plus cher et une vraie tentation de revenir au diesel", expliquait Cédric de Barbeyrac, directeur transport de Monoprix, lors de la 2è rencontre Interlud qui se déroulait à Paris le 4 octobre dernier.
Même si Cédric de Barbeyrac annonce qu’il compte "tenir bon", la situation actuelle a clairement porté un coup d’arrêt aux nouvelles commandes de camions dotés d’un moteur gaz. "En ce moment, toutes les commandes de camions gaz sont l’arrêt", reconnaît Thierry Archambault, président-délégué de la CSIAM (Chambre syndicale internationale de l’automobile et du motocycle), qui représente les principaux constructeurs de poids lourds en France. Ces derniers plaident pour une décorrélation des prix du biogaz et du gaz, afin de permettre de sortir cette filière du marasme.
Au fil des ans, sous la pression sociétale et réglementaire et parfois par conviction, le secteur du transport routier de marchandises s’est converti à l’idée que la transition énergétique était une nécessité. La volonté d’investir est même assez largement partagée. Mais elle se heurte au manque de solutions techniques opérationnelles et à la crainte, pour les transporteurs, de miser sur le mauvais cheval. Dans un secteur à faible marge, on peut comprendre cette réticence à investir dans des technologies dont on n’est pas sûr qu’elles produisent les effets espérés. Le choc encaissé en 2022 par les pionniers du gaz risque, à ce titre, de laisser des traces.
Le secteur est donc condamné à avancer dans un certain flou sur la voie de la transition énergétique. En effet, comme nous le verrons dans le 2è volet de cette enquête, la pression, qu’elle vienne du cadre réglementaire ou du marché, s’accroît. Bonne nouvelle en revanche, et ce sera l’objet du 3è volet de notre enquête : on constate ces dernières années une accélération et une multiplication des innovations technologiques.
Pour exprimer cette confiance dans la capacité du secteur à d’adapter et à dépasser les aléas, rien ne vaut l’expérience d’un professionnel. Spécialisé dans le transport et la logistique frigorique depuis 1968, le groupe familial d’origine bretonne Delanchy compte aujourd’hui une quarantaine de véhicules gaz sur les 1000 qui composent son parc. "Nous attendons 10 autres véhicules, qui étaient déjà en commande, mais nous sommes actuellement en stand-by sur cette énergie pour 2023", témoigne Nicolas Muet, responsable communication externe et partenariats du groupe. En revanche, ce transporteur commence à se tourner vers la motorisation électrique, avec déjà 3 porteurs au compteur et 10 autres prévus en 2023, affectés aux tournées les plus courtes, compte tenu de l’autonomie proposée et de la consommation pour le groupe frigorifique. "Les cartes ont été rebattues avec l’augmentation des prix du gaz et du gazole. Même si cela coûte plus cher qu’une solution traditionnelle, les nouvelles énergies, notamment électriques, seront de plus en plus rentables étant donnée la hausse des prix des carburants", prévoit déjà ce dirigeant.