Le transport routier de marchandises doit désormais intégrer la pénurie de chauffeurs routiers comme un paramètre structurel. Certes, en 2020, la chute de la demande au plus fort de la pandémie de Covid-19 a atténué la tension sur le marché. Mais la pénurie a de nouveau repris de l’ampleur en 2021, favorisée par la forte reprise économique post-pandémique. Selon la dernière étude annuelle de l’IRU, menée auprès d’un échantillon de plus de 1 500 entreprises de transport dans 25 pays, environ 2,6 millions de postes de chauffeurs n’étaient pas pourvus l’an dernier, et la tendance devrait s’intensifier en 2022.
En 2021, toutes les zones sauf l’Eurasie ont été concernées par une aggravation de la pénurie, même si celle-ci reste inférieure au niveau pré-pandémique. En Europe, le taux de postes non pourvus est passé de 7% à 10%. La situation est particulièrement critique au Royaume-Uni avec 100 000 postes non pourvus, mais aussi en Allemagne et en Pologne (80 000 postes non pourvus dans chacun de ces pays) et en Roumanie (71 000 postes). La France, l’Espagne et l’Italie sont dans une situation un peu moins délicate, comme l’indiquait le dernier Benchmark européen TI/Upply/IRU des prix du transport routier.
On note également une nette poussée du nombre de postes non pourvus en Turquie ou en Chine. Quant à l’Eurasie, elle ne subit certes pas de progression mais elle est parallèlement la zone où le problème est particulièrement prégnant avec un taux moyen de postes non pourvus de 18%.
Pour 2022, l’enquête de l’IRU fait apparaître une légère amélioration de la situation en Argentine et en Chine, mais la tendance globale reste orientée vers une aggravation de la pénurie de conducteurs. Le nombre de postes de conducteurs routiers non pourvus devrait par exemple augmenter de 15% en Turquie et de 40% en Eurasie et en Europe.
Enfin, aux États-Unis, la pénurie de chauffeurs est évaluée à environ 80 000 postes, selon l’American Trucking Associations (ATA). La méthode de calcul est toutefois un peu différente, puisqu’il ne s’agit pas du calcul des postes non pourvus mais du ratio entre le nombre de conducteurs présents sur le marché et nombre optimal qui serait nécessaire compte tenu de la demande. L’ATA anticipe un déficit d’environ 84000 chauffeurs en 2022 et de 160 000 en 2030.
L’enquête de l’IRU permet de constater que la pénurie de chauffeurs routiers sévit partout, et y compris dans des zones où le taux de chômage est important. Un constat qui pose la question de l’attractivité du métier.
La rémunération a souvent été un argument mis en avant pour expliquer les difficultés de recrutement. En 2021, en raison du fort déséquilibre entre la demande et les ressources disponible, des augmentations de salaires significatives sont intervenues, notamment en Europe et aux Etats-Unis, et cette tendance devrait se poursuivre en 2022. Mais cela n’a pas entraîné une diminution des pénuries, constate l’IRU. Dans certains cas, il semblerait même que les augmentations accentuent le manque, car elles inciteraient certains conducteurs à diminuer leur temps de travail.
Ces éléments laissent à penser que le secteur doit s’atteler aussi à l’amélioration des conditions de travail s’il veut devenir plus attractif.
Pour l’instant, les campagnes menées pour attirer de nouveaux profils vers le métier de conducteur routier, en particulier des jeunes et des femmes, ne sont guère couronnées de succès.
Globalement, dans les zones analysées par l’IRU dans le cadre de son enquête, moins de 3% des conducteurs de camions sont des femmes, sauf en Chine (4,9%) et aux États-Unis (7,8%). "Le manque d'infrastructures sécurisées, les conditions d’accueil des chauffeurs sur les lieux de livraison, les longues périodes d'absence du domicile et la mauvaise image de la profession sont quelques-unes des raisons qui expliquent la faible représentation des femmes", estime l’IRU.
De même, le métier de conducteur routier n’attire guère les jeunes. La part des moins de 25% est globalement inférieure à 7%, avec des exceptions notables au Mexique (19%) et en Chine (17%). Cette faible proportion s’explique d’abord par le vieillissement de la population : dans l’ensemble des régions observées, moins de 13% de la main-d'œuvre globale a moins de 25 ans. "Néanmoins, la part des jeunes conducteurs de poids lourds est inférieure à la référence de la population active dans toutes les régions, à l'exception du Mexique et de la Chine", souligne l’IRU. Un autre paramètre influe également : l’âge minimum requis pour pouvoir accéder à la profession, qui peut aller jusqu’à 21 voire 24 ans.
Conséquence de ce faible renouvellement : la proportion de conducteurs routiers âgés de 55 ans et + augmente fortement. La situation est particulièrement critique en Europe et aux États-Unis, avec des taux respectifs de + de 55 ans qui atteignent 34% et 31%.
Le déficit de chauffeurs atteint aujourd’hui un niveau inégalé, qui menace clairement la fluidité des chaînes d’approvisionnement. "La pénurie chronique de conducteurs s'aggrave, avec des millions de postes non pourvus. Cela fait courir aux économies déjà sous tension un risque accru d'inflation et de perturbation des supply chains", confirme Umberto de Pretto, secrétaire général de l’IRU.
Les leviers à actionner pour remédier à cette situation sont multiples, et impliquent tous les acteurs de la supply chain. "La solution à la pénurie de chauffeurs nécessitera très certainement une augmentation des salaires mais aussi des changements réglementaires ainsi que des modifications des pratiques commerciales des expéditeurs, des destinataires et des transporteurs afin d'améliorer les conditions de travail des chauffeurs", résume l’ATA.
Si la question des salaires relève avant tout de la politique de chaque entreprise et du rapport de force entre l’offre et la demande, les autorités ont commencé à travailler avec les professionnels à certaines améliorations des conditions de travail. La question des parkings sécurisés, notamment, a fait l’objet de plusieurs initiatives de part et d’autre de l’Atlantique.
En septembre 2021, la Commission européenne a lancé un appel à propositions pour améliorer le réseau d'aires de stationnement sûres et sécurisées pour les poids lourds (SSTPA) dans l'Union européenne, assorti d’une enveloppe de 100 M€. Les investissements iront prioritairement au développement de nouvelles aires de repos le long du réseau routier principal du réseau transeuropéen de transport (RTE-T), environ tous les 100 km, ainsi qu’à l'amélioration de la sécurité et des services dans les aires de repos existantes. Avec 300 000 places disponibles, l’Europe présente un déficit de 100 000 places de parking sécurisées pour couvrir ses besoins, estimait la Commission européenne dans un rapport publié en 2019.
Par ailleurs, tout récemment, la Commission a publié de nouvelles normes qui doivent garantir aux conducteurs l'accès à toutes les installations nécessaires, tout en permettant aux opérateurs de transport de choisir le niveau de sécurité dont ils ont besoin pour leurs marchandises. Le règlement délégué publié le 7 avril 2022 détermine en effet un niveau minimal de services et 4 niveaux de sécurité (bronze, argent, or, platine).
Aux États-Unis aussi, une loi sur l’amélioration de la sécurité du stationnement des poids lourds a été présentée en mars 2021, qui doit permettre de financer des projets à hauteur de 755 millions de dollars. Le processus législatif est toujours en cours.
Au chapitre de l’amélioration des conditions de travail figure un autre point clé : les conditions d’accueil chez les expéditeurs et les destinataires. Cela concerne aussi bien la question de l’accès aux équipements sanitaires que la nature des tâches exigées, comme le chargement/déchargement des marchandises par le chauffeur. Certains pays ont commencé à légiférer sur ce point. En Espagne, par exemple, un décret-loi royal du 1er mars 2022, publié dans le journal officiel en date du 2 mars 2022, a introduit l’interdiction de la participation du conducteur aux opérations de chargement et déchargement de la marchandise ainsi que des emballages (palettes, caisses, etc.), à l’image de ce qu’a fait le Portugal en septembre 2021. Celle-ci vaut pour tout véhicule de plus de 7,5 tonnes sur l’ensemble du territoire espagnol, sauf dans certaines activités précises. Le non-respect de l’interdiction est désormais considéré comme une infraction et sera passible d’une amende pouvant atteindre jusqu’à 6 000 euros. Par ailleurs, le temps d’attente au-delà d’une heure fait désormais l’objet d’une indemnisation de l’entreprise de transport.
La pénurie de chauffeurs ne concerne pas seulement les entreprises de transport et les pouvoirs publics. C’est toute la chaîne qui doit se mobiliser, y compris les chargeurs, qui vont devoir redoubler d’efforts pour sécuriser leurs relations avec ces prestataires essentiels.