La descente des taux de fret spot sur le Transpacifique et sur l’axe Asie/Europe s’accélère depuis l’été 2022. L’atterrissage se révèle finalement un peu plus brutal que ce que nous avions prévu dans nos 3 scénarios de début d’année, en raison d’un crash de la demande occidentale aux origines à la fois politiques, économiques et techniques :
Cependant, comme nous l’avions annoncé dans nos prévisions, l’année 2022 restera historique en matière de résultats financiers pour les compagnies maritimes. Même si des renégociations interviennent bien souvent en cours d’exécution, la nette revalorisation des contrats de long terme en 2021 a en effet pu jouer le rôle d’amortisseur escompté par les compagnies pour lisser la descente du marché spot.
Pour les compagnies maritimes du top 10 clôturant leur année fiscale le 31 décembre, les profits devraient globalement doubler en 2022 par rapport à 2021, grâce à un premier semestre particulièrement dynamique. Les compagnies maritimes dont l’exercice se termine fin mars 2023 enregistreront probablement des performances moindres, tout en restant largement rentables.
Au cours des trois premiers trimestres, le niveau des taux de fret a permis d’absorber la hausse substantielle des coûts d’exploitation. Ces augmentations subies par les compagnies concernent en premier lieu le carburant, mais elles intègrent aussi d’autres composantes comme la manutention, les coûts de stockage et de transport, les droits de passages (canal de Suez, par exemple), dans certains cas les droits de ports et prestations connexes comme le remorquage. Enfin, deux transformations structurelles mobilisent de lourds investissements qui pèsent également sur les coûts : la transition énergétique et la digitalisation.
Selon nos estimations Upply, le point d’équilibre pour dégager une marge opérationnelle sur un trajet Asie/Europe entre ports directs se situait autour de 1 200 USD/ 40’HC lors de la période pré-pandémique. Compte tenu de la flambée des coûts, nous estimons que ce pivot s’élève aujourd’hui à environ 2 000 USD sur la base d’un taux de remplissage de 85%, ce qui est au demeurant difficile à atteindre dans le contexte actuel, malgré les blanks sailings.
Nous constatons déjà sur le marché spot de décembre des offres autour de ce pivot de 2 000 USD, avec il est vrai, une très faible quantité de départs possibles. Il est donc assez aisé de comprendre que la période faste pour les compagnies est derrière elles. Les accusations de manipulation du marché sont en train de tomber d’elles-mêmes, ce qui pourrait avoir un impact favorable pour les compagnies dans le cadre de la renégociation du régime dérogatoire dont elles bénéficient en matière de concurrence. Les autorités bruxelloises consultent actuellement sur ce dossier, le système arrivant à échéance en avril 2024.
Les grands commissionnaires de transport sont eux aussi "embarqués" dans la contraction du marché. Celle-ci va inévitablement affecter mécaniquement leurs résultats, avec un effet retard d’environ 3 mois.
Sur un fond de désendettement massif depuis deux ans, toutes les grandes compagnies maritimes voient leur situation financière assainie en profondeur. Un rétablissement qu’elles ont mis à profit pour diversifier leurs activités.
En cette fin 2022, le profil des grands groupes de transport maritime mondiaux a très significativement évolué par rapport à la période pré-pandémique. Dans le sillage du groupe Maersk, les principales compagnies se sont toutes engagées dans une approche de consolidation verticale de la chaîne de valeur logistique.
Source des données : communiqués des groupes - © Upply
Tous ces acteurs accélèrent par ailleurs leurs prises de participation dans les terminaux portuaires, afin de consolider leurs actifs en cette période d’euphorie des résultats opérationnels.
Enfin, Maersk, CMA CGM et MSC se sont toutes lancées dans le fret aérien.
Dans sa communication, le groupe Maersk n’hésite plus à se présenter au marché non plus comme une compagnie maritime, mais comme un "intégrateur logistique global" dont l’activité maritime n’est qu’une des composantes.
Les compagnies maritimes ont gardé en mémoire ce que leur a coûté la surcapacité, érigée en fléau numéro 1 à combattre. Lorsque la marchandise n’est pas au rendez-vous, les navires ne partent plus ou sont retardés.
Ce qui était exceptionnel devient petit à petit une nouvelle forme de normalité. Les esprits s’habituent à ce que le "Liner Shipping" deviennent du "Semi Liner", avec toutes les incertitudes que cela fait peser sur les délais, engendrant en cascade une désorganisation des supply chains. Les données du cabinet Sea Intelligence révèlent une situation contrastée au cours de l’année, avec une très légère amélioration de la qualité de service au premier semestre suivie d’une nouvelle détérioration au 4è trimestre, de mauvais augure pour cette année 2023 qui s’annonce bien compliquée.
La baisse des recettes, combinée aux exigences environnementales et à la hausse des coûts de carburant, a également fini par saborder les services premium rapides de Matson et Hapag Lloyd, sur le transpacifique pour le premier et sur l’Asie/Europe pour le second. C’est regrettable sur un plan du rétablissement des supply chain car ces services permettaient de renouer avec des vitesses commerciales et des transit times en phase avec ceux des années 2000.
Le super slow steaming a donc gagné la partie, visiblement durablement. Une fois encore, c’est un signe qui ne va pas dans le sens d’un recalage performant des chaînes logistiques internationales sur le long terme.
Ce mouvement pourrait apporter de l’eau au moulin des tenants du nearshoring, même si l’imbrication des chaînes de valeur fait qu’il s’agit d’un processus complexe à réaliser.
Les grands chargeurs, au-delà de la fluctuation des prix, ont compris que le retour à la qualité de service pré-pandémique en matière de délais et de régularité n’est pas à l’ordre du jour. Dans certains secteurs comme le textile, la relocalisation de la production, principalement dans le bassin méditerranéen, devient une option pertinente. Comme le soulignait récemment Benjamin Durand-Servoingt, directeur des opérations d’Etam Groupe, dans un entretien à Republik Supply, ce ne sont pas tant les prix du transport que les difficultés d’approvisionnement et l’allongement des délais d’acheminement qui accélèrent les réflexions.
Les compagnies maritimes ont dû franchir une première étape en matière de transition énergétique, avec l’introduction la réglementation IMO 2020. Un cap franchi plutôt avec succès, malgré leur santé financière fragile de l’époque. Elles doivent maintenant se préparer à apporter leur contribution aux deux prochaines échéances de 2030 et 2050, qui prévoient notamment de réduire les émissions de CO2 d’au moins 40% d’ici 2030 et de 70% d’ici 2050 par rapport à 2008.
En attendant, une nouvelle étape intermédiaire est prévue pour 2023, avec l’application de nouvelles normes pour la décarbonation des navires. Certains crient leur désarroi par rapport à une contrainte technique réglementaire jugée illisible voire insurmontable. D’autres préfèrent ne pas commenter, en se disant peut-être qu’avec le retournement de marché, il y aura là "sur un plateau" un argument en or massif pour mettre massivement de la capacité hors-jeu, à l’ancre ou à la démolition.
Ce qui est certain, c’est que ce durcissement va pousser les opérateurs à des mouvements de flotte massifs en évacuant les navires les plus polluants. Les chantiers de démolition, très peu sollicités dans la période récente durant laquelle tout ce qui flottait était mis en service, voient leurs plannings se remplir à grande vitesse pour la fin de l’année et le premier semestre 2023.
Sur le plan des solutions à adopter, le débat technique devient plus clair avec une distinction nécessaire entre les énergies de transition compatibles avec un moteur à combustion interne incontournable pour le deep-sea et les autres types de propulsion principales hors moteur à combustion interne au-delà de 2050.
Le coût des efforts des compagnies en matière de transition énergétique commence à peser lourd, dans un contexte de baisse des taux de fret. Il apparaît évident que la marchandise devra participer au financement de cette transition. Certains observateurs évaluent le surcoût à environ 200-300 USD par conteneur 40’ pour un voyage deep sea. Cette nouvelle donne est à intégrer dans les négociations d’appel d’offres 2023 pour les chargeurs.
2022 pourrait par ailleurs marquer la fin de la mondialisation telle que nous l’avons connue depuis les années 90, c’est-à-dire source de croissance quasi constante des volumes transportés par voie maritime.
Jusqu’à présent, seules les crises économiques étaient susceptibles d’engendrer des trous d’air dans la progression des volumes, avant que les échanges ne repartent de plus belle. Les crises géopolitiques majeures de ces trois dernières années sont venues changer radicalement la donne. Les pays occidentaux ont pleinement mesuré l’importance de rétablir leur souveraineté économique. C’est notamment le cas de l’Europe, qui a pu mesurer coup sur coup sa dépendance vis-à-vis de la Chine au moment de la pandémie de Covid 19 et sa dépendance vis-à-vis de la Russie lors du déclenchement de la guerre en Ukraine.
Les politiques qui en découleront pourraient réduire durablement la taille du gâteau à se partager pour les compagnies maritimes. Sur les grands corridors Est/Ouest, on s’achemine vers un retour des volumes maritimes conteneurisés aux niveaux de 2018-2019. Bien sûr, pour l’instant, le phénomène conjoncturel de panne de la demande occidentale en est le principal motif.
Mais d’autres paramètres plus structurels, véritables marqueurs d’un changement d’époque, pourraient entrer en jeu.
L’industrie exportatrice chinoise commence d’ailleurs à sentir le vent du boulet. La politique zéro covid jusqu’au-boutiste, couplée à la faible demande occidentale, met à mal l’appareil industriel. Le commerce maritime de proximité intra-Asie continue de bien se porter, mais c’est la seule bonne nouvelle de ce deuxième semestre pour la Chine. Sur le deep sea, les résultats ne sont pas au rendez-vous et le relais de croissance interne vers la Chine de l’intérieur patine également.
Faible impact du conflit russo-ukrainien Le conflit entre la Russie et l’Ukraine n’a pas eu d’impact majeur sur le transport maritime conteneurisé. Suite à l’embargo décidé par l’Europe, les compagnies maritimes de lignes régulières ont stoppé leurs services connectant la Russie. Une décision financièrement indolore voire même favorable, ces services étant structurellement déficitaires. Les exportations de Russie en conteneurs représentaient de très faibles volumes avant le début du conflit. Les compagnies occidentales en ont profité pour rapatrier massivement leurs conteneurs vides. La Russie, importatrice de marchandises conteneurisées en provenance d’Asie, a pu se tourner assez facilement vers son voisin chinois et mettre en place des flux ferroviaires comme stratégie de contournement. |
2022 marque enfin un virage assez important dans la considération portée au secteur de la logistique en général et au transport maritime en particulier.
La Chine, depuis longtemps, a fait de ses grands groupes maritimes et logistiques des bras armés de son expansion (Cosco, Hutchison, Sinotrans, Cainao, etc.). À la faveur de la crise qui a engendré la désorganisation des supply chains, l’Europe a (re)découvert le rôle stratégique des acteurs du secteur.
C’est notamment le cas en France. Le groupe familial CMA CGM, archi profitable après des décennies de disette, est désormais vu comme un outil politique de rayonnement du pouvoir tricolore hors métropole.
Les bonnes relations affichées publiquement avec le ministère de l’Économie et la présidence de la République, le remboursement anticipé du prêt d’urgence concédé fin 2019, l’aimable coopération sur des dossiers sensibles pour l’État comme Brittany Ferries, Air France, Gefco, Neoline, le journal La Provence et d’autres dossiers en cours démontre que les liens sont étroits.
Certains y voient un retour d’ascenseur légitime étant donné que l’État a contribué, dans les limites de ce que permettait Bruxelles, à la croissance à marche forcée de cette compagnie dans un climat financier très difficile et peu ou pas rentable durant les premières décennies des années 2000. Mais il s’agit aussi d’un signe de reconnaissance publique de la valeur stratégique que peut représenter le fait de disposer de grandes compagnies maritimes.
Lorsque les tarifs maritimes se sont envolés, les États-Unis n’ont pas manqué de pointer du doigt les "compagnies maritimes étrangères" soupçonnées d’asphyxier les exportateurs américains, se mordant au passage les doigts d’avoir abandonné les leurs. L’Europe souffre de son manque de compétitivité en matière énergétique comparée aux États-Unis. Elle dispose en revanche d’un véritable atout avec ses compagnies maritimes et ses grands groupes de commission de transport.