Market Insights

Compagnies maritimes : que faire des profits exceptionnels ?

Rédigé par Jérôme de Ricqlès | 03 juin 2021

Les taux de fret maritime s’installent plus durablement que prévu à des niveaux stratosphériques, et sur la totalité des grands axes mondiaux. Les compagnies engrangent des recettes records, qui peuvent leur permettre de répondre à plusieurs défis.

Le scénario bien rôdé de l’ajustement chirurgical de l’offre face à la demande continue de fonctionner à merveille. Cette "carrier discipline" est apparue avant la pandémie de Covid-19, alors que les compagnies maritime de lignes conteneurisées tentaient d’endiguer des pertes abyssales. Ce réflexe défensif de survie est depuis devenu une arme offensive d’une redoutable efficacité pour inverser le rapport de force sur le marché, dans un contexte de désorganisation des chaînes logistiques. Et comme l’ère post-covid n’est pas à l’ordre du jour, l’orchestre continue de jouer la même partition.

Après une année 2019 financièrement catastrophique, les compagnies maritimes ont connu une année 2020 florissante. Les perspectives 2021 s’annoncent également excellentes, avec un e-commerce qui continue de doper la demande en sortie d’Asie sur la totalité des marchés.

Que vont faire les compagnies de ces recettes "exceptionnelles", le maritime étant par nature une industrie capitalistique lourde plus habituée à la gestion à long terme ? Plusieurs pistes sont possibles, et il sera intéressant d’observer dans les mois et les années qui viennent les choix stratégiques auxquels procéderont les compagnies.

1 / Accélérer le désendettement

On l’oublie un peu vite aujourd’hui, mais les grandes compagnies maritimes ont un niveau d’endettement supérieur aux standards généralement admis sur les marchés, suite à des décennies d’affaires difficiles.

La situation actuelle leur offre l’opportunité de refinancer leur dette, et de pouvoir ainsi obtenir de meilleurs notes de la part des agences de notation financière. Un paramètre essentiel pour pouvoir ensuite emprunter plus facilement et donc financer de nouveaux investissements. Les États de "tutelle", qui ont pu être financièrement appelé à la rescousse plus ou moins directement quand les affaires étaient mauvaises, vont pouvoir maintenant souffler un peu !

2 / Accélérer la révolution digitale

La situation actuelle du marché a donné un véritable coup d’accélérateur à la révolution digitale qui peinait auparavant à s’imposer dans ce secteur assez conservateur. Avec des taux FAK à prendre ou à laisser, le client est désormais invité à procéder directement à ses réservations via internet, sans négociations téléphoniques ou en face à face préalables. Les compagnies maritimes vont désormais avoir les moyens de financer l’acquisition d’outils encore plus performants.

Les nouvelles habitudes devraient laisser des traces à long terme, et avoir un impact non négligeable sur la structure des services commerciaux. La relation commerciale avec les grands comptes relèvera toujours d’une approche personnalisée. En revanche, le métier traditionnel de "rabatteur de fret" semble voué à disparaître, et les populations commerciales qui en ont la charge doivent se préparer à cette mutation.

3 / Accélérer la transition énergétique 

Les compagnies maritimes devraient accélérer le verdissement de la flotte, afin d’être en mesure de se conformer aux objectifs de réduction des gaz à effet de serre fixés par l’Organisation maritime internationale pour 2030 puis 2050.

L’argent disponible va stimuler une recherche déjà bien lancée et prometteuse.

  • À court terme, les navires flex fuel GNL + MGO vont continuer à se développer.
  • À moyen terme, des solutions flex fuel ammoniaque / MGO encore plus vertueuses que le GNL devraient émerger.
  • À plus long terme, l’hydrogène est également une piste pour le transport maritime. Encore faut-il qu’il puisse être produit à partir d’électricité renouvelable et surtout stocké autrement que liquéfié sous pression, ce qui reste aujourd’hui le talon d’Achille de cette technologie.

Les compagnies ont compris qu’elles allaient être des acteurs majeurs des bilans carbone de leurs clients. La financiarisation des crédits attribués aux émissions les plus faibles, sous forme de Green Bonds, est un marché en devenir évident, bien qu’encore balbutiant pour l’instant.

4 / Maîtriser la chaîne de valeur globale

Pour sécuriser les relations commerciales avec leur clients sur la durée, les compagnies maritimes ont tout intérêt à poursuivre le mouvement d’intégration qu’elles ont entamé, associant gestion des terminaux portuaires, fabrication et réparation de conteneurs, développement de surfaces logistiques pas seulement portuaires, transport intérieur et activités de commission de transport. Leur bonne santé financière va leur donner de nouvelles marges de manoeuvre pour déployer cette stratégie.

Les commissionnaires de transport international classiques doivent grossir pour faire le poids. C’est ce que l’on constate avec la stratégie du groupe DSV qui, après Panalpina, vient de s’offrir Agility. 

5 / Sécuriser le marché

Les rémunérations actuelles pourraient aiguiser l’appétit de nouveaux acteurs pour le transport maritime de conteneurs. Mais pour le moment, l’accès aux chantiers navals est quasiment impossible. En effet, les commandes passées par les compagnies des trois grandes alliances mobilisent actuellement la totalité des ressources.

Le risque de voir un nouvel arrivant venir déstabiliser le marché reste donc contrôlé, d’autant plus que les acteurs en place assèchent le marché de l’affrètement, quitte à sous utiliser certains navires.

6 / Améliorer l’attractivité de la profession

Formation, qualification, reconnaissance : les personnels sédentaires des compagnies maritimes ne sont pas très bien lotis dans ce domaine. Une certaine aisance financière devrait pouvoir accélérer la montée en compétence des effectifs et permettre de mieux valoriser les personnels. C’est également une occasion unique de rendre les métiers plus attractifs pour faire venir les profils à haut potentiel dont le secteur a besoin.

Évidemment, il ne faut pas non plus oublier les navigants et les travailleurs portuaires dans le processus de redistribution. À ce titre, la récente rupture des négociations entre les instances représentatives des marins et les armateurs ne constitue pas un bon signal. Les conditions de travail se sont beaucoup dégradées durant la pandémie de Covid-19, en raison des difficultés de relève d’équipage. La Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF) alerte sur une crise des vocations, qui pourrait conduire à une pénurie de main d’œuvre.