Les clients du transport maritime de ligne régulière sont en colère. Ces deux dernières années, la qualité de service s’est fortement dégradée et les taux de fret ont flambé. De quoi s’interroger sur la pertinence des dérogations accordées aux compagnies maritimes en matière de droit de la concurrence.
La Commission pourrait-elle aller jusqu’à mettre fin ou amender sérieusement le régime dérogatoire dont bénéficient les compagnies maritimes de ligne régulière ? Ce scénario nous semble peu probable, alors que le marché des taux de fret en sortie d’Asie commence à s’auto réguler depuis l’été. Mais il n’est pas totalement exclu, et nous avons donc souhaité nous prêter au jeu des hypothèses si une telle décision devait aboutir.
L’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne interdit, entre des pays de l’UE, "les pratiques commerciales susceptibles d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence". Cependant, des accords dérogatoires sont possibles, s’ils génèrent "des avantages économiques objectifs qui contrebalancent les effets négatifs de la restriction de concurrence". C’est à ce titre que les compagnies maritimes bénéficient d’un système d’exemption par catégorie.
Cet accord, révisable tous les 4 ans, leur permet d’organiser des services de ligne régulières communs en nouant des partenariats de long terme avec d’autres compagnies maritimes de leur choix. L’objectif est de proposer à la clientèle une offre de service étoffée, que chaque compagnie ne pourrait offrir seule.
La mise en commun des moyens concerne les navires et les contrats avec les terminaux, mais pas les flottes de conteneurs qui restent opérées par chaque compagnie. En contrepartie de cette mise en commun des moyens, les politiques commerciales des compagnies doivent être cloisonnées. Par ailleurs, un opérateur ne peut théoriquement pas détenir une part de marché supérieure à 30% sur un trade, afin d’éviter tout abus de position dominante. Toutefois, dans la pratique, ce dernier point est difficile à évaluer précisément.
Collectivement, la mutualisation des moyens permet un lissage de l’exposition aux risques de chaque opérateur, dans un secteur qui nécessite de lourds investissements. Individuellement, au sein de chaque alliance, le système permet des compensations d’espace, selon les intérêts des uns et des autres.
En 2020, alors que démarrait tout juste la pandémie de Covid-19, la Commission européenne a décidé de prolonger de 4 ans le règlement d'exemption par catégorie, qui expirera donc le 25 avril 2024. À l’époque, cette décision avait déjà suscité l’incompréhension des clients du transport maritime. Mais le sujet est devenu encore plus brûlant, à l’heure où la Commission démarre ses travaux préparatoires pour "décider s'il y a lieu de laisser expirer ou de prolonger de nouveau, avec ou sans modifications, le règlement d'exemption par catégorie en faveur des consortiums de transport maritime".
La réglementation européenne fixe quatre critères pour bénéficier d’une exemption :
Aujourd’hui, les 3 grandes Alliances maritimes mondiales (2M, Ocean Alliance et THE Alliance) contrôlent 83% de l’offre de capacité de transport maritime. Ces alliances se sont constituées à l’issue d’une vaste recomposition du marché qui a démarré avec la fin des conférences maritimes, en 2008, et s’est accélérée après la banqueroute de l’armateur coréen Hanjin Shipping en 2016.
En 2017, lorsque les trois grandes alliances maritimes actuelles ont vu le jour, les finances des compagnies étaient au plus mal. La concentration du marché était à peu de chose près similaire à celle que nous connaissons aujourd’hui, mais dans un contexte global d’offre de transport maritime excédentaire, la concurrence jouait à plein et les taux de fret étaient faibles. Même la faillite d’Hanjin n’a engendré aucune pression inflationniste.
Il est donc intéressant de noter que ce n’est pas la concentration de l’offre qui est à l’origine de la remontée des taux.
L’inversion du rapport de force est intervenue durant la pandémie de Covid-19, qui a rebattu les cartes en suscitant une rupture brutale dans le rapport offre/demande. En somme, c’est bien une logique de marché qui s’applique, comme l’a d’ailleurs admis la Commission maritime fédérale américaine lorsqu’elle a enquêté sur d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles.
Néanmoins, compte tenu du changement de paradigme, certaines voix s’élèvent avec de plus en plus d’insistance pour demander la révision de l’accord d’exemption dont bénéficient les compagnies maritimes, voire sa suppression avant l’échéance d’avril 2024.
Selon les clients des compagnies maritimes, plusieurs des quatre conditions définies par la réglementation européenne pour justifier les exemptions ne sont aujourd’hui plus remplies. Les opposants à la prorogation du système avancent notamment les arguments suivants :
Par ailleurs, les opérateurs de terminaux indépendants se plaignent d’un pouvoir de négociation trop fort et trop concentré des Alliances.
Du côté des compagnies maritimes, on note une tendance à s’arc-bouter sur le régime actuel avec les principaux arguments suivants :
Les principaux arguments avancés de part et d’autre passent sous silence quelques non-dits qui vont pourtant entrer en ligne de compte dans l’appréciation de Bruxelles sur l’évolution du système.
La question de la révision ou de la suppression du régime dérogatoire des compagnies maritimes n’est donc pas simple à gérer pour Bruxelles. Trois fondamentaux ne sont pas négociables :
À l’intérieur de ce cadre, quatre grands modèles sont envisageables :
--> 1er modèle : le statu quo
Ce modèle non-interventionniste fait le pari d’un rééquilibrage naturel du marché et choisit de faire confiance aux compagnies maritimes pour accélérer leur verdissement. Ce scénario, qui correspond à la situation actuelle, a le vent en poupe dans son approche libérale même s’il est en contradiction avec la poussée souverainiste européenne, dans la nouvelle crispation des blocs que nous vivons. Dans ce modèle, Bruxelles ne revient pas sur le système actuel et continue à réévaluer le système des exemptions tous les 4 ans.
--> 2è modèle : de légers aménagements
La Commission peut envisager un encadrement plus contraignant pour assurer davantage d’équité entre les opérateurs de navires ("vessel operating carriers") et les opérateurs qui ne possèdent pas de navires ("non vessel operating carriers"). Le flou actuel peut effectivement créer des distorsions de concurrence sur le marché, dans une période où les grandes compagnies maritimes élargissent le spectre de leurs activités transport et logistique bien au-delà de leur cœur de métier maritime. Ce scénario aboutirait à une poursuite du régime dérogatoire, avec quelques aménagements à la marge.
--> 3è modèle : un interventionnisme assumé
La Commission européenne pourrait faire le choix de rompre avec la philosophie non-interventionniste qui prévaut depuis longtemps, et prêter une oreille attentive aux revendications des clients. C’est le modèle qui s’impose aujourd’hui aux États-Unis. Cette dynamique américaine intègre une très forte volonté politique de faire baisser l’inflation sur les prix de détail et de favoriser les exportations, dans un contexte de relations politiques et commerciales tendues avec la Chine. Le ministère de la Justice américain (DOJ) et la Commission maritime fédérale (FMC) disposent aujourd’hui des outils légaux pour intervenir sur les marchés.
Cet interventionnisme assumé peut inspirer Bruxelles, également soucieuse de juguler l’inflation et de maîtriser la balance commerciale. Dans ce cas de figure, la Commission pourrait décider une remise à plat complète des accords d’exemption.
Mais la situation européenne est bien différente de celle des États-Unis. Le DOJ et la FMC n’ont pas d’équivalent européen. D’autre part, cette politique va à l’encontre de l’école libérale encore dominante au sein de l’UE. Enfin, les États-Unis, contrairement à l’Europe, n’ont plus d’intérêts directs dans les grandes compagnies maritimes, même s’il convient de relativiser car les grandes banques américaines sont très actives dans le financement de navires et que les passerelles restent nombreuses avec le groupe Maersk, repreneur du pionnier américain de la conteneurisation Sealand en 1999.
--> 4è modèle : le retour des conférences
Dans le contexte économique et géopolitique actuel, il serait possible d’envisager le retour à un modèle de conférence amélioré. J’estime même personnellement que ce modèle est celui qui collerait le plus aux impératifs actuels, même s’il revient à briser le tabou libéral qui a abouti à la fin les conférences maritimes en 2008.
Les détenteurs de la marchandise ont besoin de garanties de qualité de service et de régularité, ainsi que d’un minimum de stabilité tarifaire, pour bâtir leurs stratégies d’investissement et de services. L’objectif de ce modèle serait donc de satisfaire ces exigences, sous le contrôle d’autorités de tutelle européennes spécifiques, à travers les mesures suivantes :
La contrepartie exigible auprès des compagnies pour bénéficier de ce statut serait un retour contraint au cadencement des services. D’autre part, il serait impératif que des instances européennes ad hoc siègent au conseil de ces conférences, avec un droit de regard sur les membres constitutifs et les tarifs pratiqués par les alliances ainsi que sur le niveau de service offert. Une telle initiative irait aussi dans le sens de la défense de la souveraineté préconisée aujourd’hui à Bruxelles. En jouant un rôle actif dans la constitution des conférences, les autorités européennes pourraient si besoin contrer la montée en puissance d’intérêts qualifiés d’hostiles, ou contraires à l’intérêt général du bloc.
Ce modèle extrême est le moins libéral des quatre. Dans une époque nouvelle où la mondialisation débridée que nous avons connu ces trente dernières années compte chaque jour plus de détracteurs pour des raisons philosophiques, sociétales et environnementales, un tel modèle peut émerger s’il est accompagné d’une volonté politique forte. Mais avouons-le, une telle rupture nous semble encore peu probable. Le dogme est ébranlé, mais il faudra sans doute encore un peu de temps pour parvenir à une certaine "radicalité" des décisions, même si le mot n’est plus tabou.