La période de grande instabilité globale que nous traversons actuellement interroge un certain nombre d’équations et de dogmes installés dans l’organisation des échanges de biens et de services de transport maritime conteneurisé intercontinental, notamment au départ d’Asie. Questionner des fondamentaux vieux de 30 ans est un choc, mais pour les éternels optimistes dont je fais partie, c’est aussi l’opportunité d’essayer de penser "en dehors de la boîte" et d’échafauder ce que pourraient être les nouveaux modèles, à la lumière des dernières contraintes de marché.
Il est important de garder en tête qu’une bonne solution est une solution pérenne, suffisamment robuste et profitable pour l’ensemble des parties : compagnies maritimes, chargeurs, commissionnaires de transport.
Avant de présenter une reconstruction théorique de l’offre suffisamment innovante et disruptive pour apporter une amélioration sensible par rapport à l’existant, passons d’abord au crible les briques essentielles de la problématique globale.
Les enjeux des opérateurs maritimes et portuaires
Les enjeux des importateurs et exportateurs
La guerre commerciale relancée en ce début d’année 2025 met l’ensemble des parties prenantes du commerce international au pied du mur, avec l’obligation de redessiner le vivre ensemble dans le village mondial.
Comment faire des nouvelles contraintes d’aujourd’hui des forces pour demain dans un contexte de croissance faible ou molle ? L’hybridation des services par typologie de navires nous semble une piste à explorer. Elle permettrait en effet de sortir d’une approche trop monolithique de l’économie maritime, et désormais datée. L’organisation actuelle repose sur un schéma quasi exclusif d’économies d’échelle, grâce à l’exploitation de navires toujours plus grands sur les autoroutes du commerce Est / Ouest en sortie d’une zone Chine aujourd’hui élargie à l’Asie du Sud-Est.
Alors que la mondialisation dite "heureuse" des 40 dernières années a visiblement vécu, et que les ULCS posent toute une série de problèmes liés à leur gigantisme, il serait sans doute possible de rationaliser l’utilisation des flottes au bénéfice de toutes les parties prenantes, sur la base des moyens existants.
Les carnets de commandes de navires des grandes compagnies maritimes montrent un certain regain d’intérêt pour le segment des 12 000 - 16 000 EVP post panamax, même s’ils incluent aussi des monstres du segment 18 000 – 24 000 voire 26 000 EVP.
La transformation des services imposée par les perturbations en mer Rouge constitue en quelque sorte une première expérimentation de ce que pourrait être une reconfiguration de l’offre de transport maritime.
Globalement, l’exploitation des très grands navires via la route du cap de Bonne-Espérance a permis de satisfaire une grande partie du marché, et c’est un des enseignements de 2024. Une fois l’effet de sidération passé, l’adaptation des chaînes logistiques à ce nouveau paradigme s’est concrétisée d’une façon finalement beaucoup moins chaotique qu’attendue. Alors que la question du grand retour par le canal de Suez va se poser, il est donc légitime de se demander s’il ne serait pas judicieux de continuer à faire passer ces très grands navires par la longue route. Cela peut paraître contre-intuitif de prime abord, mais il faut garder à l’esprit qu’il y a bien deux typologies de clients très différenciées : d’un côté une demande très orientée sur le prix, peu sensible aux transit time, qui émane majoritairement des commissionnaires de transport, et de l’autre côté une demande plus faible en volumes, basée sur la vitesse et la régularité, qui est plus proche de l’ADN BCO (beneficial cargo owner, également appelé chargeur direct).
Faire partir d’Asie des navires de 24 000 EVP sur une base semi-régulière, c’est-à-dire de façon assumée et transparente avec des départs qui ne se font que lorsque les navires sont pleins, à l’optimum de leur économie d’échelle, peut constituer une offre attractive.
Une telle configuration permettrait de limiter les aléas dans les zones à risque. On a vu en 2021 avec l’échouement de l’Ever Given l’ampleur que peut prendre un incident. Faire naviguer les très grandes unités loin des potentielles zones de conflit éviterait aussi des surcoûts d’assurance.
Opérationnellement parlant, une navigation commerciale ultra lente de 8 à 10 nœuds donne un transit time moyen de 55 jours entre Shanghai et Rotterdam. Pour certains gros importateurs, un délai de mer rallongé n’est pas un handicap. Au contraire, cela constitue en quelque sorte du stockage flottant dont ils n’ont pas à supporter le coût. N’oublions pas que dans les contrats commerciaux (et leur déclinaison dans le contrat de transport), le paiement des marchandises est en général déclenché par le statut "on board" des marchandises. Pour beaucoup d’opérateurs du commerce international, la preuve de la mise à bord des marchandises a donc une importance supérieure à la durée d’acheminement dans l’appréciation de la bonne exécution globale du contrat commercial.
En opposition à ce type de modèle, sur la même route représentative du marché import Asie-Europe (Shanghai / Rotterdam), des services directs cadencés hebdomadaires, à départ fixe, seraient assurés via le canal de Suez par des navires post panamax de 15 000 EVP filant à 16/18 nœuds. Cela donnerait des délais d’acheminement crédibles inférieurs à 30 jours. Les dernières évolutions baissières des cours du fuel donnent même un peu plus de crédit à cette option dans la possibilité de gagner 1 ou 2 nœuds supplémentaires, même si cette évolution est trop aléatoire pour en faire le socle d’une offre pérenne.
Les marchandises les plus sensibles, mais aussi en volume les moins nombreuses, auraient ainsi accès à un service "premium", en contrepartie d’un prix plus élevé pour une qualité effective sur la base de paramètres concrets et vérifiables.
On aboutirait alors à deux services très différents, ayant chacun une logique commerciale propre. Le marché dans son ensemble y gagnerait beaucoup en cohérence, voire en transparence. Certains commissionnaires se trouveraient de facto privés de la possibilité de pouvoir vendre au prix fort à leurs clients un service de moindre qualité acheté à bas prix. Ce système redonnerait donc un peu plus de poids aux compagnies maritimes face aux NVOCC sur la qualité effective commercialisée sur le marché.
Cette approche bouscule le différentiel de coût d’exploitation établi en défaveur du cap de Bonne-Espérance par rapport au canal de Suez (environ 1000 USD de surcoût par 40’ évalués après 6 mois de crise en mer Rouge). Avec ce mode d’organisation, basé sur des coûts à la cellule maîtrisés grâce à deux produits bien segmentés, nous pourrions avoir la structuration suivante :
Les avantages
Les inconvénients
Les avantages d’une telle configuration du marché auraient probablement du sens dans la période transitoire d’incertitude et de faible croissance actuelle. Dans 10 ans, en revanche, il est possible que les navires de 24 000 EVP soient beaucoup plus pertinents dans des marchés mieux équilibrés en termes de ratio offre/demande.
Alors que l’époque actuelle donne du crédit à l’hypothèse de la décroissance plutôt subie que choisie, cette approche pourrait également servir d’amortisseur à un crash de marché plus que probable dans le cas d’un retour massif via le canal de Suez.