Ces vingt dernières années, dans le monde entier, les grands ports de commerce se sont dotés d’outils de traitement d’informations sans cesse plus performants, communément appelés Port Community Systems (PCS). Objectif : accélérer et fluidifier le passage des marchandises, dans un contexte de forte croissance des échanges conteneurisés.
Ces systèmes, basés sur des technologies développées par des grands groupes, constituent en quelque sorte des méga bases de données agrégeant en temps réel les informations en provenance des différents protagonistes de la chaîne portuaire.
Les 4 acteurs clés associés dans ce système commun qui travaillent en réseau sont :
Chacun de ces acteurs a des actions concrètes à mener dans une séquence de temps impartie, afin de garantir le chargement de la marchandise convenue sur le navire convenu dans les délais convenus. L’opération doit bien sûr s’accompagner d’une qualité totale en termes d’intégrité physique des marchandises, mais aussi sur le plan documentaire et sécuritaire.
Ces Port Community Systems se sont imposés rapidement, car ils évitent de multiples saisies manuelles et les risques d’erreurs associés, apportent de la transparence et ont profondément contribué à accélérer les volumes traités par les places portuaires. Ces systèmes ont également eu pour effet bénéfique de servir à constituer des bases statistiques portuaires beaucoup plus fiables, notamment pour la segmentation des conteneurs en transbordements, grâce à la récupération des données en temps réel.
Sans entrer dans des considérations techniques trop complexes, qui ne sont pas l’objet de cet article, le point commun de tous ces systèmes est de s’appuyer sur le ou les numéros de conteneurs matérialisant l’expédition. Pour mémoire, un numéro de conteneur est constitué d’un préfixe de 4 lettres identifiant la compagnie maritime ou le loueur propriétaire de l’équipement, suivi de 7 chiffres. Le 7è chiffre, appelé digit ou auto control, est une combinaison des 6 premiers afin d’éviter toute erreur de saisie.
L’enjeu actuel de la digitalisation et de la blockchain est d’aller plus loin. En ces temps d’appétit pour le Big data et son contrôle, la masse considérable et la qualité des données concentrées par les PCS intéressent les opérateurs internationaux... et certains prédateurs.
Se pose alors la question de la gouvernance des PCS, qui constitue clairement aujourd’hui le maillon faible du système. Jusqu’à présent, la part du régalien, dans une très vaste majorité de pays, s’est cantonnée au contrôle documentaire et physique des marchandises via les services douaniers et à des fins statistiques. Les États ne prennent pas toujours la mesure de la concentration des données présentes dans les PCS et de la porosité toujours possible des systèmes. Il existe pourtant un risque évident en matière d’intelligence économique publique ou privée.
Il pourrait être particulièrement facile aujourd’hui d’identifier des flux afin de les capter ou même de faire pression sur certains opérateurs pour en prendre le contrôle. La bataille de l’information et de son traitement fait partie intégrante de la guerre économique moderne, d’où l’intérêt grandissant pour les PCS manifesté par certains États, souvent via des sociétés informatiques spécialisées ou des sociétés commerciales à dominante étatique. La Chine ne s’y trompe pas, comme en témoigne l’implication d’Alibaba dans un projet de blockchain qui concerne le connaissement, porté par l’Association internationale des Port Community Systems (IPCSA[1]). Autre exemple : les données relatives aux conteneurs qui transitent par le port du Pirée sont désormais gérées par une nouvelle plate-forme lancée en 2019, le Hellenic Port Community System. Cette plate-forme est pilotée et majoritairement détenue par le Chinois Cosco, qui avait pris le contrôle du port grec en 2016. Des voix commencent à s’émouvoir, en Grèce, de la situation de monopole pour l’accès aux services portuaires. On peut imaginer que cette situation pourrait se reproduire dans d’autres ports.
Pour l’instant, les compagnies maritimes sont restées assez largement en marge du processus de dématérialisation et de digitalisation. Le connaissement n’est pas intégré aux PCS. Une SI comme Inttra a bien essayé, dans le passé, de créer un format normalisé, mais sans succès. Les compagnies ont campé fermement sur le contrôle total du contrat de transport avec leurs clients, opposant notamment des arguments juridiques liés à la qualité intrinsèque du connaissement comme titre représentatif de la marchandise.
Les compagnies maritimes ont bien évidemment l’obligation de garder confidentielles les informations relatives la marchandise qu’elles transportent, et surtout pour le compte de qui. Mais ce secret des affaires n’est pas incompatible avec l’échange d’informations et encore moins avec la standardisation, comme on a pu le voir dans le fret aérien. Conscientes des gains opérationnels qu’elles peuvent retirer de la digitalisation, les compagnies maritimes commencent d’ailleurs à évoluer sur le sujet, à condition que la sécurité des informations interfacées puisse être garantie. Les initiatives se sont multipliées les derniers mois. Les compagnies, individuellement, s’attèlent au développement de plates-formes digitales permettant d’accéder à leurs services. Les leaders du secteur se sont aussi alliés pour créer en avril 2019 la Digital Container Shipping Association, basée à Amsterdam. Elle a pour vocation de travailler sur les questions de standardisation et d'interopérabilité, car les lacunes dans ce domaine constituent aujourd’hui un vrai frein à la digitalisation du transport maritime de conteneurs. La première étape, très attendue par l’ensemble de la profession, est la définition d’un format commun électronique de connaissement par les compagnies maritimes. Elle permettra dans un second temps de digitaliser de façon élargie et partagée.
Crédit photo : @Anne Kerriou
[1] L'International Port Community Systems Association (IPCSA) a officialisé le 1er juillet le lancement de "Network of Trusted Networks (NoTN)", une nouvelle solution sécurisée d'échange de données entre les ports et entre les pays au niveau transfrontalier. Cette solution va être testée dans le cadre d’un projet pilote de deux ans qui rassemble 14 membres de l’IPCSA, dont le Français Soget.