Dans un souci de facilitation du commerce, les États-Unis et l’Union européenne ont défini il y a plusieurs années un seuil de valeur en-deçà duquel les colis importés directement par les consommateurs sur leur territoire sont exemptés de droits de douane. Aux États-Unis, les "minimis" s’appliquent aux colis dont la valeur n’excède pas 800 dollars, tandis que dans l’Union européenne, le plafond est fixé à 150 euros. Mais la croissance vertigineuse du nombre d’expéditions, notamment sous l’influence des plates-formes de e-commerce chinoises, pousse aujourd’hui les États-Unis et l’UE à revoir leur stratégie.
Dès son retour au pouvoir et la reprise de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, Donald Trump a mis la question des minimis sur le devant de la scène. Ils sont aussi débattus en Europe, car l’Union européenne est particulièrement concernée par ce phénomène dans sa relation avec la Chine : en 2024, les pays européens ont réceptionné presque deux fois plus de petits colis que les États-Unis.
Les exemptions ont un impact considérable sur le e-commerce direct au consommateur ("B2C"). Les business model d’entreprises chinoises comme Shein ou Temu, ou d’entreprises américaines comme Amazon, en dépendent au moins partiellement. Dès le 2 avril, jour de l’annonce des tarifs douaniers américains, Amazon aurait ainsi annulé l’acheminement de biens en provenance de Chine. Temu, de son côté, a expliqué passer d’un modèle de vente directe au consommateur à un modèle reposant sur des lieux intermédiaires de stockage aux États-Unis… avant de rétropédaler suite aux négociations sino-américaines du 12 mai dernier qui ont permis le rétablissement des minimis. Côté européen, l’élimination des exemptions tarifaires pour les colis de moins de 150 euros est au programme de la réforme douanière européenne qui doit entrer en vigueur en 2028.
Dans le domaine du e-commerce B2C, 2019 a marqué un tournant. Jusqu’alors, la Chine importait plus qu’elle n’exportait. Depuis, même si les importations de Pékin continuent d’augmenter (marginalement), la Chine exporte plus qu’elle n’importe. Et elle exporte de plus en plus. Le gouvernement chinois considère d’ailleurs le e-commerce transfrontalier comme l’un des nouveaux moteurs du commerce extérieur chinois. Il représentait 67 milliards de RMB en 2024 (330 millions d’euros actuels), soit une augmentation de 10.8% par rapport à l’année précédente.
Tableau 1 : Évolution des importations et exportations chinoises de biens en e-commerce en milliards de RMB - Source : Données douanières chinoises. Les données spécifiques sur 2024 ne sont pas disponibles. Tableau de Camille Brugier pour Upply.
D’après un rapport de l’antenne chinoise d’E&Y s’appuyant sur les chiffres des douanes chinoises du 1er semestre 2024 [actuellement indisponible à la consultation], les exportations chinoises dans le cadre du e-commerce transfrontalier ciblent essentiellement les États-Unis (34,2% de leur valeur totale) et les pays européens, en particulier le Royaume-Uni (8,1%), l’Allemagne (8,1%) et la France (4,5%). Une présentation du ministère du Commerce chinois des chiffres du e-commerce pour le 1er trimestre 2024 indique par ailleurs que les importations chinoises de e-commerce proviennent des pays développés (États-Unis : 8,8% ; Japon : 8,5% ; France : 5,7% et Allemagne : 5,5%). Les principaux produits importés par la Chine sont les cosmétiques, les céréales, les huiles et produits alimentaires, ainsi que les vêtements et chaussures.
Le gouvernement chinois a pris toute une série de mesures visant à favoriser les exportations e-commerce de biens sur lesquels la Chine a un avantage comparatif, assurer les capacités de production et d’acheminement de ces produits, mais aussi favoriser le commerce avec les pays associés au projet de la Route de la Soie. Les données concernant les importations globales de la Chine montrent un remplacement progressif des pays occidentaux par une montée en puissance des pays de l’ASEAN. Cette tendance pourrait s’accélérer et s’étendre aussi au e-commerce (les données sur ce segment spécifique ne sont pas disponibles), étant donné les tensions rencontrées avec l’UE et les États-Unis.
Cette stratégie de conquête a produit des effets tangibles. En Europe, 91% des importations de petits colis non soumis aux droits de douanes en 2024 provenaient de Chine. D’après les données douanières européennes, le volume total de ces colis a plus que doublé entre 2023 et 2024, passant de 1,9 à 4,17 milliards d’unités. Chaque jour, 12 millions de petits colis arrivent depuis la Chine dans l’espace européen.
Ce volume conséquent pose un problème à de nombreux égards. D’abord, les services douaniers des États membres de l’Union européenne n’ont pas les moyens de traiter un tel volume et d’éviter ainsi l’entrée d’articles de contrefaçon ou d’articles non-conformes aux règlementations européennes, notamment environnementales. Ces articles à bas coût représentent pour Bruxelles une concurrence potentiellement déloyale à l’encontre non seulement des entreprises européennes produisant en Europe dans le respect des règlementations en vigueur, mais aussi des entreprises étrangères acheminant des biens en Europe par conteneur et payant par conséquent des droits de douane. Par exemple, un T-shirt (ou autre produit textile), parmi les plus importés dans l’UE par petit colis, subit un droit de douane de 12% lorsqu’il est importé par conteneur, alors qu’il est exempté de tout droit de douane lorsqu’il est acheminé par voie postale (si sa valeur n’excède pas 150 euros).
Du côté des États-Unis, le nombre de colis exemptés de droit de douane a fortement augmenté, sans atteindre pour atteindre le niveau constaté dans l'UE. En 2024, les États-Unis ont importé près d'1,4 milliards de petits colis, près de trois fois moins que l’Union européenne. Cette différence est d'autant plus significative que les États-Unis acceptent l’exemption tarifaire pour les colis allant jusque 800 dollars alors que la limite européenne est fixée à 150 euros. Par ailleurs, la domination de la Chine est moins marquée puisqu’environ 60% des importations aux États-Unis sous le régime de minimis proviennent de Chine, contre 91% dans l'UE.
Tableau 2 : Évolution du nombre de petits colis importés aux États-Unis sur la période 2020-2024 (en millions) - Source: US Customs and Border Protection, Tableau Camille Brugier pour Upply.
On ne peut comprendre le dossier des minimis sans prendre en compte le fait que, pour les États-Unis comme pour l’Union européenne, cette niche exploitée par la Chine s’ajoute à une longue liste de pratiques chinoises dans le secteur manufacturier ne respectant pas l’esprit du libre-échange.
Il est indéniable que les produits chinois bénéficient d’un avantage à l’export, en partie expliqué par les subventions massives au système manufacturier chinois accordées dans le cadre du plan Made in China 2025 et des plans quinquennaux successifs. Articulée avec la politique économique chinoise dite de "circulation duale" initiée en 2021, qui appelle à limiter les importations en provenance des pays occidentaux tout en maintenant la cadence des exportations, la baisse progressive des importations en provenance des pays occidentaux apparaît comme étant volontairement orchestrée par Pékin.
À cela s’ajoute une politique douanière chinoise restrictive vis-à-vis des produits européens et américains arrivant directement aux consommateurs chinois. Sur le papier, le système chinois autorise les minimis. En effet, la Chine catégorise les achats de e-commerce transfrontaliers parmi les biens personnels, qui sont soumis à des quotas annuels individuels. Dans la mesure où une transaction unique transfrontalière n’excède pas 636 euros (5000 RMB) et où l’ensemble des achats n’excède pas 3307 euros par an et par individu, les transactions sont exemptées de droits de douanes, et sont soumises au règlement de 70% de la taxe sur la consommation et de la taxe sur la valeur ajoutée. Au-delà, les droits de douanes s’appliquent et 100% des deux taxes doivent être réglées. Pourtant, les produits européens et américains arrivent difficilement directement aux consommateurs chinois. Une barrière non-tarifaire est à l’origine de cette asymétrie. Comme le note le EU SME Helpdesk, qui soutient les entreprises européennes à l’export, l’envoi direct de biens aux consommateurs Chinois est fortement déconseillé. En effet, les produits restent souvent bloqués à la douane, ce qui les rend de facto non-compétitifs par rapport aux produits chinois, qui sont eux livrés très rapidement. Cette barrière non-tarifaire de l’inspection douanière demeure et empêche la circulation fluide des petits colis au sein du marché chinois.
Finalement, les minimis cristallisent diverses frustrations américaines et européennes à l’endroit de la Chine : un accès limité au marché chinois, des plans de subvention à l’export, une politique chinoise assumée de baisse des importations en provenance de l’UE et des États-Unis, la submersion des services douaniers occidentaux par l’avalanche de petits colis en provenance de Chine, le non-respect des normes environnementales et de sécurité. Les États-Unis et l’UE souhaitent rectifier l’équilibre et légiférer sur ces colis de faible valeur.
Les annonces de mesures sur les petits colis se sont multipliées ces derniers mois. Nombre d’entre elles ont été tuées dans l’œuf, d’autres ressuscitent à intervalles réguliers.
Outre-Atlantique, la question de l’exemption tarifaire permise par les minimis a précédé le retour de Donald Trump au pouvoir. Début 2024, un élu républicain du Congrès a proposé une loi pour "empêcher l’usage abusif de la loi sur les minimis par la Chine". Quelques mois plus tard, l’administration Biden a annoncé souhaiter supprimer cette niche, réclamant au Congrès une loi allant dans ce sens. Fin janvier 2025, un rapport du Congrès a proposé plusieurs pistes d’actions pour limiter le nombre de petits colis importés aux États-Unis.
Aujourd’hui, la suppression des minimis est une carte utilisée par Donald Trump dans le jeu des négociations bilatérales avec la Chine. En février 2025, la suppression prochaine des exemptions était annoncée par le Bureau Ovale, officiellement pour le rôle joué par ces colis de faible valeur dans l’arrivée massive d’opioïdes sur le territoire américain. Ainsi, les mesures tarifaires du "Liberation Day" ont été assorties d’une suppression de la franchise des minimis, à laquelle s’est ajoutée une taxe dont la valeur est équivalente à 30% de la valeur du colis. Quelques jours plus tard, la Maison Blanche a annoncé augmenter les mesures tarifaires touchant les colis à faible valeur, passant la taxe de 30% à 120% de la valeur contenue dans le paquet. Depuis la conférence de presse conjointe États-Unis/Chine de Genève du 12 mai 2025 entre Donal Trump et Xi Jinping, cette taxe a été momentanément abaissée à 54% du prix du contenu, le temps des négociations. Ce feuilleton tarifaire est susceptible de se poursuivre durant l’été et il est probable que cette carte continuera d’être utilisée par Washington de façon récurrente comme moyen de pression sur Pékin dans le cadre des négociations commerciales volatiles qui caractérisent le nouveau mandat de Donald Trump.
Côté européen, deux pistes, de long- et court-termes, sont sur la table. La réforme douanière européenne en cours, et applicable à l’horizon 2028, prévoit la suppression de la franchise de droit de douane pour les paquets de faible valeur. Ce ne serait donc qu’une question de temps avant que ce sujet ne soit traité par l’UE. Toutefois, certains États membres prennent les devants, au vu de la croissance exponentielle des petits colis exemptés de droits de douane. Après les alertes de certains groupements de professionnels qui parlent d’invasion, le gouvernement français a par exemple annoncé vouloir imposer des "frais de gestion" sur les petits colis à compter de 2026[1]. En mai 2025, la Commission européenne a elle-aussi annoncé vouloir instaurer des frais de 2 euros par petit colis pour pallier les coûts douaniers supplémentaires nécessaires pour gérer cet afflux.
Face à ces mesures européennes et américaines, les entreprises chinoises sont déjà en train d’envisager des solutions alternatives. La plus évidente : plutôt que de faire parvenir directement les envois au consommateur, elles pourraient avoir recours à des entrepôts situés sur le territoire. Ce modèle, privilégié par Temu comme "plan B" aux États-Unis, se rapproche fortement du modèle utilisé par Amazon. L’entreprise peut ainsi faire faire du groupage maritime ou aérien avant de livrer les consommateurs depuis ses entrepôts. La fin des exemptions tarifaires sur les petits colis ne signe donc pas la disparition de plateformes de e-commerce déjà épinglées pour concurrence déloyale ou non-respect des normes sanitaires ou environnementales. Toutefois, le contournement de ces lois devrait être rendu plus difficile. Par ailleurs, la taille critique atteinte par les plates-formes chinoises en fait des clients de choix pour les logisticiens occidentaux, et elles n’hésitent pas à abattre également cette carte. En avril 2025, le groupe DHL a annoncé la signature d’un protocole d’accord avec Temu afin "d’approfondir leur coopération".
L’Union européenne et les États-Unis ont voulu favoriser la libre circulation des biens et limiter les coûts douaniers liés à la vérification de petits paquets dont la valeur du contenu était négligeable. Les deux puissances commerciales constatent aujourd’hui les limites de cette approche et veulent y remédier. Côté américain, les franchises tarifaires liées aux petits colis sont utilisées par l’administration Trump comme outil de négociation avec la Chine. Côté européen, en attendant une réforme prévue pour 2028, des mesures temporaires sont annoncées pour limiter l’impact des minimis. Victime collatérale de cette équation complexe, le fret aérien, vecteur privilégié pour l’acheminement des petits colis B2C, est déjà affecté aux États-Unis par le changement de politique tarifaire. Il pourrait aussi l’être en Europe, si la Commission décidait l’adoption de mesures plus strictes sur le sujet.
[1] Cette annonce avait vocation à mettre la pression sur Bruxelles puisque la France, étant dans une union douanière au sein de l’UE, n’est pas en capacité de décréter seule ce type de mesure.