Derrière nos écrans, nous avons assisté avec soulagement au désenchouement du porte-conteneurs Ever Given le 29 mars, après six jours de blocage. Comment ne pas partager la joie des équipages, des autorités du canal de Suez et du personnel des sociétés de sauvetage, mobilisées pour libérer cette artère vitale pour les chaînes logistiques.
Cet accident a permis à une bonne partie de l’humanité de voir de près à quoi ressemble un porte-conteneur géant de dernière génération, et de comprendre à quel point la traversée du canal revient à faire passer un fil dans le chas d’une aiguille. Pour reprendre la formule célèbre du Loadstar : "Petit bateau petit problème, gros bateau gros problème !"
Vents cisaillants de plus de 40 nœuds dans le désert du Sinaï ? Problème technique ? Vitesse excessive justifiée ou non par un souci de manoeuvrabilité ? Responsabilité des pilotes du canal "à la barre" du navire ? Choix du navire de ne pas avoir recours à des remorqueurs ?
L’enquête doit maintenant permettre de définir l’ensemble des responsabilités afin de tirer les leçons pour l’avenir. L’incident n’a causé ni perte de vie humaine, ni pollution. Il n’y a pas eu non plus de collisions en cascade avec les navires qui suivaient l’Ever Given, ce qui a permis de limiter les dégâts. Mais la situation aurait pu tourner au cauchemar.
Comme toujours dans les sauvetages extrêmes, la combinaison de bons choix techniques et d’un petit coup de pouce du destin a finalement permis un déblocage assez rapide. Mais en cas d’échec, il n’y aurait pas eu d’autres options que d’alléger le navire par une manutention des conteneurs situés sur la pontée de la proue. Un scénario qui aurait pris des semaines et aurait représenté un coût pharaonique.
Si aucun drame n’est à déplorer, l’impact sur les chaînes logistiques n’en reste pas moins important. L’Ever Given n’a perdu aucun conteneur. Mais on ignore encore les conséquences qu’a pu avoir la longue période de blocage sur l’état des marchandises à bord de ce navire comme de ceux qui sont restés paralysés derrière lui.
D’autre part, bien que la crise n’ait finalement duré qu’un temps limité, les chaînes logistiques ont subi une nouvelle désorganisation dont elles n’avaient pas besoin. Tout d’abord, il faut libérer le canal des navires qui y étaient déjà engagés. Ensuite, les compagnies maritimes n’ont pas d’autres choix que de dérouter certains navires via le cap de Bon Espérance, avec à la clef des temps de transit nettement allongés.
Dans un système qui repose sur le cadencement des services, il est évident que le retour à la normale prendra du temps. L’engorgement créé par le blocage de 6 jours va aggraver les difficultés auxquelles étaient déjà confrontées les chaînes logistiques maritimes, en particulier la congestion de certains ports et la pénurie de conteneurs.
Alors que les taux de fret maritime se maintiennent déjà des niveaux très élevés, les compagnies pourraient être amenées à facturer de nouveaux surcoûts. Par ailleurs, les délais additionnels engendrés par l’incident du Ever Given restant dans la limite des "délais raisonnables" aux vues des circonstances, il y a peu d’espoir pour que les chargeurs dont la marchandise est impactée par des nouveaux retards puissent, à ce stade, prétendre à des dédommagements financiers.
Selon le CEO de A.P. Moller Maersk, cet épisode de blocage pourrait porter un nouveau coup au concept de "juste à temps" qui prévaut depuis trois décennies. Dans les colonnes du Financial Times, Soren Skou estime que les chargeurs, qui ont déjà subi des perturbations majeures depuis le déclenchement de la pandémie de Covid 19, vont reconsidérer leurs supply chains pour passer du "just in time" au "just in case". Les chargeurs devraient ainsi privilégier des niveaux de stocks plus importants, afin de ne plus être pris de court et de devoir interrompre des productions faute de composants ou rater des ventes faute de livraison des produits finis.
L’industrie maritime aussi, pourrait être amenée à tirer des conclusions de cet incident de l’Ever Given. L’affaire se termine bien. Mais quand on mesure les conséquences déjà lourdes d’un événement qui aurait pu tourner à la catastrophe, cela amène à s’interroger sur le gigantisme des porte-conteneurs. L’industrie et les chantiers navals ne peuvent et ne veulent pas dépasser aujourd’hui la limite des 400 mètres de long. Le Canal de Suez, le détroit de Malacca, la place à quai et l’espace dans les terminaux portuaires sont des contraintes qui imposent ce standard.
Est-ce déjà trop ? Quand un gros problème de navigation survient avec ce type de navire, comme nous venons de le vivre, cette masse inerte se révèle totalement impuissante et nécessite des moyens d’intervention hors norme pour rétablir une situation normale, sans garantie totale de résultat probant. Des navires modulaires de 2x200 mètres ne constitueraient-ils pas une solution plus adaptée pour faire face aux situations extrêmes ?
L’idée paraît saugrenue, et à première vue peu rassurante, mais elle mérite que nous nous y intéressions une seconde. La possibilité technique de "casser" volontairement en deux morceaux égaux deux tronçons du navire permettrait en effet de se sortir de bien des situations périlleuses, rapidement et finalement à moindre frais. L’avenir nous dira si, sous la pression du marché et des assureurs, ce type de design a une chance de voir le jour !