La Commission européenne a annoncé le 10 octobre que le règlement d’exemption par catégorie dont bénéficiaient les consortiums de transport maritime de lignes conteneurisées depuis 2009 ne sera pas prorogé. Cette décision, dont nous envisagions l’hypothèse en septembre dernier, a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Pourtant, la fin de ce système pourrait finalement ne pas changer grand-chose compte tenu du contexte actuel du transport maritime conteneurisé, en particulier depuis l’implosion annoncée de l’Alliance M2.
À l’issue d’un processus d’évaluation entamé en août 2022, la Commission européenne a conclu à "l'efficacité et l'efficience limitées du règlement d'exemption par catégorie en faveur des consortiums de transport maritime au cours de la période 2020-2023". Elle considère par ailleurs que le système "n'a plus permis aux transporteurs plus petits de coopérer et de proposer d'autres services en concurrence avec des transporteurs de plus grande envergure". En conséquence, le règlement d’exemption ne sera pas prorogé au-delà de sa date d’expiration, c’est-à-dire le 25 avril 2024.
Mais attention, cette décision ne signe pas l’arrêt de mort de la coopération entre les compagnies maritimes. Les accords de partage de navire (plus connus sous l’acronyme anglais "VSA" pour "Vessel Share Agreement") sont toujours autorisés, voire même soutenus par Bruxelles, là où ils sont susceptibles d’étoffer l’offre disponible. "L'expiration de ce règlement ne signifie pas que la coopération entre compagnies maritimes devient illégale au regard des règles de l'UE en matière de pratiques anticoncurrentielles. Au contraire, les transporteurs exerçant leurs activités à destination ou au départ de l'UE évalueront la compatibilité de leurs accords de coopération avec les règles de l'UE en matière de pratiques anticoncurrentielles", précise la Commission.
Ces subtilités juridiques poussent donc à s’interroger sur ces deux modes de partage de navires entre opérateurs commercialisant des marques différentes : les consortiums et les VSA.
Un consortium est un mode d’organisation directement hérité des conférences maritimes en vigueur jusqu’en 2008. La philosophie du système était basée sur ce que l’on appelle un "money pool", une sorte de pot commun en principe alimenté par les membres à hauteur de leur apport en navires dans le consortium. Le fonctionnement reposait sur une mutualisation des achats et des recettes générées, redistribuées au prorata des parts de chacun.
Depuis 2008, le droit dérogatoire permet aux compagnies de continuer à s’entendre sur la partie technique des accords et à mutualiser les achats, principalement la manutention portuaire. Les tarifs sont négociés par port ou par range de ports par l’un des membres qui est désigné chef de file pour le compte de l’ensemble du consortium. La Feport, la Fédération des opérateurs de terminaux portuaires, dénonce depuis longtemps ce système qui, selon elle, donne un pouvoir excessif aux compagnies maritimes dans la négociation en créant une hyper concentration de la demande.
Par ailleurs, un centre opérationnel intra-membres se charge de la coordination technique et opérationnelle des escales et des services du consortium, avec un partage de données assez large sur les caractéristiques des marchandises (mais pas sur les tarifs).
En revanche, chaque membre du consortium a l’obligation de travailler en "marketing séparé", c’est-à-dire que chacun est libre de sa politique commerciale, dans la limite de l’enveloppe des capacités allouées à chacun des membres.
C’est donc cette forme d’organisation qui est vouée à disparaître.
Un VSA repose sur une philosophie différente de celle des consortiums. C’est en principe un accord bilatéral de gré à gré entre deux compagnies, soit sous forme d’échange d’espace à bord des navires membres à somme nulle (on parlera alors d’accord de slots croisés), soit sous forme d’achat d’espace chez un autre opérateur, sur la base d’un contrat dit "slot used or not used". Celui qui achète l’espace commercialise en son nom propre et s’engage à payer la totalité du nombre de slots réservés, qu’il les ait tous vendus ou pas. Des ajustements et des révisions en cours de contrat sont monnaie courante.
Ce mode opératoire est donc amené à se poursuivre au-delà d’avril 2024.
Ce paramètre est essentiel car il signifie que la fin des consortiums ne veut pas dire que chaque compagnie maritime aura l’obligation de travailler uniquement avec ses propres moyens, c’est-à-dire avec des navires qu’elle possède ou qu’elle affrète et commercialise en son nom.
Côté compagnies, MSC et Maersk se retrouvent avec une longueur d’avance sur leurs concurrents car ils ont déjà commencé à préparer leur divorce, annoncé janvier 2023. Désormais quasiment affranchis de ce mode de fonctionnement, ils sont théoriquement prêts à aborder une année 2024 compliquée en matière de volumes disponibles.
Les grands commissionnaires de transport figurent également dans le camp des gagnants. Ces derniers réclamaient de façon constante et insistante depuis la pandémie une abolition du système d’exemption. Ils ont été entendus. Le Clecat, lobby des commissionnaires de transport à Bruxelles, s’est d’ailleurs félicité de la décision de la Commission européenne.
Dans son argumentation contre la prorogation du règlement d’exemption, le Clecat a notamment pointé du doigt l’intégration verticale pratiquée par certaines grandes compagnies maritimes, qui sont alors devenues des concurrents directs des commissionnaires, en plus d’être leurs fournisseurs. Les commissionnaires estimaient qu’il y avait ainsi un risque de concurrence déloyale, notamment sur un plan fiscal, par le biais d’une utilisation abusive de la taxe au tonnage par les compagnies dans la consolidation des résultats financiers.
Les manutentionnaires réclamaient également la suppression ou au moins une révision du système d’exemption. La fin du dispositif signifie que chaque compagnie devrait logiquement renégocier ses tarifs de manutention de façon individuelle, par port ou par groupe de ports. Cet effet de déconcentration devrait être favorable aux manutentionnaires, et en particulier aux opérateurs portuaires indépendants (bien qu’il en reste peu).
Certaines grandes compagnies maritimes vont devoir se mettre rapidement en conformité avec la réglementation générale européenne sur les abus de position dominante (avec quel contrôle ?). Certes, cela signifie donc quelques tracasseries administratives en perspective, mais qu’elles ont toutefois assez largement les moyens de gérer.
L’affaire pourrait être plus compliquée pour des compagnies maritimes plus petites, déjà minoritaires au sein des consortiums. Leur intérêt à court terme sera peut-être de se désengager du marché européen. C’est d’autant plus le cas que pour ces compagnies, les coûts d’exploitation vont se renchérir, car elles ne pourront pas obtenir des tarifs aussi compétitifs en matière de manutention portuaire que lorsqu’elles bénéficiaient d’achats groupés. Pire, certains terminaux clés étant aujourd’hui aux mains de grands groupes maritimes, il paraît probable que l’accès aux ports concernés et aux hinterlands associés devienne difficile voire impossible pour les compagnies les plus petites. Là aussi, il y a un risque de concentration de l’offre.
Comme le Clecat, le conseil européen des chargeurs s’est publiquement réjoui de la décision de la Commission européenne. Le European Shippers’ Council rappelle dans un communiqué qu’il combattait depuis 8 ans ce dispositif, aux côtés d’autres parties prenantes. Pourtant, de notre point de vue, les chargeurs ne sortiront pas gagnants sur tous les fronts.
L’offre va vraisemblablement se concentrer encore davantage aux mains des plus gros opérateurs, du côté client chez les grands commissionnaires comme du côté fournisseur chez les compagnies maritimes. Point positif : cette nouvelle donne devrait inciter les compagnies à mettre en place des stratégies de différenciation de l’offre, ce qui peut avoir des effets bénéfiques sur la restauration des supply chains. Les chargeurs peuvent espérer un retour à un meilleur cadencement des services et une amélioration de la vitesse commerciale des navires, et donc des délais d’acheminement plus courts. Logiquement, on devrait aussi retrouver une plus grande amplitude dans les politiques tarifaires, avec moins de suivisme de la part des compagnies.
En revanche, cela implique aussi que les chargeurs vont avoir beaucoup plus de travail pour décrypter les offres concurrentes. Jusqu’à présent, l’analyse était assez rapide, tant les éléments différenciants étaient faibles. Les chargeurs vont aussi devoir gérer des écarts importants par port en matière de THC (Terminal Handling Charges) et frais portuaires en général.
Un point de vigilance, enfin, apparaît : le nouvelle réglementation ne s’applique évidemment qu’aux liaisons en provenance et à destination de l’Union européenne. Si elles se sentent trop entravées, certaines compagnies maritimes pourraient tout simplement voguer vers d’autres marchés plus simples et plus rémunérateurs. Les chargeurs pourraient alors voir le panel de prestataires se réduire par manque d’attractivité du marché. Pour l’instant, le retournement du marché a redonné la main aux chargeurs dans le rapport de force avec les prestataires. Mais lorsque la demande repartira, le réveil pourrait être douloureux si l’offre s’est significativement contractée.