C’est un refrain que l’on entend depuis des années : le transport routier manque de main d’œuvre de façon chronique. Mais il semble que l’on atteigne aujourd’hui un seuil critique. En mars dernier, une étude l’IRU dressait un constat de pénurie sérieuse à l’échelle mondiale. En Europe, selon une enquête publiée par Transport Intelligence en août dernier, plus de 400 000 chauffeurs manqueraient à l’appel.
Les organisations professionnelles et les institutions se mobilisent pour trouver de nouveaux viviers de recrues. Le secteur s’efforce d’encourager la féminisation des effectifs. Si la démarche semble avoir rencontré un certain succès aux États-Unis, où la proportion de femmes serait passée de 3% à 11%, il semble que les conditions de travail proposées ne permettent pas de séduire massivement le public visé, en tout cas en Europe. Un autre creuset a désormais été identifié : celui des migrants. L’IRU a entrepris une opération de sensibilisation des institutions européennes sur les démarches à entreprendre pour attirer et former des migrants en situation régulière au métier de conducteur routier. Mais toutes ces démarches prennent du temps et dans l’immédiat, la pression est forte, comme le montre la désorganisation actuelle des approvisionnements au Royaume-Uni. La bonne vieille logique de l’offre et de la demande reprend donc le dessus, avec une pression sur les rémunérations.
L’augmentation des salaires a déjà commencé dans les pays de l’Europe orientale depuis quelques années. Aujourd’hui, c’est au Royaume-Uni que l’on assiste aux plus fortes hausses. Quelques entreprises proposent des primes à l’embauche de 1000 £ et jusqu’à 15% de hausse pour garder leurs chauffeurs. La tendance ne peut que se propager à toute l’Europe occidentale. Les syndicats hollandais ont déjà obtenu une augmentation générale de 3,5% en juillet 2021 et programmé 3,25% en janvier 2022. L’ambiance est donc clairement inflationniste.
Dans un article publié le 3 septembre, le transporteur lituanien Girteka Logistics a annoncé "une saison difficile en Europe pour les appels d’offres" au 4è trimestre 2021, sous l’influence de cette pénurie de chauffeurs et des nouvelles règles à venir dans le cadre du Paquet Mobilité à compter du 21 février 2022. Luis Gomez, président de XPO Logistics Europe, confirme le diagnostic dans une interview au Financial Times citée par le site Trans.Info. Le dirigeant estime que les salaires des conducteurs vont connaître une augmentation proche des deux chiffres ou à deux chiffres, et que les prix du transport routier augmenteront au moins au cours des 18 prochain mois. Notre dernier baromètre Upply/Ti des prix du transport routier en Europe montre que la tendance est déjà amorcée.
L’hypothèse que les chargeurs soient amenés à vivre dans le transport routier ce qu’ils ont connu dans le transport maritime depuis 18 mois, à savoir un niveau de service plus bas pour un coût plus élevé, n’est donc pas exclue. C’est clairement une rupture avec la dynamique que nous observions depuis presque 40 ans.
Le tableau ci-dessous, extrait de l’étude de Transport Intelligence sur la pénurie de chauffeurs routiers, détaille la situation pays par pays. La Pologne est la plus gravement touchée, suivie par le Royaume-Uni. Viennent ensuite l’Allemagne et la France dans une fourchette de déficit de 40 000 à 60 000 postes, puis l’Espagne et l’Italie aux alentours des 15 000. L’Espagne semble donc relativement épargnée puisque le besoin estimé ne représente que 6% du total des 250 000 chauffeurs comptabilisés dans le pays en 2018, selon l’étude du CNR parue en 2020. Ce pays représente pourtant le deuxième marché européen du transport routier de marchandises en tonnes-kilomètres déplacés, derrière l’Allemagne et devant la France.
La Pologne fait figure d’homme malade en Europe. Il y manquerait plus de 120 000 chauffeurs ! Dans notre article de février 2020 intitulé "Les transporteurs routiers polonais ont-ils le blues ?", nous évoquions déjà ce phénomène. Estimé à 100 000 - 110 000 en 2015, le manque de conducteurs devrait atteindre le seuil des 200 000 chauffeurs en 2022. Ni la formation de nouveaux chauffeurs ni le recours à des chauffeurs en provenance de pays tiers ne suffiront à compenser les départs en retraite.
Il s’agit d’une menace très sérieuse pour l’économie du pays, car le secteur transport et logistique représente aujourd’hui près de 7% du PIB polonais (et un excédent de plus de 10 milliards d’euros à lui seul pour la balance commerciale). En 10 ans, le pavillon polonais a connu une croissance fulgurante, disputant la première place à l’Allemagne. Il s’est d’ailleurs hissé sur la première marche du podium en 2017.
Le Royaume-Uni est également violemment confronté à ce manque de chauffeurs. Le pays a récemment fait la une de tous les journaux avec les pénuries enregistrées dans les rayons des magasins, les stations essence ou les restaurants. La question de la disponibilité des chauffeurs n’est pas seule en cause, mais elle a indéniablement joué un rôle.
Le Royaume-Uni a dû faire face d’une part à une reprise forte de l’activité au second trimestre 2021 et d’autre part au départ de 30 000 chauffeurs européens (polonais, roumains ou bulgares pour la majeure partie) à cause de la pandémie en 2020 ; en raison du Brexit, ils ne seraient ensuite pas revenus, soit par choix personnel soit par empêchement administratif. Il faut en effet souligner que la profession de chauffeur routier ne fait pas partie de la liste des métiers officiellement en pénurie outre-manche, ce qui bloque de facto l’accès aux nombreux chauffeurs européens qui y travaillaient avant le Brexit. Il manquerait au moins 60 000 chauffeurs, et l’association britannique des transporteurs routiers, la Road Haulage Association (RHA), pousse même l’estimation à 100 000, comme nous l’indiquions dans notre bilan des six premiers mois du Brexit.
Les organisations patronales britanniques (RHA, Logistics UK, …) demandent aujourd’hui un assouplissement des règles de l’immigration. Après avoir tergiversé, le gouvernement de Boris Johnson a accepté de faciliter temporairement la délivrance de visas pour les conducteurs routiers.
L’analyse de l’évolution démographique de la population des conducteurs routiers sur le marché français permet de se rendre compte des mécanismes qui sont à l’œuvre. Selon le rapport 2020 de l’OPTL (Observatoire Prospectif des métiers et des qualifications dans les Transports et la Logistique), le nombre de conducteurs routiers en France dans le transport routier de marchandises (TRM) s’établissait à environ 300 000 fin 2019, dont 3% de femmes. En dix ans, le secteur a connu un vieillissement des effectifs, plus marqué chez les conducteurs du transport routier de voyageurs, mais tangible aussi dans le transport de marchandises. La tranche des 50-57 ans domine nettement.
Le taux de renouvellement (ratio nombre de salariés de +50 ans / nombre total de salariés), qui reflète les départs en retraite théoriques potentiels dans les douze prochaines années, s’élevait à 36% dans le TRM à fin 2019, soit environ 110 000 chauffeurs à recruter pour la simple compensation des départs. Le taux de relève, c’est-à-dire le ratio salariés de moins de 30 ans / salariés de plus de 50 ans, qui s’élève à 0,36, est également bien plus bas que dans le reste de l’économie (0,84).
Ces explications chiffrées semblent transposables aux marchés polonais, allemands et européens en général. Il y a un vieillissement des populations de chauffeurs en Europe et un manque d’attractivité évident. Le métier ne séduit plus les jeunes générations. D’une part, la liberté, ou plus exactement l’autonomie, qui pouvait constituer l’un des attraits du métier, a été quelque peu limitée par le déploiement de la géolocalisation. D’autre part, travailler loin de son foyer et s’y poser moins d’une fois par mois voire une fois tous les 2 mois pour les chauffeurs internationaux longue distance est de plus en plus vécu comme un sacrifice.
Au-delà de la question des salaires, le rapport de force pourrait tourner également à l’avantage des chauffeurs routiers pour demander des améliorations des conditions de travail. "En raison des bas salaires, les chauffeurs sont contraints de faire de longues semaines de 60 heures et plus. Ces longues semaines de travail sans repos font que des chauffeurs décrochent ou vont travailler dans d'autres secteurs", argumente l’Union Belge du Transport. Cette amélioration des conditions de travail est l’un des objectifs du Paquet Mobilité. À ce titre, il sera intéressant d’analyser l’impact de l’entrée en vigueur, en février prochain, des dispositions sur le détachement des conducteurs et le cabotage.