Market Insights

Le transport fluvial de conteneurs face au changement climatique

Rédigé par Jérôme de Ricqlès | 28 mars 2023

L’Europe est confrontée à des épisodes de sécheresse plus intenses et plus fréquents. Une nouvelle donne qui pourrait affecter la stratégie de navigation des conteneurs par barge et influer sur les prix de transport.

"Low water surcharge" : cette surtaxe temporaire et saisonnière, appliquée par les compagnies maritimes dans le cadre d’opérations de transport de conteneurs intégrant du fluvial lorsque la navigabilité est affectée par des phénomènes de basses eaux, risque bien d’apparaître de plus en plus fréquemment sur les factures... Pire encore, on a carrément assisté occasionnellement à des ruptures de service pour cause d’impossibilité totale de navigation, notamment sur le Rhin.

La sécheresse hivernale qui sévit actuellement en Europe annonce une situation tout aussi difficile en 2023. Paradoxe de la situation : alors que le transport fluvial est considéré comme l’une des pistes à exploiter pour décarboner le transport de marchandises et lutter ainsi contre le changement climatique, il est lui-même victime des conséquences déjà bien tangibles de ce phénomène.

En décembre dernier, le Conseil de l’Union européenne a acté des "effets marqués sur la navigabilité, les opérations et la gestion de l'eau, comme en témoignent les modifications du niveau des eaux souterraines, mais aussi les graves sécheresses et les périodes de fortes précipitations des dernières années". Il a également insisté sur "la nécessité d'améliorer la navigabilité en mettant en œuvre le principe de bon niveau de navigation conformément aux orientations pour le RTE-T".

Il en va de la crédibilité du programme Naïades III de la Commission européenne. Ce plan d’action prévoit toute une série de mesures pour encourager le report modal et mieux intégrer le transport fluvial dans un vaste système intermodal trans-européen. Encore faut-il que ce maillon soit opérationnel.

Stagnation du transport de conteneurs

La question de la navigabilité n’est pas seule en cause, mais force est de constater que malgré les ambitions affichées, le transport fluvial a plutôt tendance à stagner ces dernières années. C’est en particulier le cas sur le segment du transport de conteneurs. Dans l’UE, la part du transport de conteneurs dans les performances totales du transport par voies navigables intérieures, exprimé en tonnes-kilomètres, a augmenté régulièrement entre 2011 et 2017, pour culminer à 11,3 % en 2017. Mais depuis, cette part a tendance à se réduire. Le léger rebond constaté en 2020 a été immédiatement suivi d’une nouvelle baisse de 0,4 point de pourcentage en 2021 portant la part du transport de conteneurs à 9,6 %, indique Eurostat.

Les données d’évolution du trafic en TEU-kilomètres illustrent également les difficultés des trois dernières années. En 2021, le trafic cumulé des conteneurs pleins et vides a atteint 1,45 milliards de TEU-km, en augmentation de 5,6% par rapport à 2020, année marquée par l’épidémie de Covid-19. Mais cela représente un repli de 15% par rapport au pic de 2017.

Les Pays-Bas, la Belgique, l'Allemagne et la France représentent la quasi-totalité du trafic de conteneurs chargés dans l'UE. Le transport national est prédominant en France et aux Pays-Bas, avec respectivement 78,2% et 46,8% du transport total de conteneurs chargés en EVP en 2021. À l’inverse, en Allemagne et en Belgique, le transport international domine, avec respectivement 81,6% et 66,6%. "Le transport de transit n'était important qu'aux Pays-Bas et en Allemagne, avec des parts respectives de 13,2% et 7,7%, alors qu'il était inférieur à 1% en Belgique et en France. Cela reflète l'importance de ces pays en tant qu'hôtes de grands ports de transit ou en tant que source ou destination majeure pour les mouvements de conteneurs (Rotterdam, Anvers et Hambourg)", précise Eurostat dans son analyse des chiffres de 2021.

Un enjeu structurant pour l’Allemagne et le Bénélux

Tous ces pays sont aujourd’hui confrontés à l’impact du changement climatique sur la navigabilité de leurs fleuves. La fonte glacière et le manque de précipitations dans les massifs alpins commencent à avoir des impacts majeurs sur le Rhin et le Rhône, des fleuves importants pour le transport de marchandises, ainsi que sur le Pô.

L’eau qui alimente ces 3 fleuves provient du massif du Saint-Gothard en Suisse (où culmine à 3083 mètres le Witenwasserenstock, le bien nommé château d’eau de l’Europe). Or ce sommet, qui est le tripoint entre ces 3 bassins, est aujourd’hui en grande souffrance. Les grands lacs situés sur les versants ne peuvent plus jouer totalement leur rôle de tampon saisonnier, en raison d’un déficit en eau trop important.

La situation est particulièrement critique pour l’économie allemande, car le Rhin est une artère industrielle historiquement structurante. Elle permet une connexion essentielle avec les ports d’Anvers et Rotterdam pour les importations et les exportations.

  • Les perturbations de la navigation engendrent un report modal contraint, complexe à mettre en œuvre et qui va à l’encontre des objectifs de décarbonation, lorsqu’il se fait vers la route.
  • Elles ont également des conséquences sur les prix. Les compagnies maritimes appliquent des "low water surcharges". D’autre part, le report modal de la demande en cas de perturbation fait aussi monter les prix du transport routier, comme on a pu le constater sur le marché allemand au 3è trimestre 2022.
  • Enfin, cette nouvelle donne affecte les stratégies d‘utilisation de Rotterdam et Anvers, qui sont les premiers ports "allemands" devant Hambourg et Brême. Le problème n’est donc pas circonscrit à l’Allemagne mais a bien une dimension européenne.

Un sujet de préoccupation pour la France

L’abandon du projet de canal Rhin-Rhône par la ministre de l’Environnement Dominique Voynet en 1997, après de nombreuses études et 600 hectares d’expropriations, était finalement peut être une décision visionnaire... S’il avait été construit, ce canal serait lui-aussi très concerné par les épisodes de sécheresse. Enterré une première fois pour des raisons politiques, le vieux rêve de relier la Mer du Nord à la Méditerranée par voie d’eau l’est encore aujourd’hui un peu plus, mais pour des raisons climatiques.

Les phénomènes de basses eaux sur le Rhin affectent directement le port de Strasbourg-Ottmarsheim, deuxième port fluvial français après Paris, et donc l’hinterland du grand Est de la France. Le Rhône est également touché par une baisse globale de débit, assortie d’une élévation de la température de l’eau. En matière de transport, l’impact est moindre, compte tenu des volumes conteneurisés entre Lyon et Fos. La principale source d’inquiétude, sur ce fleuve, concerne la continuité d’exploitation des centrales nucléaires, dans un contexte de production très tendu.

La Seine, très régulée depuis les grandes inondations de 1910 et située en dehors de la problématique du tripoint exposée ci-dessus, a pour l’instant été moins exposée à ce problème de navigabilité pour cause de basses eaux.

Les scénarios possibles pour le report modal 

Face au changement climatique et à ses conséquences, les pays les plus concernés n’ont pas d’autre choix que de trouver des alternatives.

  • Augmenter les capacités ferroviaires

Pour remédier aux difficultés sur le Rhin, le recours au ferroviaire est généralement l’option privilégiée. Mais il ne s’agit pas d’une solution miracle car l’infrastructure ferroviaire rencontre des problèmes de saturation. Ce scénario imparfait implique donc une variable d’ajustement routière importante, particulièrement pour faire fonctionner le hub de Duisbourg/Düsseldorf. Le bilan opérationnel et environnemental n’est pas très satisfaisant, mais l’économie allemande n’a guère d’autre choix dans l’immédiat.

  • L’hypothèse Seine Nord

Peut-on imaginer Anvers et Rotterdam devenir partie prenante pour accélérer Seine Nord ?

Si le transport par barge sur le Rhin devient réellement problématique, les deux ports du Bénélux vont devoir trouver de nouveaux relais de croissance. Investir dans la jonction avec l’hinterland francilien pourrait alors devenir une nécessité... qui ne ferait pas du tout les affaires d’Haropa.

Avec la guerre en Ukraine, l’Europe a dû s’adapter en urgence pour sécuriser ses approvisionnements en pétrole et en gaz. Mais il faut prendre conscience que la question de l’eau est encore plus cruciale car vitale. Les alertes se sont multipliées ces dernières années. Il est temps que les États européens s’emparent très sérieusement du sujet. Quand bien même des actions ambitieuses seraient prises pour lutter contre le changement climatique, elles ne produiront pas d’effet immédiat. En attendant, il faut apprendre à vivre avec les conséquences qui en découlent, en s’efforçant de les minimiser mais aussi en gérant et en anticipant les conflits d’usage. Le secteur du transport doit pouvoir faire entendre sa voix.