Que retiendra le monde du transport maritime de conteneurs de la crise actuelle ? Essayons de trouver quelques clés de lecture sur un plan macro-économique, dans la confusion et l’incertitude de la période que nous traversons tous, pour une fois sans distinctions de culture, de race, d’âge, de conditions et de convictions.
La paralysie économique mondiale affaiblit la situation des compagnies maritimes, qui pour la plupart abordaient déjà l’année 2020 avec une santé fragile. Plusieurs facteurs se conjuguent pour enrayer le bon fonctionnement du marché mondial du transport maritime de conteneurs. Et malheureusement, les chargeurs comme les compagnies y apportent parfois de fausses bonnes réponses.
La grande distribution, en Europe et aux États-Unis, annule massivement et en cascade des commandes, alors que cette période post Nouvel An chinois est habituellement très active. Selon nos sources, cette baisse atteindrait dans certains cas jusqu’à 40% pour le premier trimestre, par rapport à la même période de 2019. Les acheteurs de la grande distribution avancent pour principal argument que leurs entrepôts sont pleins, les points de vente physique étant fermés et le e-commerce fortement ralenti (hors alimentaire). C'est notamment le cas dans le textile.
Bien sûr, cette attitude est en partie compréhensible. Mais elle est sans doute excessive, et cette sur-réaction va peser lourd sur le bon fonctionnement du marché du transport maritime de conteneurs et donc, à terme, sur la reprise.
La panne d’activité dans un secteur qui est un fort pourvoyeur de volumes pour le transport maritime induit en effet une réaction en chaîne. Les annulations de commandes se traduisent par des annulations de réservations qui poussent les compagnies maritimes à supprimer encore plus de départs de navires en dernière minute, sur la base d’un service existant qui était déjà réduit. Ainsi, les annulations de commande intervenues fin mars dans le Retail engendrent des annulations massives de départs en avril en Asie. Résultats : les ports européens seront vides de navires du 15 mai au 15 juin, moment qui sera vraisemblablement crucial pour le redémarrage de nos économies occidentales.
À titre d’exemple, l’alliance "THE Alliance", en Méditerrannée Occidentale (west med), n’annonce que deux navires Asie au mois de mai, contre 4 à 5 navires habituellement. Difficile d’envisager une reprise des affaires dans ce contexte !
On comprend mieux l’empressement des Chinois à re-démarrer et "muscler" rapidement les options ferroviaires des Routes de la Soie. Les services sont déjà pleins pour les 3 semaines à venir et, ce qui est tout à fait nouveau, dans les 2 sens.
La majorité des compagnies maritimes sont entrées dans l’année 2020 sous- capitalisées, avec des trésoreries tendues et pour certaines traînant un poids de leur dette effrayant les agences Internationales de notation. En conséquence, les pools bancaires sont peu enclins à investir actuellement dans ce secteur.
Bien que beaucoup d’États aient annoncé une injection massive de fonds publics dans les économies, le spectre d’une récession maintenant plus longue et plus profonde que prévue plane sérieusement. Cette situation fait craindre la répétition d’un scénario "à la Hanjin". L’armateur coréen, malgré sa position de 7è mondial, avait été déclaré en faillite en février 2017. Un drame de la profession encore très présent dans les mémoires de l’ensemble des acteurs.
Pour sauver leur trésorerie, les compagnies maritimes utilisent donc la seule arme en leur possession : contracter massivement et conjointement l’offre pour soutenir les taux. Avec une certaine efficacité, d’ailleurs. Les taux de fret du premier trimestre 2020 sont 15 à 20% plus élevés que l’an dernier à la même période.
Mais cette riposte pourrait s’avérer très destructrice pour nos économies qui, pour survivre à la crise, ont besoin au contraire de souplesse et d’hyper-capillarité afin de soutenir les efforts qui sont faits à terre dans la chaîne logistique. À l’heure où l’Europe attend dans l’urgence des conteneurs Reefer revenant vides ou non-branchés d’Asie, ralentir la vitesse des navires pour agir sur l’offre est un non-sens profond et un très mauvais signe donné au marché.
Dans le même temps, un facteur vient à première vue et contre toute attente donner un peu d’air aux compagnies : les prix du fuel s’effondrent. Le carburant "propre" imposé par l’IMO 2020 se traite aujourd’hui sur les marchés libres de Rotterdam et Singapour moins cher que le fuel "sale" qui était encore brûlé par la majorité des compagnies il y a quelques mois. Ces prix historiquement bas apportent de façon immédiate de bonnes surprises en matière de marge opérationnelle, mais sans contrebalancer la faiblesse des volumes. Et le répit pourrait être de courte durée : les chargeurs vont légitimement arrêter de payer les surcharges "carburant propre", voire demander que l’on leur crédite des surcharges négatives. Les compagnies maritimes commencent d’ailleurs à annoncer des suspensions de ces surcharges.
D’autre part, si la situation se révèle favorable aux compagnies qui ont opté pour l’achat de carburant à faible teneur en soufre (VLSFO), elle peut en revanche se retourner contre celles qui ont choisi d’équiper leurs navires de "scrubbers". C’est notamment le cas de MSC, mais pas seulement. Pour ces compagnies, c’est la double peine. Elles ont dû supporter des délais très importants d’immobilisation des navires, notamment lorsque les travaux étaient prévus dans des chantiers chinois qui se sont retrouvés à l’arrêt. Et aujourd’hui, l’investissement important que représente le scrubber perd complètement sa pertinence, compte tenu du niveau de prix atteint par le VLSFO. Beaucoup tentent donc d’annuler les contrats de scrubberisation.
À cela s’ajoutent les grandes incertitudes qui pèsent sur l’acceptation des navires scrubbers open-loop (90% d’entre eux), lorsque nous serons de retour à une situation normalisée. Ce système permet de respecter la législation des rejets aériens des particules soufrées, au prix d’une captation de ces particules dans de l’eau qui est ensuite rejetée en mer... Plusieurs pays, dont la Chine, ont déjà fait savoir que ces navires n’étaient pas les bienvenus dans leurs eaux territoriales.
S’ajoutent à tous ces paramètres une grande interrogation : comment les compagnies maritimes de conteneurs vont-elles pouvoir faire face à l’afflux de capacités qui se profile ?
Selon les estimations d’Alphaliner, citées par Container News, le nombre de porte-conteneurs en attente de retrofit s’élevait à 111 navires au 5 mars, représentant une capacité de 1,02 million d’EVP, soit 8,8% de la capacité mondiale aujourd’hui en ligne. Si l’on considère que 50% des contrats de retrofit sont déchirés pour les raisons évoquées ci-dessus, on peut estimer qu’un nombre non négligeable de navires va être réintégré prochainement dans les services de ligne, ces navires ayant déjà dépassé leur quota "d’inactivité" durant les attentes devant les chantiers. On estime en effet que les coûts fixes incompressibles pour un navire mis à l’ancre temporairement sont de 30 à 40% par rapport à un navire en rotation avec un taux de remplissage moyen de 85%-90%.
Par ailleurs, plusieurs compagnies maritimes doivent prendre livraison au printemps de porte-conteneurs géants neufs.
Les compagnies maritimes doivent changer d’urgence leur "logiciel sino-centré", privilégiant toujours le leg dit "dominant" Asie-Europe, Asie-US. Ce dogme opératoire ancien n’est plus adapté à la situation actuelle. L’activité, pour repartir rapidement, aura besoin d’une offre variée, de capillarité, de fluidité, de souplesse.
Pour accompagner nos économies sous perfusion, il faudrait des navires plus petits, plus rapides, et surtout positionnés en Europe avec de l’équipement reefer. Ne pas profiter de l’effet d’aubaine d’un carburant bon marché pour relancer la machine risque de contribuer au rendez-vous manqué que nous redoutons tous.
À l’occasion de la crise actuelle, la filière maritime et portuaire a montré une grande capacité de résilience, en particulier grâce à une coordination sans précédent des fédérations professionnelles représentant les différentes professions. Les opérations sont préservées, dans le respect de la santé des navigants. La digitalisation et la dématérialisation des processus administratifs permettent la continuité.
La filière a montré sa capacité à se mobiliser et à s’adapter, dans l’urgence. C’est le moment ou jamais d’oser aussi les bouleversements structurels.