Market Insights

Plaidoyer pour un service minimum dans les ports français

Rédigé par Jérôme de Ricqlès | 30 janvier 2020

Les grèves qui paralysent actuellement les ports français remettent sur le devant de la scène l’idée d’une charte de "service minimum", qui devrait naturellement être acceptable par toutes les parties. Objectif : garantir le respect d’une attitude régalienne et la préservation des intérêts de la marchandise en cas de crise.

L’idée d’un service minimum dans les ports français en cas de mouvement social n’est pas nouvelle. On la retrouve dans de nombreuses propositions des instances représentatives de la communauté du Liner Shipping depuis une bonne dizaine d’années. Les perturbations liées au projet de réforme des retraites, qui engendrent depuis près de deux mois des millions de pertes, remettent avec acuité cette proposition au goût du jour.

1/ Le sens de la charte

Nos amis lecteurs qui suivent les chroniques Upply depuis quelque temps auront bien compris maintenant que le commerce maritime n’est pas une activité privée comme les autres. Les États s’invitent de façon planétaire dans ce secteur économique avec des degrés d’interventionnisme divers, mais toujours avec une finalité de défense de leurs intérêts économiques et de présence en dehors des frontières.

Dans des économies mondialisées, connectées et inter-dépendantes, la dimension stratégique des échanges commerciaux via nos ports nationaux rejoint directement l’intérêt national. Toute faiblesse, abandon de gouvernance, manque de raison des acteurs, porte en germe un renforcement des puissances étrangères dans nos espaces commerciaux portuaires.

2/ Son objectif

La charte de "service minimum" que nous appelons de nos vœux viserait à obtenir une garantie de mobilisation de 30% des moyens de chaque corporation de la chaîne portuaire et leur mise en synergie. Cette mobilisation devrait permettre de traiter 50% des volumes habituels sur une période courte, dans des conditions de sûreté-sécurité non dégradées.

En contrepartie, il faut un engagement de non-rupture du dialogue social pendant la période de crise. Ce dialogue devrait être initié par un médiateur extérieur compétent, mandaté par l’autorité publique et adoubé par l’ensemble des professions impactées.

3/ Les fondamentaux (non exhaustifs !) à étudier

La problématique de fond revient à rendre compatible le droit de grève, constitutionnel et légitime, avec la liberté de circuler des personnes et des marchandises, tout aussi constitutionnelle et légitime. Il convient donc de privilégier une approche rationnelle et inclusive. Essayons d’élaborer ensemble une trame qui pourrait être acceptable par toutes les parties.

  • Les compagnies maritimes

Pour les compagnies maritimes, le critère déterminant est celui de la durée de la grève, de sa répétitivité et de l’information relative à la nature et à l’ampleur du mouvement. Il serait d’ailleurs souhaitable qu’elles cessent d’invoquer systématiquement la force majeure dans le cadre des conflits portuaires. Les clients estiment, souvent à juste titre, que le caractère "d’imprévisibilité" est grandement discutable lorsque les mouvements sociaux ont fait l’objet d’un préavis dûment déposé.

  • En-deçà de 24 heures, la compagnie cherchera par tous les moyens à confirmer l’escale, soit en l’avançant en jouant sur la vitesse du navire, soit en la retardant. Une approche pragmatique prévaut toujours sur une approche dogmatique.
  • Au-delà de 24 heures consécutives, le risque de déroutement sans appel du navire avec omission de l’escale est beaucoup plus élevé, surtout si le port concerné est un des derniers ports du range desservi et que le navire est déjà en retard.
  • Au-delà de 48 heures de grève par semaine (consécutives ou non), les décalages dans les fenêtres de travail des manutentionnaires deviennent trop importants pour pérenniser le "re-scheduling" de la totalité des escales. Les annulations sont donc incontournables pour pouvoir établir un nouveau planning avec les manutentionnaires.

Dans la réalité, ce n’est pas parce qu’un préavis de grève est déposé que la grève annoncée est effective. C’est même heureusement rarement le cas. Ce n’est pas non plus parce qu’une grève est effective qu’une escale prévue va être annulée. Le navire peut assez facilement intervertir une escale avec une autre voisine, avec un préavis très court (par exemple Le Havre et Southampton).

Les compagnies maritimes peuvent faire preuve d’une souplesse et d’une adaptation plus importante que celle qui est perçue. On enregistre d’ailleurs actuellement des cadences record au Havre sur les fenêtres travaillées, preuve que des marges de manœuvre existent.

Dans le même esprit, avec un minimum de préavis (et de surcoût pour la marchandise), il est possible de massifier des emports et des déchargements par des navires d’autres services, en procédant à des transbordements dans des ports voisins non touchés par la grève.

Proposition

Dans l’idéal, dans le cadre d’un dispositif de service minimum, les compagnies garantiraient au minimum 50% de capacité et prioriseraient les marchandises à faire transiter en urgence à commencer par les matières dangereuses, les produits sensibles et les Reefers, et ce pas forcément sur les navires de ligne prévus initialement. Les services de réservation seraient sélectifs sur l’acceptation des marchandises en priorisant les produits à fort impact positif sur notre balance commerciale (médicaments, vins et spiritueux etc…).

  • Les manutentionnaires

C’est de très loin la corporation dans la position la plus inconfortable en cas de grève. Elle doit faire le grand écart entre la difficulté de constituer des équipes (shifts) dans un climat tendu pour travailler les navires et la nécessité de répondre aux attentes des clients, les compagnies maritimes.

Là encore, l’élément planification-prévision est déterminant, en plus de la gestion des aspects sécuritaires liés aux matières dangereuses et, dans un autre registre, à l’exploitation des conteneurs en température dirigée. La saturation des terminaux en cas de conflit est un écueil supplémentaire à surmonter pour conserver une organisation du travail fluide.

Proposition

Les manutentionnaires garantiraient au minimum 50% du volume traité en période normale, en tenant compte des priorités marchandises. Pour massifier les flux de conteneurs pleins sur les fenêtres travaillées, il serait souhaitable d’interdire les chargements de conteneurs vides pendant la période, d’une part pour assurer une reprise rapide d’un travail à l’exportation en conditions normales dès la fin du mouvement de grève, d’autre part pour utiliser chaque manutention disponible pour des conteneurs pleins générateurs de valeur immédiate.

  • Le pilotage et le lamanage

Très impliquées au quotidien dans la sûreté-sécurité des navires, les sociétés de pilotage facturent les compagnies maritimes en fonction du nombre d’entrées et sorties de navires. Un blocage total ("lock out") d’un port se traduit donc immédiatement par un manque à gagner d’autant plus catastrophique qu’il s’agit de petites structures à la surface financière modeste.

Une activité, même réduite, en préservant évidemment le respect des règles de sécurité, est plus souhaitable que pas d’activité du tout…

Toutes ces remarques valent aussi pour le lamanage, cette profession étant directement impactée par le nombre de navires opérés.

Proposition

Il serait indispensable que ces sociétés garantissent le bon déroulement des escales des navires couverts par le service minimum.

  • Le remorquage

L’organisation repose aujourd’hui sur un opérateur privé sous contrat long par port, en situation de monopole de fait dans une fonction indispensable. Une grève des ouvriers marins du remorquage permet donc un blocage total d’un port, tout en mobilisant peu de personnel. Le conflit actuel en apporte des illustrations. La corporation des phares et balises, composée d’employés du port, peut également représenter une capacité de nuisance très forte, mais dans ce cas, l’intervention de la force publique peut être sollicitée, car la sécurité des installations est en jeu.

Proposition

L’ouverture du marché n’a pas forcément fait ses preuves en matière de concurrence. Le remorquage est clairement un maillon faible du dispositif actuel dont il convient de réformer la gouvernance. Faut-il conserver des prestataires privés en trouvant des solutions pour garantir une concurrence effective ou bien faire entrer le remorquage dans le champ du service public ? La question est sur la table.

  • Le port

Arrêtons-nous d’abord un instant sur le terme d’Autorité Portuaire, ou « Port Authority » dans sa version anglo-saxonne connue dans tous les ports du monde. Une terminologie qui est tout sauf anodine : en affirmant une notion d’autorité, elle pose le fait qu’on est là de plein droit dans un champ régalien en matière de gouvernance.

Proposition

Le port devrait pour sa part garantir l’ouverture des installations et leur accès sur 30% du temps d’ouverture hebdomadaire, y compris si nécessaire avec l’appui des forces de l’ordre.

Le Port Community System, en accord avec les Douanes, pourrait faciliter, dans le cadre d’une procédure d’urgence, les envois et les déchargements massifiés de conteneurs de provenance et d’origine diverses sur des ports voisins en activité normale.

Ces quelques pistes nous semblent de bon sens. Elles n’ont d’autre but que d’éviter absolument la phase de lock out, qui est constatée de fait à partir de 3 jours d’arrêt par semaine. C’est un drame absolu en matière de crédibilité de gestion portuaire qui retombe sur tous les acteurs, publics et privés. Le débat est ouvert. Nul doute que les différents professionnels du maritime et du portuaire, à l’issue de cette nouvelle crise aigüe, auront à cœur de le faire avancer.

Captain Upply