Dans le secteur de la ligne maritime conteneurisée dite "régulière", la table horaire pré-établie ("schedule") détermine le départ du navire, à l’inverse du secteur du tramping où ce départ est en quelque sorte décidé par la marchandise. Ces fameux "schedules" sont des données fondamentales intégrées dans les outils modernes de Supply Chain Management de type SAP ou Oracle pour piloter les acheminements par voie maritime...et tous les paramètres qui leur sont liés. À partir du moment où ces créneaux horaires ne sont plus respectés, les délais d’acheminement sont automatiquement dégradés, les stocks tampons épuisés, et les recours de dernière minute au fret aérien déclenchés...
Force est de constater que depuis un an et demi, les chargeurs subissent précisément ce scénario noir. Le secteur s’apparente plus à du "semi-liner" qu’à de la véritable ligne régulière. Comme les solutions alternatives au maritime restent limitées, les chargeurs n’ont eu d’autre choix que de faire remonter les niveaux de stocks sur les marchés de consommation occidentaux. Ce mouvement a redonné un coup de fouet au marché de l’entreposage qui n’était pas au mieux de sa forme avant la pandémie, mais il coûte cher aux entreprises.
Faire partir un navire de 22 000 EVP plein au départ de l’Asie vers l’Europe sur une ligne "métronomisée" hebdomadaire constitue un véritable exploit opérationnel à terre, dans les ports de charge. En effet, il faut non seulement une quantité de marchandise suffisante mais aussi l’équipement correspondant disponible. Même avec une demande très forte et continue, comme c’est le cas actuellement, il est impossible de réaliser cet exploit de façon constante, semaine après semaine, pour l’ensemble des services offerts. Les navires de 22 000 à 24 000 EVP qui sont aujourd’hui mis en service ne rencontreront pleinement leur marché que dans 5 à 10 ans, ils ont d’ailleurs été fabriqués dans cette perspective. Il est donc normal aujourd’hui d’être à la peine pour les remplir intégralement.
Dans une compagnie maritime, les services Opérations et les directions des lignes sont les deux entités qui, en étroite collaboration, ont le pouvoir de faire partir ou pas un navire, mais aussi de le ralentir ou de l’accélérer. Des difficultés opérationnelles peuvent justifier la décision de modifier des schedules. Mais l’on s’aperçoit que d’autres paramètres entrent en ligne de compte. Pendant des années, quand les taux de fret étaient extrêmement bas, le non-respect des schedules était souvent lié à la nécessité absolue d’augmenter le taux de remplissage des navires pour assurer un minimum de rentabilité. Mais nous n’en sommes plus là. Compte des taux de fret actuellement pratiqués, les opérations continueraient à être très rentables avec des niveaux de remplissage de 70%.
Les compagnies sentent monter la pression. CMA CGM et Hapag Lloyd, en annonçant un gel de leur taux FAK pour quelques mois, envoient un signe d’apaisement au marché. Mais l’impact reste limité. En réalité, tant que rien ne les y oblige, les compagnies ne veulent pas perdre une miette des opportunités actuelles. La gestion fine des capacités permet de continuer à faire augmenter progressivement les taux contractuels vers le niveau des taux FAK "publics", et ce si possible sur des engagements plus longs de la part des clients afin d’installer durablement le marché sur des point hauts.
La tension n’est pas terminée. L’alliance M2 (Maersk-MSC) a ainsi annoncé, assez tardivement d’ailleurs, un plan massif de blanks sailings au départ de Chine au moment de la Golden Week.
Pour l’instant, les prestations de transport maritime conteneurisées sont beaucoup plus chères, avec des prix en moyenne multipliés par 4 à l’import d’Asie, alors que l’on constate dans le même temps une perte de visibilité sur les délais, qui ont à peu près doublé par rapport à l’avant pandémie. La Chine donne le tempo et les marchés Asie-Europe et Asie-US sont les deux corridors qui servent de locomotive pour restaurer des taux de fret sur toutes les autres lignes de la planète.
Le retour à la normalité et le fameux "reset" que nous évoquions dans notre dernier baromètre du transport maritime ne pourra se faire qu’avec la re-métronomisation hebdomadaire des services. Pour les chargeurs, c’est la seule façon d’entrevoir une sortie de crise. Ce retour à la régularité est également très attendu par les terminaux portuaires qui s’épuisent à faire et défaire des préparations de navires au gré des changements de rotation et autres omissions de port.
En revanche, un vrai retour à la régularité des services aurait pour corollaire d’apaiser un peu la tension sur l’espace, et donc probablement la tension sur les prix. Les compagnies ne sont donc évidemment pas pressées d’amorcer ce mouvement, alors qu’elles se refont une santé financière inespérée après les années de disette.
Les gouvernements commencent à s’émouvoir de la situation grandement inflationniste du marché du transport maritime conteneurisé, qui menace la performance des échanges mondiaux. La question de fond qui se pose aujourd’hui est donc de savoir si des instances de régulation seront en mesure d’exercer des pressions sur les compagnies maritimes pour qu’elles rétablissent des services de "ligne régulière", une appellation consacrée mais pour le moins malmenée ces deux dernières années.
Ce retour à la régularité donnerait indéniablement un peu d’air au marché, mais il ne résoudra pas tous les maux de la crise actuelle. N’oublions pas, en effet, la question du déficit de conteneurs disponibles, qui reste un problème de fond presque plus complexe techniquement que le re-cadencement des services maritimes.