Market Insights

SÉRIE SHIPPING 2019-2029 - Scénario 3 : une évolution guidée par le marché, dans un contexte géopolitique apaisé

Rédigé par Jérôme de Ricqlès | 02 septembre 2019

Comment va évoluer le marché du transport maritime de conteneurs au cours de la prochaine décennie ? Après vous avoir proposé un premier scénario basé sur l’hypothèse d’une domination de la Chine, puis un deuxième axé sur la montée en puissance de politiques nationalistes donnant naissance à une logique de blocs dans le secteur maritime, nous vous proposons de clore notre exercice prospectif sur une note plus optimiste. Notre troisième scénario évoque une évolution centrée sur les intérêts économiques des opérateurs, et moins dépendante des aléas géopolitiques.

Dans cet ultime volet de notre série consacrée à l’évolution du transport maritime de conteneurs pour la période 2019-2029, nous nous basons sur l’hypothèse que les exemptions de blocs dont bénéficient les compagnies maritimes sont reconduites pour 10 années supplémentaires à compter d’avril 2020. Nous construisons également notre raisonnement sur l’idée que les relations commerciales se sont relativement pacifiées entre les États-Unis et la Chine, et qu’il n’y a globalement pas de tensions significatives entre les grands blocs mondiaux (y compris l’Europe continentale).

Ces éléments peuvent en effet être considérés comme des facteurs clefs dans l’évolution du transport maritime de conteneurs durant la prochaine décennie.

1/ Le mouvement de consolidation est-il terminé ?

C’est LA grande question qui se pose concernant la physionomie du marché pour les années qui viennent. Les grands groupes sont maintenant plutôt bien installés, mais avec une exposition financière difficile à prévoir car liée aux évolutions du marché, notamment sur les routes Est et Ouest où le gigantisme fait désormais figure de format standard.

L’avenir des opérateurs taïwanais et coréens (EVG, YML, HYUNDAI) me paraît également un des enjeux majeurs des années à venir. On peut se demander pendant combien de temps ils pourront encore rester "non-alignés" par rapport aux grandes structures, financièrement et politiquement.

Sur la scène européenne, une "vieille dame" comme Hapag Lloyd, bien que solidement ancrée grâce à des partenariats et renforcée par la fusion avec UASC, pourrait quant à elle souffrir financièrement d’un certain isolement. La compagnie n’est pas assez importante pour faire jeu égal avec les concurrents sur les principaux marchés, mais désormais trop grosse pour se repositionner comme un acteur de niche sur son marché "domestique" historique, le Transatlantique.

2/ Le modèle d’intégration avec des 3-4 PL est-il pertinent ?

Comme l’illustre, entre autres, le rachat de Ceva Logistics par CMA CGM, l’intégration des activités maritimes et logistiques est à l’ordre du jour. Le concept d’un point d’entrée unique est hautement stratégique pour les chargeurs.

Ce mouvement d’intégration nécessite de lourds investissements technologiques, afin de répondre aux différents standards exigés par les chargeurs ainsi qu’à leurs besoins spécifiques. Ces investissements engendreront en contrepartie des contrats plus longs (3 à 5 ans). Le secteur bancaire, peu enclin à investir dans le transport maritime de conteneurs en raison de la faiblesse du retour sur investissement constaté lors des décennies précédentes, pourrait alors peut-être financer l’activité à des coûts moindres, compte tenu de cette meilleure visibilité.

Cette vision à plus long terme semble judicieuse pour construire de véritables partenariats basés sur une vision industrielle. Aujourd’hui, l’industrie de la ligne maritime conteneurisée est par nature très opportuniste et centrée sur des ratios de profitabilité à court terme. Cette situation porte préjudice à l’activité, car elle génère un processus de négociations permanentes peu propice à l’installation sur le long terme d’une organisation dédiée efficace.

3/ Y a-t-il une place pour les nouveaux entrants "disruptifs" type Amazon ?

Peut-on raisonnablement penser que demain, Amazon ou une autre structure du même genre achètera des navires qu’elle opèrera pour elle-même et pour autrui (transporteurs, chargeurs ou grands groupes 3 PL ou 4 PL) ? Dans ce scénario, l’intégration est poussée par la demande du consommateur final, selon un modèle basé sur le B to C, à l’inverse d’un modèle d’intégration "classique" poussée par l’offre (comme le rapprochement CMA CGM/Ceva ou DSV/ Panalpina).

Ce scénario d’intégration guidée par la demande implique de lourds investissements technologiques. Mais d’un autre côté, les coûts d’emprunt n’ont jamais été aussi bas et l’offre de navires est pléthorique, en particulier sur le segment des 10 000 EVP. Il pourrait donc être très intéressant pour certains géants de web de voir leur marque briller sur le flanc d’un navire, notamment en couplant cela à une politique de développement durable.

J’estime donc hautement probable que certains grands du secteur sautent le pas durant la prochaine décennie. En étant un peu provocateur, je dirais qu’ils sont presque en position de pouvoir s’offrir cette expérience sans déséquilibrer le reste de leurs activités.

4/ Quels bénéfices le secteur peut-il attendre de la digitalisation ?

Une chose est certaine : le secteur de la ligne maritime conteneurisée ne reviendra pas à l’époque du 100% papier. Comparée au fret aérien, cette industrie s’est montrée plutôt lente dans l’adoption de systèmes IT performants, et il reste encore beaucoup à faire pour atteindre des standards acceptables. Il y a quasiment un décalage de 20 ans entre les deux industries, mais le fossé est en train de se combler rapidement, grâce à de nombreux développements IT et au déploiement de nouvelles pratiques commerciales (généralisation des Sea Waybills dématérialisés).

Prochaines étapes : l’intelligence artificielle (également en lien avec les ambitions des GAFA dans cette industrie) et les API. L’enthousiasme que l’on constate actuellement pour ces interfaces de programmation n’est pas totalement sans risque, notamment au regard de la guerre économique et des fuites de données. Quelques récents actes de piratage dont ont été victimes des grands noms de l’industrie maritime ont montré les faiblesses d’un monde purement digital, s’il ne s’accompagne pas d’investissements dans de solides filets de sécurité.

Nous découvrons aujourd’hui que le cloud peut induire ce genre de risque et qu’il est donc impératif de se protéger, avec ce que cela signifie en termes de coûts cachés. Des économies doivent être réalisées dans l’économie "réelle" … pour financer l’économie virtuelle ! Le secteur du maritime n’échappe pas à cette logique, si ce n’est que les marges opérationnelles réalisées dans cette vieille industrie du transport physique ne sont pas toujours assez importantes pour dégager les financements suffisants.

5/ Quels seront les impacts du "verdissement" de l’industrie maritime ?

La prise en compte du développement durable dans l’industrie du transport maritime a réellement démarré il y a une dizaine d’années, quand les opérateurs ont compris qu’ils pourraient aisément être montrés du doigt par l’opinion publique sur ce sujet.

À court terme, les moteurs des navires ne pourront pas se passer de l’énergie fossile. Les spécialistes les plus optimistes évoquent un délai de transition de 40 ans… La question essentielle est donc de savoir comment minimiser les émissions de carbone et de soufre. Même les chargeurs les plus réticents admettent aujourd’hui que des efforts sont indispensables. La réglementation IMO 2020, qui entrera en vigueur le 1er janvier prochain, constitue à ce titre une étape clef, même si les États-Unis ne soutiennent pas franchement cette approche.

Ce combat ne doit pas masquer un autre front : la bataille contre les émissions de carbone. Des carburants plus "propres", ainsi que le recours à des modes de propulsion au gaz naturel liquéfié (GNL) ou au gaz de pétrole liquéfié (GPL), permettent des progrès significatifs. Mais pour les dix ans à venir, le développement de systèmes hybrides apparaît comme la solution la plus crédible pour atteindre des objectifs d’émission de plus en plus contraignants.

L’initiative du groupe Renault, consistant à réintroduire l’usage de cargo à voiles, en partenariat avec la start up Neoline, me semble également intéressante à suivre, même si elle est encore isolée et induit par nature des aléas en termes de délais d’acheminement et de temps d’escale.

6/ Vers la fin du transport maritime bon marché ?

Depuis trois décennies, le transport maritime de conteneurs est plutôt bon marché et très flexible. Cette époque est-elle révolue ? Dans l’immédiat non. Les capacités actuellement disponibles et celles qui vont arriver sur le marché d’ici 2021 dépassent clairement les besoins. Il est donc fort probable que l’offre reste supérieure à la demande dans les 5 ans qui viennent.

En revanche, on peut envisager un scénario plus équilibré pour la période 2024-2029. L’écart entre l’offre et la demande devrait progressivement se combler, dans un contexte où les compagnies maritimes qui auront survécu devraient logiquement avoir à cœur de ne plus proposer leurs services en dessous du coût de revient.

Au sein du Top 10 des opérateurs de lignes conteneurisées, tout le monde gère peu ou prou les opérations de la même manière, avec les mêmes règles, les mêmes banques, les mêmes navires, les mêmes manutentionnaires, et des outils IT similaires. Il est donc assez logique qu’ils prennent tous le même genre de décision à peu près au même moment. Plus cette industrie se concentre, plus les différences entre les grands acteurs s’amenuisent.

Cette situation pourrait conduire à une diminution de la volatilité sur un marché plus mature, à moins que de nouveaux entrants débarquent sur le marché avec une volonté de conquête rapide de parts de marché.

7/ Quel avenir pour les opérateurs locaux ?

Les opérateurs de petite ou moyenne taille vont-ils disparaître, fusionner ou poursuivre leur croissance dans leur coin ? Je ferais volontiers le pari que ce segment de marché va se développer dans les dix années qui viennent, les grandes alliances n’étant pas suffisamment flexibles pour répondre correctement à des besoins régionaux spécifiques.

Ces opérateurs n’auront pas besoin d’investir massivement dans les systèmes d’informations. Ils seront en position de négocier des contrats de sous-traitance à long terme avec de grands opérateurs, en se concentrant sur la qualité du service rendu. En offrant davantage que du "transport de boîte", ils dégageront des marges acceptables.

On peut envisager le développement de ce type d’opérateurs en Méditerranée, dans l’Océan indien, au sein du continent américain ou encore dans les îles du Pacifique et des Caraïbes. Ils pourront s’investir sur le long terme avec des clients industriels (dans l’automobile, par exemple) en déployant des moyens dédiés, ce que les grands acteurs ne sont plus en mesure de faire. Citons quelques noms : Arkas, Matson, Grimaldi, Nile Dutch sont aujourd’hui sur des créneaux géographiques que d’autres ne couvrent pas. Ils développent une stratégie efficace, en termes de qualité de service et de réponse aux attentes du marché, avec des équipes à taille humaine.

Conclusion

Cet ultime article prospectif annonce la fin de la période estivale. Nous allons désormais nous pencher à nouveau sur des sujets plus étroitement liés à l’actualité. Nous espérons que vous aurez apprécié cette expérience de "libre pensée" sur l’avenir du transport maritime conteneurisé, basée sur une approche parfois plus proche de celle du romancier que du journaliste...

N’hésitez pas cependant à nous faire part des réactions que vous inspirent les différentes hypothèses évoquées dans cette série d’articles. Nous serons toujours heureux de poursuivre les échanges avec vous.

Captain Upply

Photo : Sergio Souza sur Unsplash