Sur le range allant de Rotterdam à Roscoff, nous avons répertorié 38 routes maritimes de fret desservant le Royaume-Uni, assurées par six armements. L’offre est importante, voire selon certains en surcapacité, compte tenu des volumes. Le trafic fret dépend en grande partie de l’économie britannique. Et dès le premier point de croissance perdu outre-Manche, les volumes transportés dans un sens ou l’autre se réduisent. Or après la forte reprise post-Covid, l’économie du Royaume-Uni, comme celle de l’Europe tout entière, a ralenti ces deux dernières années.
Ces liaisons peuvent se classer en trois catégories. La première concerne les rotations entre le continent et la Grande-Bretagne. Elles sont majoritaires, avec 27 lignes sur les 38 que nous avons répertoriées. La France occupe une place privilégiée, profitant de ses atouts géographiques : le détroit du Pas-de-Calais est le point le plus rapproché entre le continent et le Royaume-Uni, avec environ 36 km de distance.
À Calais, DFDS, Irish Ferries et P&O Ferries proposent de nombreux départs quotidiens vers Douvres, la palme revenant à P&O Ferries avec 70 départs. L’armateur relie les deux ports en 45 minutes avec plusieurs navires, et détient la plus grande part de marché sur cette liaison. Vient ensuite Irish Ferries qui relie 19 fois par jour les deux ports, puis DFDS avec 10 rotations. L’armateur danois opère également des liaisons vers Douvres depuis Dunkerque. La route est légèrement plus longue que depuis Calais, mais cette option permet d’offrir aux transporteurs routiers une alternative moins congestionnée que ne peut l’être Calais certains jours. De plus, à Dunkerque, DFDS opère le terminal transmanche seul et peut donc gérer ses rotations plus facilement.
L’ouverture du Tunnel sous la Manche, en 1994, a fait émerger de nouvelles opportunités pour l’acheminement de marchandises entre l’Europe et la Grande-Bretagne. Outre l’option de fret ferroviaire pure, Eurotunnel, l’exploitant du tunnel sous la Manche, propose aux transporteurs routiers un service navettes ferroviaires sur lesquelles sont chargés les poids lourds. Ce service, connu sous le nom de "LeShuttle Freight" depuis 2023, offre un temps de traversée de 35 minutes entre Calais et Folkestone en Grande-Bretagne, contre 90 minutes par ferry entre Calais et Douvres. Pendant la traversée, un "wagon-club" accueille les conducteurs routiers.
La France assure des rotations vers la Grande-Bretagne au départ d’autres ports que ceux du détroit du Pas-de-Calais. En effet, elle est le pays d’Europe avec le plus long linéaire de côte face à la Grande-Bretagne. De Dieppe à Roscoff, sept ports proposent des liaisons, très majoritairement assurées par Brittany Ferries. L’armement roscovite dessert le Royaume-Uni depuis Le Havre, Caen, Cherbourg, Saint-Malo et Roscoff. Des lignes qui se partagent entre fret et passagers. Sur le site de Caen-Ouistreham, géré par Ports de Normandie, Brittany Ferries centralise une grande partie du fret de la Manche centrale. Les lignes depuis Le Havre, qui relient le continent à Portsmouth et Poole, tendent à se contracter ces dernières années. À Dieppe, c’est DFDS qui assure une rotation deux fois par jour sur Newhaven dans le cadre d’une délégation de service public de la région Normandie.
Des liaisons transmanche sont également assurées depuis la Belgique et les Pays-Bas. En Belgique, les lignes de ferries partent du port de Zeebrugge. DFDS et P&O Ferries desservent Hull, Immingham, Teesport et Tilbury, cette dernière représentant une grande partie du trafic en raison de sa proximité avec la capitale britannique. Par ailleurs, des armements assurent aussi des rotations sur la Grande-Bretagne pour des remorques non accompagnées.
Enfin, au départ des Pays-Bas, la concurrence entre DFDS, Stena Line et P&O Ferries fait rage. Les trois armements assurent des liaisons sur la côte Est de l’Angleterre sur le range entre Tilbury et Hull. Ces lignes relient Rotterdam, le premier port du continent européen, aux principaux sites portuaires britanniques : Felixstowe, Harwich, Tilbury (proche du London Gateway). Enfin, DFDS propose une alternative avec un départ quotidien d’Amsterdam vers Newcastle.
Europe / Irlande
Les liaisons directes entre le continent européen et l’Irlande se sont développées après le Brexit. Jusqu’au 1er février 2020, les routiers européens passaient en effet largement par la Grande-Bretagne, profitant des liaisons maritimes et terrestres courtes pour ensuite rejoindre par voie routière les ports de la côte orientale et se rendre en Irlande. Une route que les professionnels ont appelé le Land Bridge, par opposition à un pont maritime direct. Cependant, après le Brexit, les conditions douanières ont allongé les délais de transport via les ports britanniques. Pour les opérateurs routiers, emprunter ce Land Bridge signifie de procéder à des opérations administratives à leur entrée en Grande-Bretagne puis de nouveau à leur entrée en Irlande. Une aubaine pour les ports français. Bien avant le Brexit, des ports comme Cherbourg et Roscoff ont perçu le potentiel de développement du marché irlandais. Brittany Ferries a démarré des rotations vers Cork et Rosslare, Irish Ferries est présent depuis le port du Cotentin sur Dublin, et Stena Line dessert Rosslare.
Par ailleurs, sur le détroit du Pas-de-Calais, les ports ont réfléchi à proposer des lignes plus longues sur l’Irlande. Dès 2020, DFDS a ouvert une ligne au départ de Dunkerque. Petit à petit, cette ligne trouve sa place dans le marché. Néanmoins, Irish Ferries vit assez mal cette concurrence depuis Dunkerque. La compagnie a riposté en s’implantant sur le principal marché de DFDS, les lignes sur la Grande-Bretagne dans le détroit du Pas-de-Calais. Une guerre ouverte qui contribue à la surcapacité. Si l’on cumule les lignes de ferries au départ de Calais et Dunkerque et les navettes ferroviaire d’Eurotunnel, on atteint le chiffre de 147 départs par jour vers Douvres et Folkestone.
Grande-Bretagne / Irlande
Sur la côte orientale de la Grande-Bretagne, Stena Line, P&O Ferries et Irish Ferries assurent des liaisons vers l’Eire et l’Irlande du Nord depuis Cairnryan, Holyhead, Fishguard, Heysham, Liverpool et Pembroke. Ces lignes desservent Dublin, Rosslare et Larne pour le sud de l’île irlandaise. Trois lignes assurent une rotation vers Belfast et Larne, en Irlande du Nord, depuis Cairnryan, Heysham et Liverpool.
Les données de trafic concernant l’activité de transport de marchandises sur le transmanche sont complexes à obtenir. Du côté britannique, le gouvernement publie des données qui regroupent les ensembles routiers d’une part, et les remorques non accompagnées, d’autre part, en tonnes. Le cumul de ces deux catégories a atteint un pic à 90 Mt en 2018, qui n’a jamais été égalé depuis. Selon les dernières statistiques disponibles, qui portent sur l’année 2023, le trafic des camions et remorques est tombé à environ 82 Mt.
Les chiffres publiés par les ports français et les opérateurs renseignent également sur la tendance générale.
Les résultats des compagnies maritimes
Du côté des armateurs, Irish Ferries, DFDS et Brittany Ferries donnent des chiffres sur les liaisons transmanche en consolidant l’ensemble de leurs activités de fret.
Avec 1 198 052 camions transportés en 2024, le trafic des navettes Eurotunnel est en diminution de 1% par rapport à 2023, "en raison de la forte concurrence sur le marché", explique la maison-mère Getlink dans la publication des résultats annuels. Dans un marché du Détroit aujourd’hui surcapacitaire, le Service Navettes Camions reste cependant "leader du marché avec une part de marché de 35,7 % sur l'année contre 35,9 % en 2023".
Les résultats des ports
Les données de trafic fournies par les ports sont également assez hétérogènes, et incomplètes.
Le marché transmanche a incontestablement été influencé par le Brexit. Au-delà de la variation des flux, qu’il est difficile d’imputer exclusivement au Brexit compte tenu de la concomitance du Covid, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a laissé des traces durables dans l’organisation des services, avec le développement de liaisons directes sur l’Irlande. La concurrence entre opérateurs est rude, mais cela est le cas depuis longtemps, notamment sur le Détroit du Pas-de-Calais.
Les ports français se lancent désormais dans l’aventure du ferroutage. Déjà, Calais a créé un terminal pour charger horizontalement des remorques, ce qui permet d’attirer des trafics supplémentaires. "Les services ferroviaires autoroutiers ont établi un nouveau record avec 46 000 unités, en hausse de 10 %. Un tiers des unités de fret transportées sur les autoroutes ferroviaires en France sont à destination ou au départ du port de Calais", indique le port dans son bilan annuel. Calais profite notamment de la liaison directe avec le port de Sète. Le port héraultais réceptionne des remorques depuis la Turquie, qui rejoignent Calais par l’autoroute ferroviaire avant de partir par ferry vers le Royaume-Uni. Une chaîne logistique décarbonée qui attire de plus en plus de chargeurs.
La réussite de cet outil incite les concurrents à prendre pied sur ce créneau. Le port de Dunkerque a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour la création et l’exploitation d’un terminal de ferroutage au port Ouest. Celui-ci devrait être opérationnel début 2026. Enfin, le port de Cherbourg prépare aussi activement l’entrée en service opérationnel de son terminal de ferroutage. Initiée par Brittany Ferries, la ligne Cherbourg-Bayonne doit permettre à l’opérateur de consolider ses positions entre l’Espagne, la Grande-Bretagne et l’Irlande.
Aujourd’hui, les lignes se limitent au territoire français. Mais demain, le ferroutage veut s’étendre vers l’est. Le directeur général du port Boulogne-Calais, Laurent Devulder, a déclaré lors de la SITL avoir des visées sur l’Europe orientale. "Nous visons des marchés comme la Roumanie, la Pologne et d’autres pays pour acheminer directement des ensembles routiers sur le port avant de leur offrir des prestations vers le Royaume-Uni". Une ambition qui ne supplantera pas le traditionnel fret transmanche réalisé directement par les transporteurs routiers. Il sera un point de rééquilibrage de l’offre et la demande dans des conditions de marché parfois surcapacitaire.