Les chaînes logistiques se sont finalement adaptées rapidement et en douceur à la nouvelle donne du marché engendrée par les attaques des Houthis en mer Rouge. Le passage des navires par l’ancienne route du cap de Bonne-Espérance, en lieu et place du canal de Suez, s’est imposé comme une nouvelle norme.
La remontée des taux de fret a suscité quelques craintes. Mais elle est restée suffisamment contenue pour que les compagnies maritimes évitent le piège d’être de nouveau montrées du doigt comme facteur d’inflation. Et même l’aberration environnementale que constituent les détournements massifs des porte-conteneurs via le cap ne soulève pas de réaction particulière, malgré le contexte d’urgence climatique.
Tout se passe comme si l’on avait atteint un certain point d’équilibre, entre des compagnies maritimes qui gagnent de nouveau de l’argent et des chargeurs qui supportent des surcoûts somme toute raisonnables.
Le seul grand perdant semble être l’Égypte. Même si le canal de Suez conserve un transit avoisinant les 50% du tonnage habituel, le manque à gagner financier s’élève à environ 60% selon nos estimations. En effet, les porte-conteneurs, qui optent donc désormais en masse pour une navigation via le cap de Bonne-Espérance, ont une forte valeur taxable. Si la situation perdure, la perte potentielle de recettes pour l’État égyptien pourrait atteindre les 6 milliards de dollars, sur la base d’un revenu annuel 2023 qui tendait vers les 10 milliards de dollars avant les attaques des Houthis. À ces pertes directes liées au passage des navires s’ajoute un effet induit : il y a désormais moins de conteneurs qui transitent par Port Said et Damiette. Cela représente également une perte financière que l’on peut évaluer à environ 1 milliard de dollars supplémentaire.
La situation provoquée par les attaques des Houthis masque provisoirement la surcapacité colossale qui est entrain de déferler sur le marché du transport maritime conteneurisé. On constate même des tensions en ce printemps pour l’accès aux capacités au départ d’Asie.
Pourtant, la bulle artificielle ainsi créée pourrait bien éclater au deuxième semestre 2024 ou au plus tard au premier semestre 2025. Si la menace des Houthis disparaît du jour au lendemain, permettant à nouveau un passage par le canal de Suez, on risque d’assister à un véritable crash des taux de fret, combiné à une très forte hausse du coût de passage par le canal pour compenser les mois de manque à gagner. Ce scénario conduirait à une forte dégradation des comptes d’exploitation des compagnies maritimes.
À plus ou moins brève échéance, la réouverture de cette route commerciale stratégique qu’est le canal de Suez est inévitable.
Les économies occidentales n’ont aucun intérêt à laisser s’installer une menace, au risque la voir s’étendre, comme l’a montré la capture du MSC Aries à proximité du détroit d’Ormuz. La séquestration d’un navire géant et de sa cargaison, dont la valorisation approche le milliard de dollars, constitue un fait qui n’est pas acceptable pour la communauté du commerce international en général, et pour celle du transport maritime conteneurisé en particulier.
Outre les économies occidentales, la Chine a aussi un besoin urgent de normalisation en matière de commerce international alors qu’elle est en proie à la première grande crise économique de son histoire récente. Les enjeux économiques Est-Ouest sont sensibles et stratégiques. Ils ne peuvent donc être durablement "pollués" par des soubresauts régionaux. La Chine a d'ailleurs appelé à la cessation des attaques contre les navires civils en mer Rouge et à la sécurité de la navigation dans cette zone, lors de la rencontre entre le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, et son homologue du Yémen à Pékin le 28 mai.
Alors que l’exécutif iranien, soutien des Houthis, est déstabilisé par le crash d’hélicoptère qui a coûté la vie au président Ebrahim Raïssi et au ministre des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian, l’atténuation de la menace houthie devient crédible. Dans la foulée, le retour d’un passage normalisé par la mer Rouge et donc par Suez devient envisageable à court terme. Et ne serait-ce que pour des raisons environnementales, ce scénario à long terme est inévitable.
Comme après la période de surchauffe des taux de fret liée à la pandémie de Covid 19, la difficulté consistera sans doute à gérer la transition. En 2022, le retournement de marché a été brutal. Pour gérer le prochain, il pourrait être judicieux de venir aujourd’hui en aide à l’État égyptien. Faut-il aller jusqu’à une "Suez Supporting Fee", c’est-à-dire une taxe d’une dizaine de dollars par conteneur pour soutenir le pays dans cette phase particulièrement difficile ? L’idée peut paraître saugrenue et difficilement audible, à l’heure où les chargeurs subissent actuellement un renchérissement des taux de fret. Mais on peut aussi voir cela comme un investissement pour amortir le choc à venir.