Analyse Transport & Logistique

Transport routier : un marché allemand convoité

13 avril 2023

DOSSIER 3/5. Le transport routier représente près des trois quarts du total des marchandises acheminées par voie terrestre en Allemagne, et cette part devrait croître dans les années qui viennent. Un gâteau qui attire les concurrents du pavillon allemand.

Comme partout en Europe, le transport routier occupe une place prépondérante dans l’acheminement des marchandises par voie terrestre en Allemagne. En 2021, il représentait 73,6% des flux terrestres, une proportion relativement stable depuis plusieurs années (graphique 1). C’est environ 4 points de moins que pour l’ensemble de l’Union européenne (77,3%), les parts du ferroviaire et du fluvial en Allemagne se situant en revanche 2 points au-dessus de la moyenne européenne.

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Graphique 1 - Source des données : Eurostat

1/ Un pavillon allemand en perte de vitesse

En tant que première puissance économique européenne et 4è mondiale, l’Allemagne génère des flux de marchandises importants. Le volume total de marchandises transportées en 2021 s’élève à 3 108 millions de tonnes, ce qui fait clairement de l’Allemagne le premier marché européen, malgré un léger repli de 0,4% par rapport à 2020. Elle devant le France (1 649 Mt), l’Espagne (1 626 Mt), la Pologne (1 581 Mt) et l’Italie (987 Mt).

L’activité du transport routier de marchandises a pour sa part totalisé 307,3 milliards tonnes-kilomètres (graphique 2), soit 16% du total de l’Union européenne (UE 27). Cela représente une croissance de 0,9% par rapport à l’année précédente, qui avait été marquée par la pandémie de Covid-19. Mais la reprise est bien inférieure à celle de l’UE 27 (+ 6,5%). De plus, parmi les 10 premiers pavillons européens, l’Allemagne est le seul à enregistrer un déclin du trafic sur la période 2017-2021 (-1,9%). Le pavillon allemand occupe toujours une position solide, en se classant au 2è rang européen, mais il est désormais nettement distancé par son voisin polonais.

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Graphique 2 - Source des données : Eurostat

  • Grâce à l’importance de son marché domestique, l’Allemagne conserve très nettement la première place européenne en termes de trafic national, malgré une quasi-stagnation depuis 5 ans. Elle représente 23% du trafic domestique européen en tonnes-kilomètres.
  • En revanche, comme beaucoup de pavillons d’Europe de l’Ouest, l’Allemagne a été fortement concurrencée par les pavillons d’Europe de l’Est à partir de 2004, lorsque 8 pays de l’ancien bloc communiste ont intégré l’Union européenne. Aujourd’hui, dans le Top 5 européen en matière de trafic routier international, on retrouve trois pavillons des pays de l’Est : la Pologne, très net leader devant l’Espagne avec un total de 245 milliards de tonnes-kilomètres (Md tkm) en 2021, la Lituanie en 3è position (54 Md tkm) et la Roumanie (41 Md tkm) à la 4è place. L’Allemagne se positionne au 5è rang, avec 35 Md de tkm, soit une chute de 14,6% par rapport à 2017. Au cours de la même période, le pavillon polonais a progressé de 14% et le pavillon lithuanien de 50%.

Le marché national allemand est extrêmement prisé des transporteurs des pays voisins. L’Allemagne est, avec la France, le pays le plus concerné par le cabotage étranger, et le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. On constate une augmentation de 33,5% sur 5 ans, contre une progression de +13,8% en France où le cabotage étranger est aussi très actif (graphique 3).

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Graphique 3 - Source des données : Eurostat

Économiquement, l’élargissement de l’UE n’était pas sans intérêt pour l’Allemagne, qui a ainsi renforcé son rôle central dans les flux commerciaux intra-UE. Mais les transporteurs routiers allemands n’en ont pas profité. En 2021, dans le Top 10 des principaux flux routiers de pays à pays, 7 ont pour origine ou destination l’Allemagne. Cependant, "la part des transporteurs allemands dans les volumes transportés était inférieure à 50% dans tous les flux de pays à pays", détaille Eurostat. Dans certains cas, le pourcentage de flux captés par les transporteurs allemands atteint même un chiffre dérisoire : 3,7% vers la Pologne ou 2,9% vers l’Espagne, par exemple (graphique 4). Hors UE, les principaux flux routiers de l’Allemagne concernent la Suisse (17,2 Mt) et le Royaume-Uni (3,5 Mt).

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Graphique 4 - Source des données : Eurostat

2/ Les caractéristiques du TRM allemand

L’Allemagne compte aujourd’hui environ 35 000 entreprises de transport routier de marchandises, un chiffre plutôt stable au cours des cinq dernières années. Selon les données d’Eurostat, le chiffre d’affaires annuel du secteur a atteint 46 Md€ en 2020, année marquée par le Covid-19. Auparavant, l’activité a connu une croissance continue permettant d’atteindre un pic à 46,3 Md€ en 2019 (+7,7% par rapport à 2018 et +14,9% en 5 ans).

Le transport routier de marchandises emploie environ 430 000 personnes (graphique 5). L’Allemagne enregistre ainsi un effectif moyen de 11,6 personnes par entreprises, soit près de deux fois la moyenne européenne. Le marché est notamment beaucoup moins atomisé qu’en Espagne, le pays européen qui détient le record en la matière.

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Graphique 5 - Source des données : Eurostat (NACE H4941)

Le dernier rapport de l’Association européenne des constructeurs automobiles (ACEA) sur les véhicules en circulation en Europe[1] établit à 964 696 la flotte allemande de véhicules de +3,5 tonnes en 2021 (graphique 6). Cela représente une croissance de 1,3% par rapport à l’année précédente et de 3,4% sur cinq ans. La flotte allemande est devancée, à l’échelle européenne, par celle de la Pologne, qui totalise 1,2 million de véhicules, soit une progression de 4,2% en glissement annuel et de 15% en 5 ans. Au total, plus de 6,2 millions de véhicules utilitaires moyens et lourds circulent sur les routes de l'UE.

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Graphique 6 - Source des données : ACEA

La flotte allemande se distingue par ailleurs sa jeunesse, avec une moyenne d’âge des véhicules de 9,7 ans, contre 14,2 ans à l’échelle européenne. Parmi les principaux marchés, seule la France fait mieux avec une moyenne de 9,2 ans. Cependant, les immatriculations de poids lourds en Allemagne sont orientées à la baisse, avec une chute de 19,3% entre 2018 et 2022.

3/ Une forte croissance du transport routier prévue d’ici à 2050

Comme la plupart des pays européens, l’Allemagne affiche des ambitions de report modal. Cependant, les dernières prévisions du ministère allemand des Transports[2], publiées au début du mois de mars 2023, ne plaident pas en faveur d’une telle trajectoire.

  • Une augmentation de la part modale du transport routier

Globalement, le transport de marchandises, en volumes, augmentera de 30% entre 2019 entre 2019 et 2051. Cela représente une croissance annuelle moyenne de +0,8%, contre +1,8% durant la période 2010-2019. La progression en tonnes-kilomètres sera plus forte puisqu’elle atteindra 46%. Au total, 5,7 milliards de tonnes et 990 milliards de tkm seront déplacées sur le réseau d'infrastructure allemand en 2051, contre 4,4 milliards de tonnes et 679 milliards de tkm en 2019.

Selon les prévisions du ministère, l’essentiel de la croissance sera capté par la route. Avec une croissance de 34 %, le volume de trafic routier se développera de manière nettement plus dynamique que celui du rail (+14 %) et de la voie d'eau (-10 %), de sorte que la part de la route passera de 86 % du volume de trafic en 2019 à 89 % en 2051. En termes de tonnes-km, la part de la route augmentera même de 4 points de pourcentage, passant de 73 % en 2019 à près de 78 % en 2051. En effet, le transport routier, exprimé en tonnes-km, devrait connaître une progression de 54%, contre une hausse de 33% pour le rail et une stagnation du fluvial. Cela repose sur une augmentation de la distance moyenne de transport de 156 km en 2019 à 174 km en 2051.

  • Un changement structurel dans la nature des marchandises transportées

Le renforcement du poids du transport routier s’explique en grande partie par un changement structurel dans la nature des marchandises transportées. En raison de la transition énergétique engagée en Allemagne, le ministère des Transports anticipe un fort recul des marchandises en vrac et des produits énergétiques (charbon, coke, produits pétroliers, minerais, etc.). Or ces marchandises étaient majoritairement transportées par le rail et la voie d’eau.

À l’inverse, une forte croissance des flux est attendue concernant les marchandises traditionnellement clientes du transport routier comme les colis (+200 %), le groupage (+91 %), les marchandises de détail, en particulier les produits alimentaires et les produits de luxe (+29 %) ou encore les véhicules (+47%).

4/ Les défis à relever

BGL, la fédération allemande du transport routier, s’est appuyée sur ces prévisions actualisées pour rappeler interpeller les pouvoirs publics. "Le camion devra encore assumer la charge principale du transport de marchandises en Allemagne au moins jusqu'au milieu du siècle, étant donné que les marchandises en vrac qui utilisent le rail, comme le charbon, seront marginalisées suite aux décisions prises en matière de politique climatique, et que le commerce en ligne, qui utilise des camions, continuera de croître fortement sous l'influence du comportement des consommateurs. Ces prévisions de trafic doivent enfin réveiller ceux qui freinent au sein du gouvernement fédéral !", a déclaré Dirk Engelhardt, le porte-parole de BGL, se félicitant au passage du pragmatisme du ministre des Transports, Volker Wissing, qui a annoncé vouloir "baser sa politique des transports sur des réalités, des chiffres, des données et des faits, et non en fonction de souhaits politiques".

  • Développement des infrastructures

Pour éviter une thrombose du trafic, il est urgent de développer tous les modes de transport - y compris la route, a martelé le ministre. Une ambition qui passe notamment par l’amélioration des infrastructures. L’Allemagne se dote tous les 10 à 15 ans d’un plan fédéral pour les infrastructures afin de fixer les grandes lignes directrices. Le dernier en date, adopté en 2016, prévoit un investissement total de près de 270 milliards d’euros, dont 49% pour la route, 42% pour le rail et le solde pour la voie d’eau. L’un des caractéristiques de ce plan, par rapport au précédent qui remontait à 2003, est de mettre l’accent sur l’entretien et l’amélioration du réseau existant puisque les montants alloués passent de 56% à 69% du total.

Les investissements font l’objet de débats réguliers au Parlement allemand, afin de les ajuster à la demande et aux priorités politiques. Cette année, ces débats sont intervenus dans un contexte politique marqué par des tensions croissantes au sein du de coalition gouvernementale allemande. Fin mars, après d’intenses négociations, un accord a finalement été trouvé pour la mise en place d’un nouveau plan de modernisation pour les transports. Le gouvernement a accepté une nouvelle doctrine consistant à mettre à contribution les péages autoroutiers pour financer le rail. En revanche, les Verts ont dû accepter en contrepartie une accélération des processus de planification et d’approbation pour tous les grands projets d'infrastructure, qui concerne le ferroviaire mais aussi le transport routier.

Le plan prévoit de mettre davantage l'accent sur l'entretien et la rénovation des routes et des ponts, et de s’attaquer aux points noirs du réseau routier fédéral : 144 projets ont été listés. "Les arguments en faveur de l'extension des autoroutes, c'est-à-dire l'élimination des goulets d'étranglement, ont prévalu", s’est félicité le ministre des Transports. Les autoroutes très chargées devraient être parmi les premières à profiter de l’accélération des démarches, en particulier dans les régions de Rhin-Main, de la Ruhr et dans l'agglomération de Munich. Au total, 988 km de nouvelles routes pourront être construites, ce qui correspond à 7,5 % du réseau existant.

  • Transition énergétique

L’Allemagne est aussi confrontée à l’énorme défi de la transition énergétique. La réduction des émissions de gaz à effet de serre à 85 millions de tonnes d'ici 2030, inscrite dans la loi sur la protection du climat du gouvernement allemand pour le secteur des transports, suppose des efforts massifs dans le transport routier de personnes mais aussi de marchandises.

Dans un document rendu public en novembre 2022[3], huit associations professionnelles représentant les différents acteurs impliqués dans cette transition énergétique ont souligné une double nécessité pour atteindre les objectifs fixés : adapter le cadre réglementaire et accélérer le déploiement des infrastructures de recharge. "Si les capacités énergétiques alternatives disponibles sont suffisantes, la technologie des batteries peut permettre d'exploiter rapidement d'importants potentiels de réduction des émissions de CO2 (...) Cette technologie de propulsion peut constituer l'un des piliers importants du transport routier sans émissions de CO2, aux côtés des propulsions à l'hydrogène, au gaz et aux carburants synthétiques", soulignent les auteurs.

Le mouvement est déjà bien enclenché au niveau des véhicules utilitaires légers, qui ne sont pas confrontées aux mêmes problématiques d’autonomie. En revanche, pour stimuler les investissements sur le segment des véhicules lourds, les acteurs réclament plus de visibilité dans les politiques publiques, et de soutien. Et pour l’instant, si l’on en croit certains professionnels, le compte n’y est pas. L’introduction d’une taxe CO2 sur les péages et l’extension Lkw-Maut aux véhicules de +3,5 tonnes, programmées à compter du 1er janvier 2024, passent très mal. La pilule est d’autant plus difficile à avaler que se profile déjà, à l’échelle européenne l’élargissement au transport routier du Système communautaire d'échange de quotas d'émission. "Le secteur souffre toujours de la crise du Covid, de l'interruption des chaînes d'approvisionnement, de la hausse des prix de l'énergie et de l'inflation élevée. À l'heure actuelle, il ne doit pas y avoir de nouvelles augmentations de coûts", a témoigné le transporteur Josef Dischner devant le Parlement allemand. Pour lui, l’augmentation des péages est vue comme quelque chose d’uniquement punitif et non d’incitatif, dans la mesure où les offres alternatives n’est pas encore au rendez-vous. Les camions électriques, qui disposent de seulement 10 à 15% de l’autonomie d’un camion diesel, ne sont pas en mesure d’assurer les transports effectués par son entreprise.

L’adoption du « Charging Infrastructure Masterplan II », en octobre dernier, est accueilli favorablement par les associations professionnelles. Ce plan insiste notamment sur le développement des infrastructures de recharge pour les véhicules lourds le long des autoroutes et dans les locaux commerciaux. Cependant, les acteurs du secteur attendent "des objectifs concrets et des dates cibles plus ambitieuses".

  • Pénurie de chauffeurs

L’Allemagne est confrontée à un autre défi majeur, qui résonne d’ailleurs aussi à l’échelle européenne : la pénurie de conducteurs routiers. Dans sa dernière étude sur le sujet publiée en novembre 2022, l’IRU évoquait une fourchette de 57 000 à 80 000 postes non pourvus en Allemagne, et la situation tend à s’aggraver, notamment en raison des départs en retraite qui vont s’accélérer dans les prochaines années. Aujourd’hui, environ 30 000 conducteurs de poids lourds quittent chaque année la profession pour des raisons d'âge, alors que 15 000 nouveaux seulement entrent dans la profession.

Lors d’une audition publique au Parlement allemand intitulée "Sortir le secteur du transport de marchandises et de la logistique de la crise", organisée le 27 mars 2023 à l’initiative du groupe parlementaire CDU/CSU, Dirk Engelhardt a agité le spectre d’un scénario à la britannique et mis en garde sur le risque de rupture des approvisionnements. "Dans un an ou deux, nous aurons des conditions similaires à celles du Royaume-Uni en raison des évolutions démographiques. Or le manque de chauffeurs ne peut plus être compensé par les pays d'Europe de l'Est, confrontés à des difficultés identiques".

En février dernier, plusieurs associations professionnelles du secteur transport et logistique ont adressé une lettre au secrétaire d'État parlementaire du BMDV, Oliver Luksic, afin de demander une réforme profonde de la formation des conducteurs professionnels, une adaptation de la réglementation sur l’âge minimum et des assouplissements dans la délivrance des permis de conduire et la reconnaissance des permis étrangers.

Les professionnels sont également conscients de la nécessité d’améliorer les conditions de travail pour susciter des vocations. Lors de l’audition publique organisée au Parlement allemand, Ronny Keller, du syndicat des services Verdi, a souligné qu’il faut des salaires corrects, mais aussi "des conditions de travail décentes sur la route et dans les aires de repos". Comme partout en Europe, l’Allemagne manque de places de parking. Le déficit est évalué à 40 000 places. Le représentant des salariés a également milité pour "une planification des tournées qui permette de concilier vie familiale et vie professionnelle et de réduire les temps d'absence du domicile".

L’Allemagne, comme beaucoup de pays européens, doit faire face à une croissance inéluctable du transport routier de marchandises, dans un contexte d’infrastructures vieillissantes et congestionnées, de manque de personnel, et d’objectifs très ambitieux de transition énergétique. Une équation à plusieurs milliards...


[1] ACEA,"Vehicles in use Europe 2023", January 2023.

[2] Intraplan Consult GmbH, TTS TRIMODE Transport Solutions GmbH, pour le compte du Ministère fédéral du numérique et des transports : "Prognose 2022 - Gleitende Langfrist Verkehrsprognose 2021-2022", mars 2023

[3] AMÖ, BGL, BIEK, BWVL, DSLV, VDA, VDIK, ZVEI, Dekarbonisierung des Straßengüterverkehrs : Passende Rahmenbedingungen und schnelle Umsetzung des Masterplans Ladeinfrastruktur II, novembre 2022


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Diplômée de l'École Supérieure de Journalisme de Lille, Anne a exercé l’essentiel de sa carrière dans la presse spécialisée Commerce international & Logistique, avant de rejoindre Upply.
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