Derrière les revendications territoriales de Donald Trump se profile une volonté de sécurisation des routes maritimes, pour des questions économiques et stratégiques. Décryptage.
Groenland, Canada, Panama, Gaza, Ukraine : dès son investiture, Donald Trump a martelé une volonté d’expansionnisme territorial, devant des observateurs internationaux stupéfaits. Le nouveau président américain est coutumier des déclarations provocatrices, mais derrière ces propos apparemment à l’emporte-pièce, on peut déceler une nouvelle logique de souveraineté qui donne une place centrale aux questions maritimes.
Essayons de hiérarchiser les premières annonces et d’en analyser l’impact pour le secteur du transport maritime.
1. Le cessez-le-feu au Moyen-Orient, pour sécuriser le canal de Suez
Enjeu maritime : permettre le retour à un passage normal des navires par le canal de Suez, ce qui ferait baisser drastiquement les taux de fret maritime.
Un accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas est entré en vigueur le 19 janvier, à la veille de l’investiture de Donald Trump. Dans un premier temps, cet accord a suscité l’espoir d’une désescalade des tensions et des attaques des Houthis en mer Rouge, ce qui permettait d’envisager à nouveau le passage des navires par le canal de Suez, alors que la plupart sont contraints depuis 18 mois de contourner le continent africain par le cap de Bonne-Espérance. Cependant, le cessez-le-feu reste très fragile et la gestion du dossier par la nouvelle administration Trump ne favorise pas l’apaisement des tensions :
- Les Houthis avaient fait savoir qu’ils n’excluaient pas de continuer à frapper les navires qu’ils estimaient être "liés à Israël", ce qui concerne potentiellement une part importante de la flotte de porte-conteneurs. Le 23 janvier, Donald Trump a signé un décret qui désigne les rebelles yéménites comme une organisation terroriste. On est donc loin d’une accalmie.
- D’autre part, le plan présenté Donald Trump pour Gaza, visant à vider le territoire palestinien de ses habitants, a suscité une vive réprobation des pays arabes et de plusieurs États occidentaux. Il n’est intrinsèquement pas de nature à calmer les tensions, au contraire. Cependant, il pousse les pays arabes à préparer un plan alternatif pour ramener une paix durable dans la région.
En mettant sous pression les parties prenantes, Donald Trump veut aboutir rapidement à la "libération" d’une route commerciale essentielle. La baisse des taux de fret serait bénéfique pour les importateurs américains. Elle pourrait aussi être utilisée politiquement comme une action anti-inflation, même si le poids des coûts de transport dans le prix final des produits est souvent marginal.
2. Le canal de Panama, lien essentiel entre l’Est et l’Ouest des États-Unis
Enjeu maritime : éloigner une menace chinoise, reprendre le contrôle du trafic via le canal, sécuriser la "route sud".
Le canal de Panama relie les océans Pacifique et Atlantique. Il permet ainsi des temps de transit rapides entre la côte Ouest et la côte Est des États-Unis (par rapport au grand tour par le cap Horn), et réduit aussi les délais d’acheminement entre Shanghai et New-York, par exemple, par rapport à la route empruntant le canal de Suez.
Le canal a été rétrocédé au Panama par les États-Unis le 31 décembre 1999. Quelques jours avant son investiture, Donald Trump qu’il s’agissait d’une "terrible erreur" et qu’il entendait en reprendre le contrôle. Deux griefs majeurs ont été avancés : le prix facturé aux navires américains pour transiter par le canal, et surtout l’influence croissance de la Chine dans la région. L’opérateur chinois Hutchison Ports gère en effet des deux plus grands terminaux portuaires situés à chaque extrémité du canal, dans les ports de Balboa et Cristobal, ce qui est perçu comme une menace directe pour les intérêts américains. L’influence est aussi politique : en juin 2017, le président panaméen a mis fin aux relations diplomatiques avec Taïwan et adhéré au projet chinois des nouvelles Routes de la Soie. Depuis, plusieurs dizaines d’accords bilatéraux ont été signés et, en décembre 2018, Xi Jingping a été le premier président chinois à visiter officiellement le Panama.
En agitant le menace d’une reprise du canal de Panama, Donald Trump veut donc contrer cette proximité avec la Chine, rival stratégique et économique des États-Unis. Et force est de constater que le coup de pression a produit ses premiers effets. Le président panaméen José Raul Mulino a annoncé le 6 février le retrait du Panama du projet d'infrastructures chinois des Nouvelles Routes de la Soie.
3. Le Groenland, stratégiquement placé sur la Route Maritime Nord
Enjeu maritime : sécuriser la Route Maritime Nord"et le développement d’infrastructures portuaires, essentiellement pour les secteurs miniers mais aussi pétroliers et gaziers.
Depuis son élection, Donald Trump a manifesté à plusieurs reprises son intention de prendre le contrôle du Groenland, territoire arctique aujourd’hui sous contrôle du Danemark. Là encore, la motivation est éminemment stratégique et économique. Tout d’abord, le territoire est riche en minéraux, et potentiellement en gaz et en pétrole. Mais surtout, la fonte des glaces ouvre la voie au développement de nouvelles routes maritimes dans l’Arctique. Enfin, compte tenu de la proximité de la Russie, cette implantation revêt également une dimension militaire et stratégique. Au demeurant, les militaires américains y sont déjà bien installés. Le Danemark, allié historique et fidèle des États-Unis sur les plans économiques et diplomatiques, est abasourdi par les ambitions de Donald Trump. Le gouvernement cherche aujourd’hui le soutien de ses alliés européens pour contrer ce projet.
4. Le Canada, pour compléter la domination maritime nord-américaine
Enjeu maritime : sécuriser la Route du Nord-Ouest et fabriquer un grand réseau portuaire sur des ranges élargis Côte Est / Côte Ouest.
Les visées expansionnistes de Donald Trump concernent également son voisin immédiat, le Canada, dont le nouveau président américain veut tout simplement faire le 51è État des États-Unis. Cette annonce tonitruante a terminé de scier la maigre branche sur laquelle le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, en fin de mandat, était assis. Mais elle a aussi réanimé un sentiment anti-américain au Canada, ressoudant des communautés anglophones et francophones pourtant pas toujours sur la même longueur d’onde.
Sur le papier, la proposition peut paraître à première vue économiquement séduisante : si les Canadiens obtenaient par exemple une parité entre le dollar canadien et le dollar américain, leur richesse ferait un bon théorique de 20%. Mais il est peu probable que le "dealmaker" Donald Trump soit prêt à faire ce type de cadeaux. Et d’autre part, les premières mesures prises sur le sol américain donnent une assez bonne idée de ce qui pourrait advenir du modèle social canadien. Bref, au Canada comme au Danemark, les offres de Donald Trump suscitent une opposition déterminée. Le Canada est évidemment prêt à rester un fidèle partenaire et fournisseur des États-Unis. Les ports et infrastructures entre les deux pays sont d’ailleurs déjà largement interconnectés. Mais chanter le même hymne n’est pas encore à l’ordre du jour.
5. La fin de la guerre en Ukraine, facteur de détente en mer Noire
Enjeu maritime : retour à une navigation sécurisée en Mer Noire, détente sur les cours pétroliers.
Sur ce dossier comme au Moyen-Orient, l’objectif de la nouvelle administration américaine n’est pas tant la paix que la mainmise sur de nouvelles ressources. Le 12 février, Donald Trump a officialisé la tenue de négociations sur la paix en Ukraine avec le président russe Vladimir Poutine, sans avoir consulté les dirigeants européens. Parallèlement, le secrétaire au Trésor américain, Scott Bessent, était à Kiev pour rencontrer Volodymyr Zelensky. Selon le Telegraph, cité par le Grand Continent, le contrat initialement proposé par les États-Unis prévoyait "une prise de contrôle économique de l’Ukraine couvrant ses ressources minières, son pétrole, gaz, ports et ses infrastructures". Les États-Unis revendiquaient 50 % des revenus récurrents de l’Ukraine provenant de l’extraction de ses ressources et un droit de préemption sur les minéraux exportables. Par ailleurs, les États-Unis exigeaient un remboursement par l’Ukraine de 500 milliards de dollars, une somme qui est 4,5 fois supérieure à l’aide octroyée à date par Washington (114 milliards d’euros, soit autour de 119 milliards de dollars). L'accord en passe d'être signé par l'Ukraine reprend un certain nombre de ces exigences, mais il est encore trop flou pour que l'on puisse en faire l'exact inventaire. Quoi qu'il en soit, comme le résume fort bien le Grand Continent,"le pays est aujourd’hui pris en étau entre la tentative militaire de conquête russe et le projet américain de colonisation économique".
Un premier bilan
Ces multiples effets d’annonce sonnent comme un premier volet territorial de politique générale. Les ambitions affichées par la nouvelle administration Trump incluent très clairement de nombreux leviers maritimes stratégiques, auxquels s’ajouteront certainement des aspects sécuritaires en Mer de Chine.
Cette politique cumule à la fois une approche de cordon sanitaire et d’hinterland, avec un espace économique propre intégré et élargi. C’est une vision qui mise également sur l’ouverture prochaine de la route maritime nord. Presque plus pragmatique qu’impérialiste, cette approche expansionniste n’est pas fondamentalement belliqueuse, elle reflète plus cyniquement une volonté d’adaptation au glissement naturel du barycentre économique vers le Nord-Est. Géographiquement, cette nouvelle approche de l’espace rapproche Américains et Russes par le lien arctique, dont l’Europe au passage se trouverait évacuée.
Depuis son élection et encore plus depuis son investiture, en habile connaisseur du fonctionnement médiatique, le président Donald Trump multiplie les annonces et les menaces à un rythme effréné, quitte à suspendre, différer, annuler puis passer rapidement à un autre dossier qui fait oublier le précédent. La manœuvre est pertinente vis-à-vis d’une opinion publique américaine qui peut y voir les preuves que l’on se préoccupe au plus haut niveau des intérêts domestiques. Mais les ambitions impérialistes risquent de se heurter rapidement à quelques réalités douloureuses. Les États-Unis devront composer avec une dette qui atteint 125% du PIB et une forte dépendance aux importations. L’administration Trump s’y attaque à coup de tarifs douaniers, dans l’espoir d’une relocalisation des productions, mais dans l’immédiat, cela va surtout nourrir des tensions inflationnistes alors que le nouveau président a notamment été élu sur la promesse de contenir la hausse des prix.
En matière de souveraineté maritime, l’indépendance à court terme est tout aussi illusoire. Quand bien même les grandes routes maritimes seraient sécurisées, ce qui prendra a minima du temps, les États-Unis doivent reconstruire une filière complète. La marine marchande sous contrôle américain ne pèse plus que moins de 1% de la flotte mondiale. Un sacré décalage avec cette ambition de cordon sanitaire aquatique autour du nouvel Empire.