L’explosion des taux de fret maritimes en sortie de Chine, amorcée en avril 2020, a suscité des réactions dès l’été de la même année, et encore plus en 2021. Les clients des compagnies maritimes se sont fait un devoir d’alerter les instances représentatives et les pouvoirs publics, directement ou indirectement selon leur poids médiatique.
Michel-Edouard Leclerc, par exemple, a fortement contribué à mettre le sujet de la flambée des taux de fret sur la place publique. Les fédérations professionnelles de chargeurs se sont aussi vigoureusement émues de la situation, tout comme l’association France Logistique par la voix de sa présidente Anne-Marie Idrac. Mais force est de constater que les protestations n’ont à ce stade guère suscité l’intérêt des pouvoirs publics et des instances de régulation.
La démarche était pourtant en partie fondée. Ces organisations professionnelles ont à juste titre fait le lien entre l’explosion des taux de fret, l’inflation à venir sur les prix de détail et le chaos des supply chains, qui installe dans la durée la tension sur les achats. Une argumentation reprise ensuite par la Cnuced et d’autres organismes économiques.
Cependant, il serait très exagéré d’attribuer au seul transport maritime une responsabilité écrasante dans les tendances inflationnistes actuelles. Le vent est d’ailleurs en train de tourner.
Durant la première année de pandémie, les distributeurs n’ont majoritairement pas ou peu répercuté la hausse des achats sur leurs prix de vente par choix stratégique, par souci d’absorber une situation considérée alors comme passagère ou par peur de perdre des parts de marché dans un secteur hyper concurrentiel. Cela a pesé sur leurs marges d’exploitation, mais le phénomène a été englouti dans la surconsommation favorisée par le "quoi qu’il en coûte", au lendemain des premiers confinements.
Le tournant est vraiment intervenu en mai 2021. Au deuxième semestre, la situation n’étant plus tenable, les prix de détail se sont envolés, de façon concomitante avec ceux de l’énergie. L’inflation s’est banalisée dans les esprits, un petit peu comme si elle constituait un dommage collatéral du Covid-19, finalement pas si grave comparé à toutes les conséquences de ce virus sur la vie du pays. Et pourtant, cette nouvelle donne nous fait entrer dans une nouvelle phase économique encore mal maîtrisée.
Aujourd’hui, l’inflation est quasiment hors de contrôle, même si la France est un des pays européens à avoir mis en place un mécanisme permettant de limiter l’impact de la montée des prix de l’énergie, et donc de contenir l’inflation officielle à 5,2% sur un an à fin mai 2022, contre une moyenne européenne à 8,1%. Les prévisions du deuxième trimestre ne sont pas meilleures, au contraire, avec maintenant les effets additionnels du conflit russo-ukrainien.
Le surcoût du fret maritime a certes renchéri les produits manufacturés, mais en général, la hausse ne dépasse pas quelques centimes le kilo sur les prix de détail, soit une part finalement assez modeste. Il serait donc injuste de faire de cette hausse des taux de fret la cause de tous les maux. Ce sont les coûts logistiques dans leur ensemble qui ont explosé, comme le stockage ou encore maintenant le prix du transport routier. La hausse constatée vient aussi de modifications substantielles dans la stratégie de pilotage des flux, dans un contexte à haut risque.
Toute la chaîne répercute désormais les augmentations et parvient à restaurer les marges, dans "l’aspiration" des compagnies maritimes, y compris les distributeurs eux-mêmes. Ce point est important car il permet de mieux saisir l’embarras relatif d’une partie de ceux qui, lorsque les taux de fret maritime ont explosé, prônaient une intervention des autorités. Certains dégagent aujourd’hui des marges moyennes bien supérieures aux niveaux pré-pandémiques et ne sont donc plus aussi prompts à réclamer une régulation.
CMA CGM, Maersk, MSC, Hapag Lloyd : les poids lourds non asiatiques du transport maritime conteneurisé, forts de leurs derniers profits records, contribuent à l’image d’une Europe puissante. Bras armé d’un rayonnement et d’une fierté européenne dans un monde qui se radicalise, ces champions enfin rentables sont considérés avec bienveillance par les gouvernements occidentaux et les institutions européennes. Ces premiers de cordée, qui ont continué à faire tourner la machine économique en plein Covid au prix de conditions de vie dramatiques pour les équipages, sont devenus suffisamment robustes pour voir s’éloigner le risque d’être inquiétés.
Cette analyse, volontairement caricaturale, occulte certes la vérité de la "co-décision" au quotidien, au sein des alliances maritimes, entre les partenaires essentiellement asiatiques et les compagnies occidentales. Cette réalité gomme en partie la pertinence de l’argument consistant à défendre la "force maritime marchande européenne". Mais l’histoire est belle, bien racontée, et plaît visiblement toujours beaucoup à Bruxelles où la "souveraineté" a fait une entrée remarquée sur le podium des concepts à la mode.
C’est un constat factuel : alors que l’an dernier, à la même époque, les taux FAK des grandes compagnies oscillaient entre 15 000 et 18 000 USD le 40’ pour espérer pouvoir être à bord du premier navire en partance de Chine vers l’Europe, il ne faut débourser aujourd’hui "que" 10 000 à 12 000 USD. La correction est donc importante. La grande question est de savoir si ces baisses sont répercutées (totalement ou partiellement) ou bien si les clients des compagnies maritimes préfèrent surfer sur la vague inflationniste en maintenant leurs prix du premier trimestre le plus longtemps possible pour optimiser leurs marges. Pour l’instant, le marché aval ne semble guère avoir ressenti l’effet de refroidissement sur les taux spot.
L’arbitre sera le degré de la reprise en Chine, et en premier lieu de Shanghai. Le premier port conteneurisé mondial a commencé à assouplir les restrictions pour un retour à la normale qui était espéré fin mai. Nous estimons cependant que cela ne va pas susciter un rebond de demande aussi colossal qu’annoncé. Les réceptionnaires/importateurs européens vont réfléchir à deux fois avant d’appuyer sur le bouton "commande", en raison des incertitudes sur la solidité de la demande. Dans une logique de "circuit court", pour éviter les aléas des délais et de la gestion de flux longue distance, ils ont tout intérêt à puiser en priorité dans les stocks européens reconstitués au prix fort l’an dernier.
Ce contexte de détente sur les taux FAK apporte donc de l’eau au moulin du non-interventionnisme des autorités de régulation, qui voient dans ces évolutions successives à la hausse et à la baisse le signe d’un marché qui s’auto-régule. La Commission n'est pas très enthousiaste à l'idée de proposer ou de modifier une législation sans avoir une idée claire des éventuels résultats, a souligné récemment Magda Kopczynska, directrice du transport par voie d’eau à la DG MOVE, lors d’un webinar organisé par l’European Logistics Platform sur les perturbations actuelles des supply chain maritimes. Elle a toutefois ajouté que les services de la Commission avaient des échanges réguliers avec les autorités de la concurrence aux États-Unis et en Chine et qu'ils étaient favorables à la poursuite du dialogue avec les parties prenantes en Europe.
Cette frilosité peut se comprendre. Si l’Europe s’était "mouillée" l’an dernier sur un encadrement des taux, les mêmes plaignants accepteraient-ils aujourd’hui de payer 12 ce qui vaut 10, si 12 avait été le plancher garanti à l’époque par Bruxelles pour les compagnies ? On peut en douter ! Bref, il n’y aura pas de remise en cause du règlement d’exemption par catégorie avant terme et pas de FMC à la sauce européenne. En revanche, le dossier climat continue de prendre toute la place et monopolise la quasi-intégralité des discussions européennes.
À l’inverse, côté américain, la Commission maritime fédérale (FMC) montre les dents. Les compagnies maritimes Hapag Lloyd et Wan Hai ont écopé d’amendes pour des frais de surestaries et d’immobilisation injustifiés. D’autre part, les pouvoirs d’investigation et de sanction de cette institution ont été élargis.
Il y a cependant une part de communication non négligeable dans cette fermeté affichée, car il n’a jamais été question d’intervenir fondamentalement sur les prix de marché, puisque cela serait tout simplement contraire à la loi. L’objectif est surtout de mieux faire appliquer le Shipping Act en protégeant les intérêts des exportateurs américains. L’Europe, sur ce point, pourrait d’ailleurs judicieusement s’inspirer de l’exemple américain.
Enfin, l’annonce de la FMC concernant le contrôle renforcé des tarifs pratiqués par les compagnies maritimes laisse carrément dubitatif... Depuis le renforcement des mesures de sécurité décidé au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’administration américaine connaît déjà au centime près le détail chirurgical des marchandises et les taux de fret appliqués, via la déclaration préalable obligatoire de toutes les informations se rattachant à la marchandise pour tout ce qui rentre et sort des États-Unis ("service contract filings"). Difficile de voir comment les compagnies pourraient être plus transparentes qu’elles ne le sont déjà. La FMC a d'ailleurs reconnu qu'elle n'avait à ce stade identifié aucune collusion entre les compagnies maritimes. La question est donc plutôt : "est-ce que la FMC avait les moyens en interne de traiter ces informations et d’en faire quelque chose, avant l’administration Biden" ? La réponse est probablement non. La FMC est une entité encore beaucoup trop légère, à l’échelle d’un pays comme les États-Unis, pour remplir correctement une mission dont le degré d’exigence monte en flèche.
Du côté du ministère du Commerce chinois, le Mofcom, aucune information ne filtre sur le sujet de la régulation. Une chose est certaine, les préoccupations sont ailleurs. La gestion de la pandémie de Covid-19 et son impact sur la production constituent la question centrale du moment, avec en toile de fond la forte inflation et les risques de pénurie qui inquiètent.
Il n’est pas impossible que l’administration chinoise se montre assez directive, d’un point de vue très opérationnel, pour optimiser l’activité des terminaux portuaires. Ceux-ci en auront besoin lorsque les flux vont repartir, au fur et à mesure que les mesures de confinement seront assouplies.
Il va en effet falloir rattraper le temps perdu pour tenir les objectifs de croissance. Si les compagnies maritimes se font prier pour cadencer correctement leurs navires dans les ports chinois, il y aura possiblement rappel à l’ordre...