Les compagnies maritimes ont appris à manier les annulations de départs de navires, dans un contexte défensif ou offensif. La situation du premier semestre 2025 plaide pour une approche défensive.
Selon Jérôme de Ricqlès, expert maritime Upply, l’analyse de la stratégie des compagnies maritimes en matière de services nécessite de faire une distinction entre les annulations de départs de navires (blank sailings) que l’on peut qualifier d’offensives et celles qui présentent un caractère défensif.
Période pré-Covid : les blank sailings "défensifs"
Courant 2019, dans un contexte financier désastreux pour les compagnies maritimes, Maersk, qui avait fait du cadencement rigoureux des services son ADN profond, doit se résoudre à annuler ou retarder des départs de navires, par réalisme et par discipline au sein de l’alliance M2 avec son partenaire MSC.
Cette dégradation de la qualité de service est alors une question de survie, pour Maersk et MSC comme pour toutes les grandes compagnies maritimes. En cette année pré-Covid, les volumes manquent à l’appel par rapport aux capacités déployées, et les taux de fret sont très bas. Deux ans plus tôt, la faillite d’Hanjin Shipping a montré que même les géants du secteur pouvaient s’effondrer. Il faut donc essayer de remplir au maximum les navires, quitte à retarder ou annuler certains départs, car les voyages se font à perte si le calendrier initial est maintenu.
Toutes les grandes compagnies du transport maritime conteneurisé adoptent cette stratégie de blank sailings défensives, non sans une certaine culpabilité.
Changement de paradigme en 2020
En 2020, la pandémie de Covid-19 met quasiment à l’arrêt les échanges mondiaux. La question de la survie devient un enjeu encore plus imminent. Et c’est là que l’on va assister à un véritable moment de bascule "psychologique" du côté des compagnies maritimes. Elles sortent de "la mystique du devoir", en arrêtant de promettre au marché de tout faire pour faire partir les navires de façon régulière et cadencée à dates fixes.
Entre avril et octobre 2020, les compagnies maritimes ralentissent volontairement les services pour reprendre la main sur les prix, par le biais de blank sailings que l’on peut donc cette fois qualifier d’offensives. Elles remettent les navires en route progressivement, alors que l’on assiste à une reprise tonitruante de la fin de l’année 2020 jusqu’au début du second semestre 2022. Cela revient à accepter que l’activité de ligne régulière devienne, grâce au nouveau contexte post pandémique, semi-régulière. C’est un pivot historique dans la conteneurisation qui, il ne faut pas le cacher, a un petit parfum de revanche. Les compagnies ont compris que face à l’affolement irrationnel de la demande, elles avaient repris temporairement la main.
À ce jour, seule la nouvelle alliance Gemini a manifesté son intention de renouer avec des services réellement réguliers. Il faudra attendre quelques mois pour voir si cette ambition se concrétise.
La stratégie appliquée en 2025
En 2023, le coup de frein sur la demande est très net, et l’industrie du transport maritime voit de nouveau plonger les taux de fret, alors que les nouvelles capacités commandées pendant la période faste commencent à arriver. Le déclenchement des attaques des Houthis en mer Rouge à l’automne a fait provisoirement remonter les taux de fret début 2024, mais la situation s’est depuis peu à peu normalisée. Les comptes des compagnies maritimes sont encore loin d’être aussi dégradés qu’en 2019, mais le deuxième trimestre 2025 ne commence pas bien sur les marchés est-ouest, ni en volumes, ni en termes d’évolution des taux de fret.
Face à cela, en ce début d’année, les compagnies maritimes ont multiplié les annonces de blank sailings sur le transpacifique mais aussi sur l’axe Asie-Europe. Faut-il les qualifier d’offensives ou de défensives ?
La politique américaine en matière de droits de douane comme en matière de taxes vient se rajouter aux tensions internationales existantes, qui sont déjà à un niveau très élevé. Cette conjonction de facteurs défavorables inquiète. La probabilité d’une récession des volumes en 2025 sur les marchés est-ouest est en train de passer d’une hypothèse de travail à un scénario crédible. C’est pour cette raison que l’on peut qualifier les blank sailings actuellement subies par le marché de défensives. Les compagnies sentent qu’elles entrent dans une période bien plus compliquée, surtout si la libre circulation des navires en mer Rouge se rétablit. Elles s’efforcent donc de verrouiller le marché des taux de fret au-dessus des coûts de revient le plus longtemps possible.
La stratégie que les compagnies maritimes vont adopter, maintenant que les États-Unis ont assoupli les droits de douane sur les importations de Chine pour une période de 90 jours, sera intéressante à suivre : si les blank sailings sont massivement maintenus, on pourra parler à nouveau d’une action offensive, car la demande a immédiatement rebondi après l’annonce de cette pause dans la guerre commerciale.
Une chose est sûre, la culpabilité n’est plus à l’ordre du jour. À la faveur de la période post-Covid, les compagnies ont découvert qu’elles avaient des cartes dans leurs mains. La stratégie est aujourd’hui tout à fait assumée vis-à-vis des clients, mais aussi vis-à-vis des États. Au-delà de leur rôle économique essentiel, les compagnies ont en effet compris qu’elles étaient un élément stratégique de souveraineté, à l’heure où ce concept reprend de la vigueur.