Deux ans après le déclenchement de la pandémie, qui a engendré une prise de conscience européenne sur les questions d’indépendance stratégique, l’invasion de l’Ukraine par la Russie vient douloureusement confirmer le diagnostic. Dans l’immédiat, ces deux crises majeures engendrent un alourdissement sans précédent des coûts logistiques, et en particulier des prix de transport. À plus long terme, la recomposition économique et géopolitique accélérée par ces événements sera nécessairement synonyme de restructuration des supply chains.
AU SOMMAIRE
Les chargeurs vivent une crise inédite. Au cours des deux dernières décennies, les schémas logistiques se sont construits sur le postulat d’un transport relativement peu cher (avec bien évidemment des disparités selon la nature des produits). La transition énergétique laissait bien entrevoir quelques efforts financiers en perspective. Mais les politiques publiques restant à ce stade assez peu contraignantes, l’impact sur les prix du transport n’était pas de nature à transformer l’architecture des chaînes logistiques.
La correction sera finalement venue de facteurs exogènes, et avec une brutalité que personne n’aurait imaginé il y a encore trois ans. Le budget transport 2022 n’a plus rien à voir avec celui de 2019. La pandémie de Covid-19 a engendré une flambée des prix du transport de marchandises. La guerre en Ukraine n’est donc pas le facteur déclenchant mais plutôt un facteur aggravant, qui étend le phénomène et le prolonge dans la durée.
L’inflation des prix du transport a d’abord touché le transport maritime de conteneurs et le fret aérien. Elle prend aujourd’hui de l’ampleur dans le transport routier européen.
Évolution du taux de fret pour un conteneur 40’ en port à port, surcharges incluses, entre Shanghai et Rotterdam – Source : Upply.
Alors que l’on s’attendait à une légère accalmie après le Nouvel An chinois, le contexte géopolitique lié à la guerre en Ukraine soutient les prix, notamment via les surcharges. Dans un rapport publié le 16 mars, la CNUCED estime cependant que la pression à la hausse devrait bientôt toucher les prix du transport maritime.
En 2021, l’augmentation des prix de transport a été portée principalement par le rebond rapide de la demande, lui-même favorisé par les plans de relance massifs. Cela a créé un déséquilibre par rapport à l’offre disponible et donc un rapport de force favorable aux transporteurs.
La hausse des taux de fret a également été nourrie par une répercussion, cependant partielle, des tensions inflationnistes engendrées en particulier sur les prix de l’énergie et des matières premières par cette reprise économique en V. Les banques centrales espéraient que cette surchauffe se régulerait progressivement, quand l’offre et la demande se rééquilibreraient grâce à une amélioration des phénomènes de congestion et de pénurie provoqués par la pandémie de Covid-19. Mais le déclenchement de la guerre en Ukraine bouleverse totalement les perspectives.
Les prix du pétrole, qui avaient déjà commencé à augmenter en 2021, ont fortement grimpé ces dernières semaines en raison du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Le marché est très volatil, mais globalement, les prix semblent s’installer au-dessus de 100 $ le baril. La situation est suffisamment critique pour que l’Agence internationale de l’énergie ait publié le 18 mars un plan d’urgence préconisant 10 mesures pour diminuer la demande mondiale de pétrole de 2,7 millions de barils par jour et réduire ainsi le risque d'une pénurie critique.
La situation est tout aussi menaçante pour le gaz, l’Europe étant particulièrement dépendante de la production russe.
En dehors des prix de l’énergie, d’autres facteurs contribuent à la hausse des coûts de production. "Bien qu'en ralentissement, les prix en euros des matières premières industrielles augmentent de nouveau nettement en février (+5,1 % après +7,7 % en janvier), en lien avec les prix des matières minérales (+5,8 % après +7,4 %). Les prix des métaux ferreux ralentissent mais restent dynamiques (+7,5 % après +12,8 %), tout comme ceux des métaux non ferreux (+5,2 % après +7,7 %)", souligne l’Insee dans une note publiée le 18 mars.
Les prix des matières premières agro-industrielles et des matières premières alimentaires importées étaient également majoritairement orientés à la hausse en février, même si on notait une décélération. Sur ce dernier point, le conflit en Ukraine devrait avoir un lourd impact. La Fédération de Russie et l'Ukraine sont des acteurs mondiaux sur les marchés agroalimentaires. À eux deux, ces pays détiennent une part de 53 % dans le commerce mondial d'huile et de graines de tournesol, 27 % pour le blé, 23% pour l’orge, 16% pour les graines de colza et 14% pour le maïs, indique le rapport de la Cnuced.
L’inflation que les économistes espéraient provisoire et mesurée semble s’inscrire dans la durée et prendre de l’ampleur. Dans ses prévisions économiques de l’hiver 2022, la Commission européenne a revu à la hausse les perspectives en matière d’augmentation des prix. Pour l’ensemble de l’année, l’inflation est attendue à 3,5% pour la zone Euro, contre une hausse de seulement 2,2% anticipée lors des prévisions précédentes publiées à l’automne 2021. Mais ces chiffres semblent d’ores et déjà bien modestes. Le taux d’inflation annuel de la zone euro s’est établi à 5,9% en février 2022 et 5,1% en janvier, alors qu’un pic à 4,8% était attendu au premier trimestre. 2022 avec le taux record de 4,6 % atteint au quatrième trimestre 2021. Aux États-Unis, l’inflation s’est élevée à 7,9% en février et à 7,5% en janvier.
Ce contexte favorise la montée des revendications salariales. Le secteur du transport et de la logistique est un secteur consommateur de main d’œuvre, qui éprouvait déjà des difficultés de recrutement avant les crises. La pression à la hausse sur les rémunérations n'en sera que plus importante, et pèsera donc dans la balance des coûts en 2022.
Le choc inflationniste est évidemment difficile à absorber pour les transporteurs, avec toutefois des disparités. Dans le transport maritime de conteneurs, les compagnies ont redressé leur situation financière durant la pandémie et disposent donc d’une certaine marge de manœuvre, même si leurs coûts d’exploitation augmentent. Elles continuent de gérer finement la capacité, et répercutent les hausses de carburant par le biais des surcharges fuel.
La situation est plus mitigée dans les autres secteurs. Dans le transport aérien, si quelques compagnies aériennes tout cargo ont pu engendrer des profits exceptionnels, la situation financière des compagnies classiques, qui fournissent l’essentiel des capacités, reste pour beaucoup catastrophique après deux ans de pandémie. Les marges se sont redressées dans l’activité fret, mais cela reste insuffisant pour assurer la rentabilité du secteur. D’autre part, le transport aérien reste très vulnérable face aux situations de crise. La flambée du carburant est une très mauvaise nouvelle pour le secteur, et ce d’autant plus que le conflit Russie-Ukraine contraint les compagnies à éviter le survol de la Russie et donc à allonger les temps de vols entre l’Asie et l’Europe.
Enfin dans le transport routier, secteur à très faible marge, la situation se tend très nettement. L’énergie flambe, qu’il s’agisse du pétrole ou du gaz pour ceux qui avaient emprunté cette voie de la transition énergétique. La pénurie de conducteurs ne s’atténue pas, bien au contraire, notamment dans les pays d’Europe de l’Est où la main d’œuvre ukrainienne constituait une manne significative. Enfin, le prix du matériel de transport est lui-aussi soumis à de fortes tensions inflationnistes : les fabricants répercutent, au moins en partie, la hausse des coûts des matières premières et des composants essentiels comme les semi-conducteurs. Les fédérations professionnelles sonnent l’alarme un peu partout en Europe. Si les tendances constatées ces deux derniers mois sur l’énergie se maintiennent, l’augmentation des coûts globaux des transporteurs français en 2022 pourrait atteindre 12%, a récemment déclaré Florence Berthelot, déléguée générale de la FNTR, sur le plateau de FranceInfo. Les entreprises menacent de mettre la clef sous la porte si elles ne parviennent pas à répercuter une partie significative des coûts additionnels. En France, le gouvernement vient d’accorder au secteur une aide d’urgence de 400 M€.
La situation actuelle est d’autant plus délicate que les chargeurs sont, comme les transporteurs, frappés de plein fouet par la hausse de leurs coûts de production. L’augmentation de l’énergie est une très mauvaise nouvelle, en particulier dans l’industrie. Celle des matières premières aussi. Les négociations avec les transporteurs s’annoncent donc tendues, avec en ligne de mire la capacité d’absorption du consommateur final.
D’autre part, la nouvelle crise mondiale déclenchée par la guerre en Ukraine intervient alors que la situation sanitaire est loin d’être stabilisée. Les chaînes logistiques n’ont pas encore récupéré la fluidité opérationnelle de la période pré-pandémique. Si les phénomènes de congestion diminuent, ils n’ont pas totalement disparu. Le virus non plus, d’ailleurs, et il est bien trop tôt pour évoquer un contexte post-pandémique. Dans le cadre de sa stratégie "Zéro Covid", la Chine continue ainsi à confiner ponctuellement certaines zones, partiellement ou totalement, au risque de perturber les productions. Foxconn, principal fournisseur d'Apple, a ainsi annoncé mi-mars qu'il suspendait temporairement ses activités dans le pôle technologique chinois de Shenzhen en raison des mesures de restrictions sanitaires.
Pour les chargeurs, la situation est d’autant plus difficile à gérer que les confinements, qui conduisent aux arrêts temporaires de production, sont souvent mis en place par les autorités locales dans des délais extrêmement courts, ce qui ne permet pas d’activer des solutions alternatives. À l’inverse, l’Ukraine et la Russie ne constituent pas des sources majeures de production pour les produits manufacturés. En revanche, le conflit constitue une nouvelle source de perturbations, à la fois pour les voies maritimes, aériennes, ferroviaires et routières.
Le déclenchement de la pandémie de Covid a engendré dans les pays occidentaux une vraie réflexion sur les questions de souveraineté, et des débuts de réponse très concrets. Aux États-Unis comme en Europe, on s’efforce d’identifier les domaines stratégiques dans lesquelles il est nécessaire de réduire la dépendance en favorisant une certaine régionalisation des supply chains. Dans le secteur des semi-conducteurs, le géant américain Intel a ainsi annoncé un plan d’investissements de 80 milliards d’euros dans l’Union européenne dans les dix ans qui viennent, et prévoit dans ce cadre l’implantation d’une usine en Allemagne.
De la même façon que la pandémie de Covid-19 a un effet d’accélérateur sur la reconstitution de filières industrielles en Europe ou aux États-Unis dans certains secteurs stratégiques, la guerre en Ukraine fait brutalement prendre conscience que la transition énergétique n’est pas tant une question de vertu qu’un gage de pérennité économique.
Elle met aussi en lumière la nécessité de ne pas aborder la question principalement sous le prisme de la substitution d’énergie, mais aussi sous l’angle de la sobriété. À ce titre, Samada, la filiale logistique de Monoprix, a apporté un témoignage particulièrement éclairant lors de la cérémonie des Rois de la Supply Chain organisée le 17 mars dernier par Supply Chain Magazine. Dans le cadre d’un projet de centralisation des activités logistiques pour les produits non-alimentaires, l’enseigne a travaillé avec Prologis pour mettre en exploitation la première plate-forme logistique certifiée carbone neutre au monde. Une attention particulière a été portée à la consommation d’énergie, notamment en matière d’éclairage et de chauffage. Sur ce dernier point, le recours à la géothermie a permis de "se déconnecter du gaz". Une solution dont les responsables de Samada se félicitent doublement aujourd’hui.
Cet exemple illustre les gains potentiels et les marges de manœuvre des acteurs du transport et de la logistique. Mais il montre aussi que la transition ne peut se faire qu’au prix d’investissements lourds qui nécessitent donc un accompagnement particulier pour les plus petites entreprises.
À court terme, la Cnuced redoute plutôt un retour en arrière. "L'augmentation significative des prix du pétrole et du gaz pourrait réorienter les investissements vers les industries extractives et la production d'énergie à partir de combustibles fossiles, au risque d'inverser la tendance à l'utilisation des énergies renouvelables observée au cours des 5 à 10 dernières années", déplore le rapport.
La spirale inflationniste actuelle pourrait, si elle se confirme, casser la dynamique de croissance. Dans ses prévisions de l’hiver 2022, la Commission européenne a déjà revu à la baisse le rythme d’augmentation du PIB de la zone Euro, passant à 4% contre 4,3% dans les prévisions publiées à l’automne. Si les augmentations des coûts de production se répercutent sur les prix de vente, des arbitrages vont avoir lieu, en particulier pour les ménages les plus modestes, au risque d’engendrer un choc de demande négatif. Les entreprises aussi sont concernées. Le fabricant d'engrais Yara a annoncé début mars la suspension de la production dans son usine du Havre et dans celle de Ferrara en Italie, en raison de la hausse des prix du gaz, composant essentiel des produits azotés.
L’effet de la guerre en Ukraine sur les matières premières alimentaires est aussi "particulièrement inquiétant", estime la Cnuced. Certains pays sont très dépendants des produits agroalimentaires en provenance de la Fédération de Russie et de l'Ukraine. "Par exemple, la part des importations en provenance de la Fédération de Russie et de l'Ukraine - en pourcentage des importations totales de blé, de maïs, d'orge, de colza, d'huile et de graines de tournesol - est de 25,9% pour la Turquie, 23% pour la Chine et 13% pour l'Inde", précise la Cnuced.
Au-delà du drame humain qu’il représente, le conflit en Ukraine constitue un nouveau choc majeur pour une économie mondiale encore convalescente. Les chaînes logistiques vont en payer le prix et devoir se réorganiser. Il s’agit de se mettre en ordre de marche pour répondre à la nouvelle géopolitique des flux, mais aussi à l’avènement d’un monde où les notions de sobriété énergétique et d’indépendance stratégique deviennent centrales pour la souveraineté.