Commerce international

La relation transatlantique à l'ère du “friend-shoring”

24 janvier 2023

Les États-Unis ont l'ambition déclarée de mettre en place des chaînes d'approvisionnement moins vulnérables, en privilégiant les pays "amis". Une nouvelle donne pour le commerce transatlantique en 2023 ? 

En 2022, la secrétaire américaine au Trésor, Mme Yellen, a introduit le concept de "friend-shoring". Contrairement au nearshoring, à l'offshoring et au reshoring, le friend-shoring fait de la fiabilité politique des partenaires un critère essentiel dans la conception des chaînes d'approvisionnement mondiales.

Bien qu'il n'existe pas de définition officielle des "pays amis", ceux-ci incluent souvent les alliés des États-Unis, comme l'UE, le Royaume-Uni, le Japon et la Corée du Sud, etc. Les États-Unis cherchent également à élargir leur cercle d'amis par le biais de nouvelles initiatives régionales, telles que le Cadre économique Indo-Pacifique ou encore le tout récent sommet États-Unis-Afrique.

L'intérêt partagé du friend shoring s'est-il traduit par une croissance du commerce transatlantique en 2022, et quelles évolutions peut-on prévoir en 2023, notamment à la lumière de la poursuite des bouleversements politiques et économiques ? C’est ce que nous allons examiner.

Les relations transatlantiques en 2022

Au cours des 11 premiers mois de 2022, les importations américaines en provenance de l'UE ont augmenté de 13% en valeur (USD), ce qui est inférieur à la croissance globale de 16% des importations américaines, et également inférieur au taux de croissance des importations américaines en provenance de certains autres "pays amis" (graphique 1).

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Graphique 1 - Source des données : US Census Bureau

En revanche, les exportations américaines vers l'UE ont augmenté de 29% en valeur, soit le taux le plus élevé parmi les "amis" que nous avons étudiés ici (graphique 2). Cette hausse s’explique principalement par l'explosion de la demande de l'UE en GNL américain, suite à la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Si l'on exclut le secteur de l'énergie[1], les importations de l'UE en provenance des États-Unis ont augmenté de 12 %, ce qui correspond au taux de croissance des exportations totales des États-Unis (hors secteur de l'énergie).

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Graphique 2: Source des données : US Census Bureau

Un secteur s’illustre toutefois par son fort dynamisme dans le commerce transatlantique : celui des semi-conducteurs, une industrie clairement identifiée comme prioritaire aux côtés de quelques autres[2] en matière de friend-shoring, en raison de son caractère stratégique. Selon Eurostat, les importations européennes de machines de fabrication de puces électroniques en provenance des États-Unis ont augmenté de 79 % au cours de cette période[3], soit 1,5 fois le niveau de 2019 (graphique 3). 

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Graphique 3 - Source des données : US Census Bureau

De même, la demande américaine de puces en provenance de l'UE[4] a augmenté de 37 %, soit plus que la croissance de 13 % des importations américaines de ce type de produits à l’échelle mondiale (graphique 4).

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Graphique 4 - Source des données : US Census Bureau

Pour une évaluation plus précise, nous incluons les données volumes dans notre analyse, étant donné que l'inflation a également contribué à l'essor du commerce en valeur. Elles suggèrent également une connexion commerciale transatlantique renforcée dans ce secteur des semi-conducteurs. Les exportations américaines de machines à fabriquer des puces vers l'UE en termes de volumes ont ainsi augmenté de 97 % en 2022 (Janvier-octobre) et de 170 % par rapport au niveau de 2019[5]. Et selon Eurostat, le volume des exportations de semi-conducteurs de l'UE vers les États-Unis au cours des dix premiers mois de 2022 a également augmenté de 64 % (+9 % par rapport au niveau pré-pandémique de 2019).  

Les défis pour 2023

En ce début d'année 2023, les signes d’un ralentissement économique se multiplient. L'OMC a prévu que le volume du commerce mondial n'augmenterait que de 1,1 % cette année. Le friend-shoring offrira-t-il un soutien politique au commerce transatlantique pour contrecarrer la morosité de l'économie mondiale, notamment dans les secteurs stratégiques ?

  • L'enjeu de la compétitivité de l'UE sur le marché américain

La loi sur la réduction de l'inflation (IRA, Inflation Reduction Act) adoptée aux États-Unis en août 2022 et la crise énergétique en cours peuvent mettre en péril la compétitivité des fabricants européens sur le marché américain. C’est le cas par exemple dans le secteur des véhicules électriques, une industrie stratégique ciblée par le friend-shoring et mise en exergue dans l'IRA.  

Cette nouvelle loi américaine a suscité de vives inquiétudes dans l'UE et chez d'autres alliés des États-Unis comme la Corée du Sud et le Japon. D'un côté, l'UE salue l'effort américain en faveur de la transition vers des énergies propres, qui est un des volets de l'IRA. Mais d’un autre côté, en raison de l'introduction d'incitations fiscales massives réservées exclusivement aux voitures assemblées en Amérique du Nord, les exportations automobiles vers les États-Unis sont désormais exposées à des barrières d'accès au marché plus importantes. En effet, l'UE et les États-Unis se sont mis d'accord sur un éventuel ajustement de l'IRA, mais aucun agenda clair pour l’introduction des modifications ou des exemptions n’est pour l’instant divulgué, en tout cas publiquement. Dans l'hypothèse où une exemption serait accordée à l'UE, elle serait probablement étendue au Japon et à la Corée du Sud, cette dernière ayant obtenu une part croissante des VE sur le marché étranger.

Le prix du gaz en Europe est retombé à un niveau d'avant-guerre à la fin de 2022, mais l'UE est encore loin de sortir de la crise énergétique. Les prix sont encore beaucoup plus élevés que début 2021 et surtout plus élevés qu’aux États-Unis. D’autre part, l'abandon radical par la Chine de la politique du "zéro Covid" peut relancer la tension sur le marché mondial du GNL en 2023, entraînant une nouvelle hausse des prix.  

Cette situation pourrait amplifier le réajustement de la stratégie supply chain amorcé par certains fabricants européens en 2022, consistant à s'approvisionner en biens intermédiaires, et en particulier en produits à forte intensité énergétique, auprès des pays tiers. Ce phénomène est très perceptible dans l'industrie chimique, qui a le plus souffert de la crise énergétique. Mais on observe aussi une tendance similaire dans le secteur automobile. Entre 2021 et 2022, les importations européennes de biens intermédiaires automobiles ont connu une augmentation rapide, en particulier au cours des deuxième et troisième trimestres de 2022, tandis que les exportations restent inférieures au niveau de 2019 (graphique 5). Les constructeurs européens doivent donc compter davantage sur l'approvisionnement extérieur et en conséquence, bâtir des chaînes logistiques élargies, à l’inverse d’autre constructeurs qui cherchent plutôt à raccourcir les flux. Ces deux facteurs peuvent entraver la compétitivité mondiale des fabricants européens, et pas seulement sur le marché américain.

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Graphique 5 : Source des données : Eurostat[6]

Par ailleurs, il faut noter que la part de l'UE sur le marché américain des véhicules électriques importés a glissé de 64 % en 2019 à 44 % en 2022 (graphique 6). L'IRA et la crise de l'énergie vont certainement exacerber la situation. 

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Graphique 6 : Source des données : US Census Bureau[7]

  • Aux US, pour le marché US ?

Dans ces conditions, on peut se demander si les investisseurs européens vont adopter une stratégie d’implantation "aux États-Unis, pour les États-Unis". C’est un phénomène que l’on a déjà vu en Chine, où des entreprises européennes ont mis en place des supply chains domestiques dédiée au marché chinois, pour répondre notamment à deux facteurs de risque : la tension entre les États-Unis et la Chine, ainsi que la volonté stratégique chinoise d’être moins dépendante de l’extérieur. Les acteurs qui adoptent cette stratégie sont principalement de grandes entreprises, pour lesquelles la Chine constitue un marché essentiel en termes de revenus, notamment dans les secteurs de l'automobile et de la chimie.

La politique volontariste de réindustrialisation des États-Unis et l'énergie plus abordable justifient aujourd’hui la localisation de chaînes d'approvisionnement aux États-Unis ou en Amérique du Nord afin d'améliorer leur compétitivité sur le marché américain. Par exemple, Northvolt, le fabricant suédois de batteries pour VE, envisagerait de reporter l'ouverture de son usine allemande pour agrandir son usine américaine. Les statistiques sur les investissements directs étrangers (IDE) en 2022 alimentent également ces spéculations. Le nombre de nouveaux projets annoncés aux États-Unis au cours des trois premiers trimestres de 2022 a augmenté de 8 %, alors que l’on constate dans le même temps une chute de 27 % du côté de l'Union européenne (graphique 7).

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Graphique 7 - Source des données : CNUCED

En outre, les perspectives potentiellement divergentes en matière d’évolution de la consommation aux États-Unis et dans l'Union européenne pourraient constituer une incitation supplémentaire à localiser des activités aux États-Unis. La différence de l’inflation de base entre les États-Unis et l’UE en 2022, qui exclut les secteurs présentant une forte volatilité des prix à court terme (alimentation et énergie), laisse entrevoir une reprise plus lente de la consommation en Europe en 2023[8] (graphique 8).  

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Graphique 8 : Source des données : Eurostat et US Bureau of Labor Statistics

La baisse du taux de chômage aux États-Unis, telle qu’elle est prévue par l'OCDE, suggère également un marché plus prometteur outre-Atlantique dans les années à venir (graphique 9).

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Graphique 9 - Source des données : OCDE

Enfin, au-delà de 2023, il y aura l’échéance cruciale de l'élection présidentielle américaine de 2024, qui pourrait produire des effets collatéraux dès cette année. La situation ne manque pas de paradoxes. D'un côté, les relations transatlantiques pourraient être plus détendues avec une administration américaine démocrate. Mais d'un autre côté, un président républicain, associé au Congrès contrôlé par les Républicains, pourrait être idéologiquement plus enclin à abroger l'IRA. Toutefois, quel que soit le résultat des élections, nous constatons un consensus bi-partisan en faveur d'un recentrage des États-Unis sur eux-mêmes. Même si l'incitation fiscale pour les VE dans le cadre de l'IRA est supprimée en 2024, d'autres barrières en matière de commerce et d'accès au marché sont envisagées.


[1] Ici, nous déduisons la valeur du code SH 27, qui comprend le GNL et le pétrole.

[2] Parmi les autres secteurs visés par le "friend-shoring" figurent les industries pharmaceutiques (notamment les principes actifs), les batteries de véhicules électriques et les matières premières critiques.

[3] Code SH 8486.

[4] Codes SH 8541 et 8542.

[5] Les données en volumes ne sont pas disponibles auprès du US Census Bureau.

[6] Les données se rapportent à l'industrie automobile en général. Basé sur les données BEC d'Eurostat (code 51). Le taux de croissance ici n'est pas le taux de croissance annuel, mais le taux de croissance de 2021 et 2022 par rapport à 2019.

[7] Le code SH pour les véhicules électriques est 870380.

[8] L'inflation de base ne comprend pas les secteurs de l'alimentation et de l'énergie, qui offrent une image plus précise du niveau d'inflation. Pour les données de la zone euro, nous avons utilisé l’Indice global hors énergie, alimentation, alcool et tabac pour représenter l'inflation de base.

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Docteur en sciences politiques, Ganyi nous livre un regard affûté sur les évolutions du transport et de la Supply Chain dans le monde, par le prisme des tendances politiques et économiques.
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