La pandémie de Covid a bousculé les schémas existants, comme nous avons pu l’analyser dans notre bilan 2020 du transport maritime de conteneurs. Toutefois, certains fondamentaux n’ont pas été remis en cause, à commencer par la suprématie chinoise dans la production mondiale. Certes, on constate des mouvements de délocalisation de la Chine vers d’autres pays d’Asie, et notamment le Vietnam. Cette tendance, amorcée avant la pandémie, devrait se poursuivre, mais il n’y aura pas de "nearshoring" massif à court terme. Le trafic de certains ports chinois finit même l’année 2020 en territoire positif par rapport à 2019. Le marché global a plutôt mieux résisté que prévu en termes de volumes, mais un tel résultat était quand même difficilement imaginable en mars dernier !
En revanche, 2020 a radicalement transformé l’équation "classique" du transport maritime conteneurisé. Ce concept repose depuis son origine sur une recherche constante d’amélioration de la fluidité des mouvements de conteneurs d’un mode de transport à l’autre et d’optimisation des coûts. C’est ce que l’industrie a pu offrir ces 30 dernières années aux chargeurs, contribuant ainsi massivement à la globalisation des échanges mondialisés. La supply chain moderne, avec les systèmes d’information sur lesquels elle s’appuie, de type SAP et Oracle, est bâtie sur ces deux constantes : une offre de transport maritime qui permet d’abaisser les temps de transit et une diminution des coûts. Or sur ces deux points, 2020 se caractérise par une rupture brutale.
Suite à cette rupture, de nombreuses questions restent aujourd’hui en suspens dans l’industrie du shipping :
Impossible, à ce stade, de répondre à toutes ces questions, auxquelles s’ajoute une autre inconnue de taille : quelle sera la force de la demande en 2021 et surtout, ce qui est presque plus important, quelle sera la qualité de la prévision de la demande ? C’est autour de cette question que patinent aujourd’hui les négociations des contrats annuels. Tentons néanmoins de dégager 3 scénarios possibles, du plus probable au plus improbable, pour 2021.
Scénario 1 : une inversion du rapport de force au 2è semestre
Ce scénario table sur une inversion du rapport de force au profit des chargeurs, à compter du 2è semestre, voire un peu avant juin 2021. Il s’appuie sur les leviers suivants :
Cette chute de la demande résulterait de la combinaison d’un excès de stocks et de faillites en cascade. Beaucoup d’entreprises ont en effet été fragilisées par la crise de 2020, ce qui nourrit des inquiétudes, en particulier sur le segment des PME-PMI fortement dépendantes des exportations.
La demande sera également influencée par l’évolution de la pandémie mondiale. Or en l’état actuel des choses, la vaccination contre le covid-19 ne semble pas pouvoir avoir un effet de masse avant plusieurs mois. L’alternance de périodes de confinement/déconfinement va donc perdurer, empêchant une véritable reprise dans l’immédiat.
La Commission maritime fédérale américaine mène actuellement des investigations, et il n’est pas exclu que certaines compagnies maritimes écopent d’amendes pour avoir enfreint le Shipping Act aux États-Unis. Si c’est effectivement le cas, cela pourrait mettre un coup d’arrêt à certaines pratiques.
Des navires d’une capacité supérieure aux unités qu’ils remplacent ont commencé à intégrer les flottes des grandes compagnies maritimes, et le mouvement se poursuivra en 2021. On atteint aujourd’hui les 24 000 EVP. Ce gigantisme n’est évidemment pas très adapté, à l’heure où la demande est fragile. En 2020, les compagnies ont certes enregistré des marges opérationnelles record, mais la flambée des taux de fret a pour corollaire une mise à l’ancre de navires (qui avait d’ailleurs commencé en 2019). Il s’agit d’un coût caché qui constitue une vraie menace, car cette stratégie ne peut pas être pérenne.
Les produits de faible valeur, par exemple dans l’agro-alimentaire ou la chimie de base, ne pourront pas supporter longtemps les niveaux de prix élevés atteints par le transport maritime conteneurisé. Il sera intéressant de surveiller, sur ces segments, si certains trafics retournent vers le vrac.
Scénario 2 : les compagnies gardent la main
Ce scénario envisage un maintien du rapport de force favorable aux compagnies maritimes. Il s’appuie sur les leviers suivants :
Dans cette hypothèse, les compagnies maritimes parviennent à maîtriser les capacités, maintenant ainsi des taux de fret élevés. En 2020, l’électrochoc est venu de la pandémie de Covid qui, en engendrant à ses débuts un véritable effondrement de la demande, a déclenché un réflexe de survie des compagnies qui a fonctionné au-delà de toute espérance. En 2021, ce paramètre peut encore jouer mais dans une moindre mesure. En revanche, les compagnies peuvent désormais prendre appui sur la congestion des ports pour faire "glisser" des escales de navires d’une semaine sur l’autre, en plus de reporter ou d’annuler des départs.
Des voix commencent à s’élever pour voir émerger en Europe une instance de régulation du transport maritime. Jusqu’à présent, au nom de la préservation de la compétitivité du transport maritime européen, les autorités de la concurrence européenne se sont montrées plutôt indulgente avec les alliances constituées par les compagnies. Elles ont obtenu l’an dernier une prorogation des exemptions par catégorie (C-BER exemptions).
Les compagnies maritimes effectuent moins d’escales par an et par port. Cela signifie moins de recettes pour les ports, ainsi que pour les professions annexes (principalement le pilotage, le remorquage et le lamanage). Les compagnies pourraient disposer en 2021 d’un pouvoir de négociation accru, car ces professions étaient souvent déjà en crise.
Les compagnies seront également en position de force pour renégocier leurs contrats de manutention, en raison de la diminution du nombre d’escales.
Les compagnies maritimes les plus importantes préparent pour le début de l’année des offres similaires à celles des grands logisticiens NVOCC. Une sorte de "putsch digital" à suivre...
Scénario 3 : "Qui sème le vent récolte la tempête…"
Ce scénario repose sur une nette crispation des relations, suscitant une riposte radicale des différentes parties prenantes vis-à-vis des compagnies maritimes. Il s’appuie sur les leviers suivants :
La "judiciarisation à l’américaine" du secteur n’est pas à exclure, si des abus de position dominante perdurent. Certains gros cabinets d’avocats anglo-saxons doivent déjà affûter leurs lames dans l’ombre ! Un tel mouvement pourrait fissurer la discipline appliquée par les compagnies maritimes depuis le début de la pandémie, certains opérateurs moins vertueux que d’autres devenant dangereux pour l’ensemble. Ils pourraient même être dénoncés par leurs congénères contre une immunité. Cela s’est déjà vu par le passé.
Les administrations chinoises et américaines, que l’on a vu s’émouvoir du niveau atteint par les taux de fret maritime dès septembre 2020, pourraient s’entendre sur un encadrement ponctuel du marché transpacifique, le temps d’un retour à la normale. Une action mutuelle qui pourrait de plus avoir le mérite de réchauffer les relations commerciales entre la Chine et les États-Unis, alors que Joe Biden et son administration arriveront tout juste au pouvoir. Dans un tel cas de figure, la position européenne actuelle pourrait être difficile à tenir, sous la pression des lobbies représentant les intérêts de la marchandise.
Échaudés par une année 2020 durant laquelle ils n’ont pu que subir la flambée des prix du transport maritime et la dégradation du service, les chargeurs pourraient être tenter de réfléchir beaucoup plus sérieusement au recours à des modes alternatifs. Le ferroviaire a déjà commencé à tirer son épingle du jeu l’an dernier sur l’Asie-Europe. Mais la route semble aussi devenir une solution crédible, en tout cas pour les marchandises très sensibles au facteur prix... et à la garantie d’accès aux capacités.
En conclusion et à titre personnel, je pense que le niveau d’exaspération chez certains chargeurs est tel qu’ils sont aujourd’hui prêts à sauter le pas d’une remise à plat profonde de leurs plans de transport, même aux prix d’investissements supplémentaires non prévus. L’année 2020 leur a permis de mesurer leur extrême dépendance vis-à-vis des grandes compagnies maritimes. Ils pourraient donc soutenir le développement de transporteurs "de niche", par le biais d’une gestion de flux plus régionalisée et moins globale...au moins le temps que se restaure le lien de confiance avec les grands groupes maritimes.