Analyse Transport & Logistique

Transport routier de conteneurs : le grand retour du merchant haulage

23 mai 2023

Le rééquilibrage du rapport offre/demande redonne la main aux chargeurs et commissionnaires pour l’organisation des pré- et post- acheminements de conteneurs.

Au plus fort de la pandémie de Covid-19, les compagnies maritimes ont pu assez facilement contraindre leurs clients à accepter la pratique du carrier haulage. Dans ce cas de figure, par opposition au merchant haulage, les opérations de pré-et post acheminement terrestre sont réalisées par la compagnie maritime.

Les compagnies maritimes étaient en effet en position de force puisqu’elles maîtrisaient l’accès à une denrée alors rare : les capacités maritimes. Elles ont donc proposé à leurs clients des offres de prestation à prendre ou à laisser, dans lesquelles la seule petite fenêtre de négociation des taux de fret maritime était souvent conditionnée à une délégation du transport routier du conteneur pour l’approche portuaire et/ou pour la livraison au destinataire. Naturellement, cette prestation était en général facturée au prix fort, avec une base de calcul kilométrique ‘aller vide + retour plein’.

Avec le rééquilibrage du rapport offre/demande depuis l’été dernier, et de façon encore plus perceptible ces derniers mois, les commissionnaires de transport sont à nouveau en position de force vis-à-vis des compagnies maritimes et donc courtisés par ces dernières, en leur qualité d’apporteurs de fret. Le marché des pré- et post-acheminements routiers de conteneurs renoue ainsi avec ses fondamentaux :

  • La négociation des tarifs
  • La possibilité de facturation de trajets simples depuis des parcs intérieurs et non la facturation imposée d’allers-retours
  • La négociation de frais avec les compagnies pour l’enlèvement des conteneurs vides dans les parcs intérieurs ("pick up fee") et leur restitution à proximité des lieux de déchargement des marchandises ("drop off fee"), afin d’éviter un retour systématique au port de passage.

Pour les commissionnaires comme pour les compagnies, la baisse mécanique de chiffre d’affaires engendrée par la chute des taux de fret maritimes doit être partiellement compensée par la facturation de services annexes, pour espérer sauver les résultats d’exploitation. Les surcharges diverses et variées refleurissent d’ailleurs chez les compagnies, et la facturation de prestations complémentaires devient un enjeu financier crucial chez les commissionnaires.

Un différentiel de prix significatif

Prenons l’exemple d’une marchandise disponible en région parisienne pour empotage dans un conteneur de 40’ dry devant embarquer au Havre, confiée au commissionnaire X pour embarquement via la compagnie Y.

  • Option 1 : le carrier haulage

Le positionnement routier est effectué par la compagnie Y, qui affrète et assume donc la responsabilité du transport routier pour le compte de son client transitaire.

> Impact pour le commissionnaire X

Avantage : une seule facture fournisseur à gérer pour la totalité du transport combiné et simplification du dossier transit.

Inconvénient : une perte de revenu et de marge au dossier.

> Impact pour la compagnie maritime Y

Avantage : un meilleur pilotage du flux de bout en bout, une meilleure maîtrise des dépôts intérieurs de conteneurs, réalisation de chiffre d’affaires et marge supplémentaire à la boîte.

Inconvénient : l’affréteur routier, c’est-à-dire dans ce cas de figure la compagnie, s’expose à des risques propres au commissionnaire de transport. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il doit y avoir au moins une personne possédant son attestation de commissionnaire de transport dans le bureau d’affrètement d’une compagnie maritime.

Pour cette option, le prix de la prestation sera calculé sur la base d’un aller Le Havre-région parisienne avec le conteneur vide (220 km) et d’un retour avec le conteneur plein (220 km), auxquels s’ajoute la surcharge carburant variable, réactualisée mensuellement. Le montant total avoisine ainsi les 600 € pour le châssis 40’ au mois d’avril 2023, facturés par la compagnie Y au commissionnaire X au titre du pré-acheminement en carrier haulage. La compagnie peut y ajouter la facture de fret maritime si celle-ci est exigible au départ.

  • Option 2 : le merchant haulage

Le commissionnaire X gère le pré-acheminement, sous sa responsabilité directe. Dans ce cas, la compagnie propose soit une mise à disposition gratuite du conteneur vide au port de chargement, ce qui correspond à son obligation minimale, soit une mise à disposition payante ("pick up charge" dans le jargon maritime) dans un parc intérieur situé à proximité du lieu de chargement des marchandises.

En fonction des compagnies et de l’évolution de leurs stocks dans les parcs intérieurs, le commissionnaire peut opter pour un aller-retour ("round trip") ou pour un aller simple ("one way").

1/ Dans le premier cas, le commissionnaire obtiendra normalement un prix légèrement inférieur à ce que propose la compagnie en carrier haulage, les commissionnaires ayant en principe une meilleure capacité de négociation que les compagnies maritimes compte tenu de leurs volumes d’achat de transport routier ou de leur possibilité de recourir, dans certains cas, à l’utilisation de leurs propres moyens de traction. Dans ce cas de figure, le commissionnaire va payer autour de 560 €. En revanche, il va devoir gérer le dossier transport terrestre et ses risques opérationnels, avec un différentiel de 40 € par rapport au carrier haulage, ce qui n’est finalement pas cher payé...

2/ Dans le deuxième cas, pour reprendre notre exemple, le commissionnaire donne instruction à son transporteur de prendre le conteneur vide à Gennevilliers, avec l’accord de la compagnie, contre paiement à cette dernière d’une "pick up charge" d’environ 40 €, puis de le positionner pour chargement en région parisienne avec retour plein au Havre. Depuis le Havre, il sera en effet facile pour le tractionnaire de repartir à plein avec un autre conteneur import pour un autre client, le risque d’un retour à vide étant quasi nul en sortie du port.

C’est cette possibilité de faire du "one way" qui donne toute sa pertinence au merchant haulage. Le kilométrage effectif du conteneur pour l’opération de pré-acheminement passe à environ 250 km. Le prix global du transport, majoré de la "pick up charge", tombe ainsi autour de 380-400 €. Dans ce cas de figure, le gain au dossier transport pour le commissionnaire est suffisamment attractif et rémunérateur pour s’affranchir de la simplicité du carrier haulage.

La compagnie maritime échappe quant à elle au risque de devoir rapatrier dans le port le conteneur vide à ses frais s’il n’est pas utilisé. En revanche, elle doit alimenter des dépôts intérieurs en conteneurs vides à ses risques (et parfois à ses frais) pour ne pas décevoir ses clients. À Lyon, par exemple, une compagnie maritime qui veut se positionner sur l’export via le port de Fos doit nécessairement mettre des conteneurs vides à disposition.

L’enjeu des parcs intérieurs

Dans un marché où la concurrence se bat, à nouveau, pour 25 € de marge supplémentaire par dossier, l’enjeu du merchant haulage revient au centre des attentions.

La taille et le nombre de parcs intérieurs, ainsi que des rotations régulières, sont des éléments clés d’une bonne gestion des volumes dans un marché de taux de fret bas. À ce petit jeu, plus la compagnie a un champ d’action important, plus elle peut répondre favorablement à la demande et satisfaire ses clients en gérant le plus finement possible les flux entrants et sortants par dépôt, le but étant évidemment de transporter le moins possible de conteneurs vides à ses frais.

Il s’agit véritablement d’un enjeu stratégique. Pour reprendre l’exemple du marché lyonnais, on constate que le taux de fret maritime pur ne permet guère à une compagnie de faire la différence par rapport à une autre. La possibilité de mettre à disposition des conteneurs vides à Lyon est en revanche un élément déterminant dans le choix de la compagnie, bien plus que le service ou le prix du transport maritime.

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Source : Upply

La recomposition du marché

Le vieux proverbe affirmant que "la bataille maritime se gagne à terre" avait quelque peu été mis entre parenthèses de l’été 2020 à l’été 2022, période de faste inédit pour les compagnies maritimes. Au fond, chacun savait qu’il vivait là une anomalie de marché. Aujourd’hui, le retour de boomerang est là.

Entre temps, l’offre s’est consolidée au sein du top 5, du côté des compagnies maritimes comme du côté des commissionnaires de transport. La partie ne sera pas facile pour les plus petits opérateurs, qui ne vont pas pouvoir suivre le rythme des grands groupes, alors que le marché redevient hyper compétitif, et que l’accès aux capacités de transport routier devient aussi un enjeu majeur.

Le secteur du transport routier de conteneurs maritimes est composé essentiellement de sociétés spécialisées de taille moyenne installées principalement sur les zones portuaires. Elles doivent faire face aujourd’hui à un renchérissement des coûts et à une aggravation de la pénurie de main d’œuvre. Difficile, dans ces conditions, de rogner sur des marges qui n’ont déjà rien d’extraordinaire. Par ailleurs, ces entreprises font aussi de grands efforts pour renouveler leurs flottes de tracteurs et répondre ainsi au renforcement des contraintes environnementales. Il est assez probable que les émissions issues du transport terrestre de conteneurs vides soient un jour comptabilisées dans le bilan global de l’opération de transport. Dans cette logique, les chargeurs mettront vraisemblablement encore plus de pression pour obtenir des solutions "one way" plus vertueuses écologiquement.

Dans cette optique, les compagnies maritimes qui ont profité de leurs ressources financières pour faire de l’intégration verticale et maîtriser en direct des moyens de transport terrestre bénéficieront d’un vrai avantage concurrentiel. Elles vont pouvoir proposer plus de solutions au marché que les compagnies maritimes étrangères implantées en France, mais qui ne vendent que du transport maritime et ne contrôlent pas directement les opérations de transport routier de conteneurs.

© Crédit photo : Anne Kerriou

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Expert du transport maritime depuis 25 ans, Jérôme met toute sa connaissance du secteur au profit d'Upply. Capitaine de navire dans l'âme, il est également l'auteur du Lexique anglais-français du transport maritime conteneurisé (Paris : CELSE, 2001).
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