Analyse Transport & Logistique

De Baltimore à Suez, l’adéquation navires/infrastructures en question

05 avril 2024

L’augmentation de la taille et de la masse des porte-conteneurs pose la question de leur compatibilité avec les infrastructures censées les accueillir.

À première vue, le blocage du canal de Suez causé par l’échouement de l’Ever Given en mars 2021 n’a pas grand-chose à voir avec l’effondrement du pont de Baltimore, heurté par le Dali en mars 2024. Les deux affaires présentent cependant un point commun majeur : elles posent la question de l’évolution de la taille et de la masse des navires face aux capacités des infrastructures.

1/ La taille des navires

Dans les deux cas de figure, il s’agit de faire passer un fil dans le chas d’une aiguille, autrement dit de franchir un passage dans lequel la manœuvrabilité est extrêmement restreinte. Le colossal Ever Given a connu ses déboires dans la portion la plus étroite du canal de Suez. Quant au Dali, l’accident est intervenu au passage d’un pont, dont les piles non protégées sont extrêmement proches du chenal montant et descendant.

Or dans les deux cas également, nous avons à faire à de grands navires. Même si le Dali est présenté comme un porte-conteneurs de taille plutôt modeste, en raison de sa capacité d’emport de "seulement" 10 000 EVP, il mesure quand même 300 mètres de long (soit trois terrains de football !) sur 48 mètres de large. L’Ever Given, quant à lui, fait environ 400 mètres de long sur 60 mètres de large, pour une capacité de 24 000 EVP.

Face à la disproportion grandissante entre la taille des navires et celle des infrastructures, la sagesse voudrait donc que les passages des grands navires dans les zones critiques soient désormais mieux sécurisés en imposant une assistance de remorquage.

Est-il légitime que le commandant et l’opérateur du navire soient les seuls décideurs pour se faire assister ou pas par les (coûteuses) entreprises locales de remorquage pour des navires de plus de 300 mètres ? La question se pose, car ces grands navires ne se prêtent pas à des manœuvres d’urgence non planifiées.

2/ L’adaptation des ouvrages

La course au gigantisme, qui a marqué le transport maritime conteneurisé ces dernières années, a soulevé la question de l’adaptation des infrastructures portuaires. Mais l’enjeu va en réalité bien au-delà de ce périmètre.

Concernant les ponts, des solutions existent et ont d’ailleurs déjà mises en œuvre. En 1980, le cargo Summit Venture avait heurté le pont Sunshine Skyway de Tampa, qui avait été partiellement détruit. Lors de la reconstruction du nouveau pont, parallèle à l’ancien, des actions correctives significatives ont été apportées, rappelle le magazine Maritime Executive. Les piles du pont ont été élargies à leur base. Ces îlots dotés de pentes douces sous-marines sont censés atténuer le choc en cas de collision.

De plus, en amont de ces îlots, on trouve des plots cylindriques ou ovoïdes en béton, baptisés "dauphins" qui sont censés freiner, voire stopper et remettre en ligne un navire en perdition à l’approche du pont. Cependant, la mise en place de ces équipements est elle-même controversée. Dans le cas du pont de Baltimore, l’espace entre les piles est tellement restreint qu’ils seraient plus un facteur d’augmentation de risques qu’une solution.

Dans le cas du canal de Suez, des leçons ont également été tirées de l’échouement de l’Ever Given. L’autorité du canal de Suez (SCA) a annoncé un agrandissement et un approfondissement du tronçon qui avait été paralysé par l’incident.

3/ Comprendre les déficiences

Il est maintenant établi que le Dali a connu une perte significative de puissance à deux reprises avec un dernier redémarrage brutal du moteur principal juste avant le choc. Le gros panache de fumée noire démontre l’injection d’une grande quantité de carburant que le moteur n’a pas eu la capacité de brûler complètement. L’enquête devra déterminer maintenant les causes de la déficience du moteur.

Le Bureau national de la sécurité des transports (NTSB, National Transportation Safety Board) a fait dès sa montée à bord des prélèvements de carburant pour analyser si ce dernier n’est pas en cause. Il sera également déterminant de savoir si le mauvais fonctionnement de la machine n’a pas été provoqué par une bascule entre un carburant très peu soufré utilisé pour la navigation dans le port et un carburant moins cher et plus soufré à l’approche du domaine maritime ouvert.

Dans le cadre de l’Ever Given, même si les conditions météorologiques étaient défavorables, l’erreur humaine est pointée du doigt. Le rapport publié par la Panama Maritime Authority, en tant qu’autorité de tutelle du navire qui naviguait sous pavillon panaméen, critique certaines décisions du commandant et des pilotes présents à bord.

4/ Mesurer l’impact économique

L’augmentation de la taille des navires est guidée par un souci d’optimisation, visant à réduire le coût d’exploitation au conteneur. Cette stratégie a incontestablement fonctionné. Elle a cependant des répercussions sur l’écosystème maritime et portuaire qui plaident en faveur d’une approche plus globale des avantages et inconvénients. Ainsi, l’adaptation des infrastructures nécessite de lourds investissements.

Par ailleurs, les incidents ou accidents peuvent avoir un impact économique très significatif, en plus d’un bilan humain tragique. Dans l’accident du Dali, six victimes sont à déplorer. L’impact économique reste mesuré à l’échelle des États-Unis, mais important à l’échelle locale. Le port reste ouvert mais le trafic maritime a été interrompu jusqu’à nouvel ordre. La logistique automobile, dont le port de Baltimore est un acteur important, va être perturbée, mais un terminal roulier du port reste opérationnel en aval du pont. Ford et General Motors ont laissé entendre que l’impact restera limité. Et pour la plupart des autres trafics, des solutions de contournement existent. C’est le cas notamment pour l’activité conteneurs, où d’autres ports non saturés peuvent prendre le relai.

Le risque majeur aujourd’hui reste le suraccident, toujours possible lors du dégagement des débris du pont et d’un navire fortement endommagé. Les risques de pollution et de mise en sécurité des matières dangereuse à bord sont également à prendre en compte. Les délais annoncés à ce stade pour le dégagement des débris du pont et du navire s’échelonnent entre un et quatre mois. Une chance dans ce malheur, la zone fortement industrielle de l’accident est riche en moyens de sauvetages lourds à proximité directe du sinistre, gage d’un démarrage rapide des opérations dont la coordination doit être sans faille, aux vues des enjeux.

Dans le cas de l’Ever Given, l’impact sur le transport maritime mondial de conteneurs avaient été beaucoup plus important puisque 30% des flux mondiaux conteneurisés étaient paralysés pendant une semaine. Le port de Baltimore, lui, ne voit passer que 1,4% du trafic mondial de conteneurs.

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Expert du transport maritime depuis 25 ans, Jérôme met toute sa connaissance du secteur au profit d'Upply. Capitaine de navire dans l'âme, il est également l'auteur du Lexique anglais-français du transport maritime conteneurisé (Paris : CELSE, 2001).
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