Analyse Transport & Logistique

États-Unis : vers un contrôle renforcé des flux maritimes

28 février 2023

Les États-Unis ont adopté en 2022 une loi sur la réforme du transport maritime, qui confère des pouvoirs accrus à la Commission maritime fédérale. Mais encore faut-il des moyens humains pour les exercer.

"Assurer un système de transport efficace, compétitif et économique pour le commerce maritime des États-Unis" : telle est l’ambition du Ocean Shipping Reform Act 2022 (OSRA) promulgué aux États-Unis l’an dernier, alors que le pays était confronté depuis plusieurs mois à des perturbations colossales des chaînes logistiques et à une congestion sans précédent de ses infrastructures portuaires. Ce texte élargit les pouvoirs de la Commission maritime fédérale (FMC). Il introduit également de nouvelles obligations pour les compagnies maritimes et leur interdit certaines pratiques.

Après la quasi-paralysie provoquée par le déclenchement de la pandémie de Covid-19, l’activité économique a repris avec une vigueur inattendue, ce qui a effectivement provoqué des difficultés d’accès aux capacités et aux équipements maritimes. Conséquence de cette situation : les taux de fret maritime ont augmenté dans des proportions inédites. Alerté par le mécontentement des exportateurs et importateurs du pays, le gouvernement américain a décidé de mettre son nez dans les affaires des compagnies maritimes, alors soupçonnées de profiter de la crise au détriment des chargeurs américains. Une situation d’autant plus mal vécue par les autorités américaines que les compagnies en question étaient dans leur immense majorité des sociétés étrangères. Les investigations menées alors par la FMC pour mettre en lumière d’éventuelles pratiques anti-concurrentielles n’ont rien donné. Mais le gouvernement n’a pas voulu en rester là.

La FMC aux pouvoirs élargis par l’administration Biden et le ministère de la Justice américain (DOJ, Department of Justice) se positionne aujourd’hui clairement comme un contre-pouvoir étatique et supra national face aux compagnies maritimes non américaines, avec notamment la Chine en ligne de mire.

1/ La nouvelle donne géopolitique

Si la crise du Covid et les perturbations qu’elle a engendrées ont servi de déclencheur, cette "reprise en main" américaine a des racines plus profondes.

  • Le virage de l’OMC

Ces dernières années, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a pris un virage plus politique et s’est davantage tournée vers les pays émergents et en développement, s’éloignant progressivement de son pur rôle de promotion du libre-échange international qui historiquement servait plutôt en premier lieu les intérêts américains.

Après deux décennies de présence de la Chine au sein de l’OMC, force est de constater que la donne a changé. La Chine est devenue la première puissance mondiale en termes de commerce international, en tout cas en volumes. "Est-elle pour autant la locomotive de l’économie mondiale, qu’elle tirerait ? L’image n’est pas exacte : exportant plus qu’elle n’importe, attirant donc plus la création de PIB mondial vers elle plus qu’elle ne la stimule ailleurs, la Chine est d’abord sa propre locomotive ; elle ne tire pas le reste de la croissance mondiale, elle en est la première composante", soulignait François Godement, conseil pour l’Asie de l’Institut Montaigne, dans un article publié en 2021.

  • Un regain de patriotisme économique aux États-Unis

Avec une pointe d’opportunisme, les États-Unis profitent de la crise du Covid pour rééquilibrer en leur faveur l’accès à leur marché via une politique plus restrictive et plus intrusive. Ils assument un patriotisme économique accru en réponse à l’offensive chinoise décomplexée, qui a commencé par la sphère économique et s’étend désormais très clairement à la sphère géopolitique, comme en témoignent les crispations récentes entre les deux grandes puissances.

Nous avions déjà assisté à un comportement similaire de renforcement de l’administration américaine en matière de contrôle des échanges internationaux dans la foulée des attentats du 11 Septembre. Sous couvert de sécurité, les mesures de surveillance des flux décidées à l’époque avaient aussi permis une meilleure captation des données commerciales en entrée et en sortie des États-Unis.

Sur cet aspect, il est intéressant de noter la grande continuité politique entre les administrations américaines qui se succèdent. En ce qui concerne la réglementation OSRA 2022, les réflexions ont d’ailleurs démarré sous l’administration Trump et se sont poursuivies après l’élection de Jo Biden.

  • Une Union Européenne qui peine à parler d’une seule voix

Un Shipping Act européen à caractère protectionniste est-il envisageable en Europe ? L’Union européenne s’est longtemps distinguée par un ADN profondément favorable au libre-échange, avec une doctrine fondamentale consistant à ne pas intervenir dans les affaires privées internationales. Elle commence aujourd’hui à évoluer à petit pas sur les questions de souveraineté, alors qu’une nouvelle géographie de la mondialisation se dessine. Mais l’UE peine à dégager des intérêts communs supra-nationaux stratégiques et à s’organiser sur un multilatéralisme de blocs vis-à-vis de la Chine et des États-Unis. Les dernières dissensions au sein du couple franco-allemand relatifs aux relations avec la Chine en sont une éloquente démonstration.

Dans un tel contexte, il est difficile pour la commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager de faire avancer un projet de "FMC européenne", mais la question n’est plus taboue. Confrontés, comme leurs homologues américains, à la flambée des prix et à la perturbation des services maritimes, les chargeurs et les commissionnaires de transport européens se montrent plutôt favorables à cette idée. Les autorités de la Concurrence européennes entretiennent des liens étroits avec la FMC et sa commissaire Rebecca Dye. À l’heure où le friend-shoring a le vent en poupe, le terreau peut se révéler favorable à l’émergence d’un "Shipping Act" européen.

2/ À quoi sert le Shipping Act américain ?

L’idée fondamentale du Ocean Shipping Act est de garantir aux exportateurs américains "une offre de transport importante, fiable, régulière et bon marché", ce que des opérateurs comme Maersk ont respecté à la lettre pendant des années. Cette droiture a d’ailleurs plaidé en faveur du dossier de la compagnie danoise pour la reprise de l’Américain Sealand en 1999. Progressivement, ce système s’est élargi à l’ensemble des chargeurs américains, en intégrant les importateurs décisionnaires en matière de transport principal (ce qui couvre l’ensemble des importations de la grande distribution américaine).

L’accès au marché américain n’est pas totalement ouvert. Pour avoir le droit de commercer avec les États-Unis, les "intermédiaires de transport maritime" doivent être titulaires d’un "bond", c’est-à-dire d’un agrément délivré par la FMC. Ces bonds sont périodiquement renouvelés...ou pas (la liste est consultable sur le site de la FMC).

Les flux doivent faire l’objet d’une déclaration ("filing") via des contrats de services (SC, Service Contracts) valables pour une durée donnée (généralement 1 an). Les marchandises doivent être caractérisées selon des critères précis et détaillés, et approuvés par la FMC avant l’embarquement des marchandises.

Dans sa version 2022, l’OSRA durcit ces règles, principalement en renforçant les droits de négociation du chargeur vis-à-vis des compagnies maritimes, mais aussi des opérateurs de terminaux portuaires et de châssis porte-conteneurs. Quatre nouvelles dispositions traduisent cet objectif :

  • La condamnation effective des éventuelles mesures de rétorsion prises par les compagnies à l’encontre des chargeurs (retaliation), par la mise en place de structures d’instruction des plaintes documentées.
  • Une formalisation détaillée imposée aux compagnies maritimes dans la facturation des frais de détention et surestaries, à laquelle s’ajoute surtout un droit donné au chargeur de pouvoir les négocier a posteriori.
  • Une obligation faite aux compagnies de ne pas refuser de marchandise s’il reste de la place à bord des navires.
  • La FMC reconnue comme la seule autorité légale compétente dans l’établissement de ses propres règles visant l’acceptation des contrats de services, donc concrètement de ce qui a le droit de rentrer ou de sortir du territoire américain (amendement 9 de la section 3 relative aux services contrats).

Ce dernier point capital est souvent sous-estimé par les Européens. En effet, cet amendement donne un réel droit régalien de "vie ou de mort" sur ce qui peut entrer ou sortir des États-Unis. Ce n’est pas une vision douanière basée sur tel ou tel type de marchandises dont le commerce serait prohibé ou limité, c’est un droit politique unilatéral et incontestable pour lequel la FMC n’a pas à se justifier vis-à-vis d’entités tierces, nationales ou internationales.

En marge de ce texte, la commissaire Rebecca Dye, qui est l’âme de ce renforcement commercial, stratégique et sécuritaire de la position américaine, a pu conduire dernièrement une enquête poussée pour définir s’il y avait eu ou non des formes de collusions tarifaires entre les compagnies maritimes expliquant l’envolée des tarifs de fret durant la pandémie. Les conclusions de son rapport sont très claires : c’est non ! La commissaire souligne au contraire la concurrence âpre entre les différentes compagnies maritimes.

D’une façon assez habile, Rebecca Dye, dans une récente déclaration, assortit néanmoins ce "satisfecit" d’une exigence singulière : la création par les conseils d’administration des compagnies maritimes escalant dans des ports américains d’un poste de Compliance Officer référant FMC qui soit en lien hiérarchique direct avec le CEO. Plus qu’un interlocuteur unique, cette personne devient un garant légal de la conformité de la compagnie étrangère avec les règles de la FMC, dont le coût est assumé par la compagnie. Une démarche qui confirme le caractère supra national de la FMC puisque les compagnies concernées sont à 99% étrangères, mais qui confirme aussi les limites d’un système contraint de déléguer en quelque sorte ses coûts.

3/ La délicate question des moyens humains

Cette requête de la FMC est en effet assez symptomatique d’un manque de moyens humains pour assurer correctement le travail de contrôle et de suivi de sa politique. Les pouvoirs élargis attribués à la FMC ne sont pas corrélés à la taille de son administration, les opérateurs commerciaux se plaignant déjà avant la pandémie des délais de traitement trop longs des déclarations des contrats de services. Nous estimons les besoins supplémentaires à environ 200 personnes.

Bien des défis attendent la FMC. D’un côté, la digitalisation doit pouvoir aider l’institution dans une approche plus prédictive concernant l’entrée et la sortie des marchandises, en lien avec les intérêts de la nation. Mais d’un autre côté, les cyber risques sur la manipulation de données commerciales sensibles sont de plus en plus élevés et nécessitent donc aussi des moyens humains pour les prévenir. D’autre part, si elle veut garantir sa crédibilité, la FMC doit être capable de traiter les plaintes des chargeurs dans des délais raisonnables. Accorder des droits sans permettre matériellement de les exercer n’aurait pas grand sens.

Autre immense écueil auquel la FMC est confrontée : la montée en puissance du e-commerce B to C. Celle-ci induit une parcellisation des échanges, surtout à l’entrée du territoire. L’avènement de "l’épicerie internationale digitale", en complément du commerce international massifié déjà existant, gonfle de façon exponentielle les flux d’information à traiter, avec à la clé un contrôle délicat lié à la masse et une potentielle perte de recettes douanières associées. Le modèle d’affaires des grandes plates-formes mondiales du e-commerce induit quasiment nécessairement des phénomènes de submersion des canaux de contrôle, compte tenu du volume de données impossible à ingurgiter sans digitalisation intelligente. Si l’Europe souhaite politiquement son Shipping Act, elle doit intégrer cette donnée fondamentale dans son cahier des charges, au-delà de toute considération politique.                               

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Expert du transport maritime depuis 25 ans, Jérôme met toute sa connaissance du secteur au profit d'Upply. Capitaine de navire dans l'âme, il est également l'auteur du Lexique anglais-français du transport maritime conteneurisé (Paris : CELSE, 2001).
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