L’inclusion du transport maritime dans le système d'échange de quotas d'émissions de l'UE est source de recettes supplémentaires pour les compagnies, mais aussi de conflits potentiels avec leurs clients chargeurs.
Depuis le 1er janvier 2024, le transport maritime est inclus dans le Système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (SEQE-UE), plus connu sous l’acronyme anglais ETS (Emissions Trading System). L’échéance était redoutée, notamment pour ses conséquences tarifaires, et certaines organisations professionnelles en avaient même demandé le report. Pourtant, cette transition est finalement passée au second plan face aux perturbations engendrées par les attaques des rebelles houthis du Yémen en mer Rouge. Ces dernières ont en effet eu un impact bien plus lourd dans l’immédiat en matière de prix de transport et de gestion de délais supplémentaires.
Une étude publiée le 26 mars par l’association Transport & Environment (T&E), dont la mission revendiquée dans ses statuts est de "promouvoir une politique de transport et d’accessibilité fondée sur les principes du développement durable", a néanmoins relancé le débat sur les surcharges ETS appliquées par les compagnies maritimes pour répercuter sur leurs clients la taxation de CO2. T&E n’hésite pas à affirmer que "les géants du transport maritime s’enrichissent grâce à la taxe carbone". À partir d’un échantillon de plus de 500 trajets de porte-conteneurs au départ et à destination de l’Europe, l’association a calculé que "dans près de 90% des cas, les compagnies maritimes facturent à leurs clients des frais supérieurs aux coûts réels du marché carbone". Nous avons souhaité rebondir sur ce rapport extrêmement documenté pour dresser un premier bilan de la mise en place de ce dispositif après un trimestre de fonctionnement.
Un système complexe, inachevé et difficile à mettre en œuvre
- Un dispositif au service d’une vision politique
L’ETS est avant tout un dispositif visant à dégager des ressources pour déployer des projets européens de décarbonation, sur la base du principe de pollueur-payeur, et à inciter à la réduction des émissions de CO2. La logique est que le volume de quotas d’émissions disponible décroisse progressivement, pour tenir compte d’une économie européenne qui se décarbone chaque année un peu plus. Ce concept est important car, même si ce n’est pas son objectif en tant que tel, il intègre philosophiquement une possible décroissance des échanges au nom d’une forme de sobriété indispensable et d’une urgence à agir pour atteindre des objectifs de limitation du réchauffement climatique.
- Une vision euro-centrée
Dans le secteur du transport, les compagnies maritimes du monde entier commerçant avec les ports européens sont les premières à inaugurer le système ETS à l’échelle internationale, les compagnies aériennes n’étant pour l’instant concernées que pour les vols intra-européens. Mais le système est voué à s’étendre, à l’ensemble des vols de et vers l’Union européenne pour l’aérien, ainsi qu'à d’autres modes et en particulier au transport routier. La majorité des grandes compagnies maritimes de ligne régulière, y compris les compagnies européennes, ne souhaitaient pas la mise en place de ce système, jugé discriminant car "euro-centré" et difficile à mettre en œuvre.
Dans l’état actuel des choses, l’application de la taxe carbone au transport maritime est en effet desservie par sa dimension uniquement européenne, qui n’aide pas à sa compréhension par des pays tiers très étrangers au concept de pollueur payeur. Comme le droit européen empêche une taxation commune identique par les compagnies, chacune établit selon des critères obscurs son tableau des surcharges en veillant à se différencier de son voisin, pour ne pas prendre le risque de s’attirer les foudres des autorités de la concurrence. Cela conduit à la conception de réelles "usines à gaz" dont les créateurs eux-mêmes perdent assez rapidement le contrôle et la compréhension.
Interpellées par l’association T&E dans le cadre de son étude, les quatre compagnies de référence du panel, à savoir Maersk, MSC, CMA CGM et Hapag-Lloyd, se montrent assez embarrassés pour répondre aux interrogations. Seule Hapag Lloyd se dit prête à collaborer, à ouvrir ses portes et à être transparente sur ses formules de calcul ce qui est tout à son honneur, car l’explication de texte promet d’être compliquée !
- Une tarification opaque
Le législateur européen, dans le cadre de l’application de l’ETS au transport maritime, a prévu une progressivité dans les obligations de restitution des quotas. Les compagnies devront restituer seulement 40% des quotas correspondant à leurs émissions de 2024, 70% de leurs émissions de 2025, puis 100% des émissions à partir de 2026. L’idée est que les armateurs et leurs clients puissent en quelque sorte se préparer petit à petit à assumer les surcoûts. En gros, la surcharge ETS devrait représenter une grosse centaine d’euros par conteneur de 40’ entre l’Asie et l’Europe une fois que la période progressive d’adaptation au système sera achevée, en 2027. Sur des taux de fret à 1000 USD, c’est très significatif, sur des taux de fret à 4000 USD nettement moins, mais cela reste non négligeable dans la rentabilité d’un dossier.
La création d’un tarif commun administré par l’UE pour la période de lancement aurait eu le mérite de clarifier une tarification très opaque pour les chargeurs car les compagnies vont faire des péréquations financières entre plusieurs routes, ce que démontre très bien l’étude de T&E.
- Une régulation discutable
Les compagnies vont devoir soumettre chaque année des rapports d’émissions individuels pour chaque navire ainsi qu’un rapport des émissions agrégées soumises à l’ETS à l’échelle de la compagnie. Les données de l’année N devront être vérifiées par un vérificateur accrédité avant le 31 mars de l'année N+1, sachant que les premières déclarations seront vérifiées en 2025. Ce rapport des émissions agrégées permettra de fixer le nombre de quotas d’émissions que la compagnie maritime doit restituer au sein du registre européen de l’ETS. On reste donc dans une forme d’auto-régulation du marché, le législateur n’ayant manifestement pas véritablement les moyens de contrôler et d’encadrer sa politique. Une instance européenne similaire à la Federal Maritime Commission des États-Unis serait l’autorité de régulation parfaite pour cette tâche, mais elle n’existe pas.
Des efforts de verdissement insuffisamment pris en compte
Les compagnies maritimes se sont engagées depuis plusieurs années dans la transition énergétique. Certes, ces efforts sont très variables selon les opérateurs, mais ils sont globalement sincères. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient efficaces. En l’état actuel des technologies, il est très difficile pour les compagnies d’abandonner le moteur à explosion pour la propulsion des grands navires deep sea, même si le e-méthane et l’ammoniac devraient améliorer sensiblement les bilans.
Les scrubbers open-loop, en revanche, constituent une véritable bombe à retardement, au point d’être parfois qualifiés de dispositif de triche ("cheater device"). De plus en plus d’États choisissent d’ailleurs de les bannir de leurs eaux territoriales, le dernier en date étant le Danemark, pays du siège social de Maersk. Les scrubbers open-loop permettent aujourd’hui au leader du marché, MSC, de bénéficier d’un différentiel de coûts d’exploitation favorable.
L’Europe se montre jusqu’à présent très tolérante sur ces dispositifs, que l’étude de T&E n’attaque pas non plus frontalement. L’association se positionne donc sur ce sujet sur une ligne que l’on peut qualifier de modérée. Ocean Rebellion, lobby plus extrême dans la défense de l’environnement dans le secteur maritime, se démarque clairement en stigmatisant publiquement les scrubbers open-loop, qui rejettent la totalité des déchets de combustion en mer, et leur premier utilisateur MSC. Dans le système d’échange de quotas d’émission, ce genre d’artifice n’est pas pris en compte par les opérateurs, ce qui est regrettable pour sa crédibilité globale.
Une financiarisation de la transition énergétique
La mise aux enchères des quotas carbone rapporte des recettes, dont les trois quarts reviennent au pays de la compagnie maritime et le solde à l’Union européenne. L’UE et les États membres, dans la logique ETS, peuvent donc, à mon sens, être en quelque sorte considérés comme des "banques vertes" dont les compagnies de transport deviennent les courtiers.
La manne financière promet d’être colossale. Reste à savoir maintenant ce que deviendront ces recettes. Et là encore, le système est pour le moins flou. Le législateur a prévu un fléchage vers des actions en faveur de l’environnement, et les États membres devront rendre des comptes. Mais le périmètre est suffisamment large pour qu’il ouvre la voie à des interprétations. En France, le ministre de la Transition énergétique et de la Cohésion du territoire, Christophe Béchu, s’est voulu rassurant lors de la soirée annuelle d’Armateurs de France le 9 avril dernier, indique le Journal de la Marine Marchande. "Les ETS ne sont pas là pour participer à la lutte contre les déficits budgétaires mais pour donner les moyens de décarboner et éviter des situations de concurrence déloyale. Il est indispensable de flécher les revenus des ETS vers la filière maritime", a martelé le ministre.
Entre ce fléchage qui reste encore à définir et les "sur-profits" pointés par T&E, la pilule est amère pour les chargeurs, si peu associés à ce système et injustement stigmatisés. Pointés du doigt en tant que pollueurs, on oublie qu’ils constituent aussi le socle de la croissance après laquelle court l’UE. Alors oui, la marchandise doit payer, mais certainement pas toute seule, et ce d’autant plus que les chargeurs sont eux-mêmes engagés dans des processus de transition énergétique.
Le rôle des compagnies maritimes
Le rapport T&E s’étonne presque que les compagnies puissent s’octroyer une rémunération pour l’activité bien réelle et tangible d’achat-revente des quotas d’émission. Ce point est symptomatique du manque de pédagogie qui a entouré la mise en place du projet.
Pour l’UE, il est légitime que les compagnies se rémunèrent (raisonnablement) pour cette activité, mais cette ressource financière supplémentaire, décidée en 2023 quand les perspectives de recettes des compagnies maritimes de ligne régulière étaient au plus bas, doit contribuer à accélérer le financement des techniques de verdissement des opérateurs. Il y a donc dans l’esprit du texte une incitation à aller plus vite et plus loin dans la décarbonation.
En revanche, et c’est un paradoxe assez fondamental, le législateur n’a pas voulu orienter vers une solution technique plutôt qu’une autre et là encore, ce paramètre est source d’ambiguïté. En substance, dans son étude, T&E conclut que Maersk serait actuellement la compagnie qui dégage le plus gros différentiel entre achat et vente des quotas d’émission, parmi le panel de compagnies étudiées. Mais le rapport introduit une forme de nuance, en soulignant que Maersk fait parallèlement partie des compagnies qui investissent le plus, et depuis longtemps, en matière de R&D pour des alternatives en matière de propulsions maritimes moins polluantes. Ouvertement contre le GNL, T&E montre un peu plus d’indulgence pour ceux qui explorent d’autres solutions.
En conclusion, on peut estimer que l’inclusion à marche forcée du transport maritime dans le système d’échange de quotas d’émission aboutit à déployer un dispositif assez immature et qui nécessitera des ajustements, sous peine de nuire à la noble cause qu’il est censé défendre.