En août 2019, nous avions souhaité prendre un peu de recul par rapport aux évolutions de court terme, en publiant une série d’articles sur les scénarios d’évolution des lignes maritimes conteneurisées au cours de la décennie à venir. Si l’on fait abstraction de la pandémie, que nous n’avions pas imaginée, on y retrouvait de façon surprenante les grands enjeux qui se posent toujours aujourd’hui, et même de façon beaucoup plus aiguë qu’à l’époque où nous écrivions ces lignes.
À mi-parcours de la décennie, nous avons voulu reprendre les éléments de cette série d’articles pour tenter de cerner l’évolution possible du transport maritime conteneurisé dans les 5 années qui viennent.
Il y a 5 ans, une naïveté certaine prévalait encore en France et en Europe en général face aux visées hégémoniques de la Chine, y compris dans une vaste majorité des milieux politiques et d’affaires. Force est de constater que cette période est révolue.
À la faveur de la pandémie de Covid-19, le monde occidental a perçu de façon criante sa vulnérabilité. Cette déflagration a conforté les États-Unis dans une posture d’hostilité, qui s’était manifestée dès 2018 par une violente guerre commerciale lancée sous la houlette de l’administration Trump. L’origine chinoise de la pandémie a mis encore un peu plus d’huile sur le feu.
Dans une Europe moins brutale, et qui ne parle pas d’une seule voix vis-à-vis de la Chine, la réponse a pris plus de temps. Il y a eu beaucoup de paroles sur la nécessaire diversification des supply chains, mais avec des résultats concrets beaucoup moins tangibles dans l’Union européenne qu’aux États-Unis. Il aura fallu un second choc majeur pour que l’Europe se réveille vraiment : la guerre en Ukraine. L’Union européenne a de nouveau mesuré sa vulnérabilité économique, mais aussi politique, face à un fournisseur dominant, soutien de la Russie.
Aujourd’hui et pour les 5 années qui viennent, la relation s’oriente vers davantage de pragmatisme et se construit de façon plus mature grâce à une meilleure compréhension mutuelle. Beaucoup de crispations demeurent ou apparaissent. Mais la nécessité de chercher des consensus semble incontournable.
Les points de convergence
Les points de crispation
Cinq ans après notre diagnostic, la Chine apparaît donc tout aussi conquérante, mais les autres grandes puissances économiques mondiales en ont désormais pris la mesure. La naïveté a laissé place à une vraie volonté politique de rééquilibrage, tempérée par les réalités économiques. Finie l’époque où le port du Pirée passait dans l’indifférence générale aux mains de Cosco. Désormais, les investissements dans les infrastructures critiques sont scrutés de près, et la souveraineté a remplacé la mondialisation dans les éléments de langage des cercles économiques, jusqu’aux plus libéraux.
Ce concept était encore relativement théorique il y a 5 ans. Les milieux économiques misaient encore massivement sur la mondialisation dite "heureuse", aveugles face à la vulnérabilité que ce système avait engendrée mais aussi sourds aux expressions de rejet émanant des perdants du système dans les populations occidentales. Là aussi, le choc pandémique commence à faire son œuvre. Le choc politique des élections européennes de 2024, qui ont été marquées par une forte percée de l'extrême-droite dans les pays fondateurs de l’UE, pourrait encore renforcer la prise de conscience.
Il n’est pas question d’envisager une indépendance totale, totalement illusoire. Mais la nécessité de devenir rapidement moins dépendants économiquement s’est imposée en Europe comme aux États-Unis. Le revirement à 180 degrés de la politique nucléaire française en est un bon exemple. L’Union européenne aussi s’est lancée dans un examen approfondi de ses domaines d’intérêts stratégiques.
Dans le secteur du transport maritime conteneurisé, il faut reconnaître la mise en œuvre d’une politique beaucoup plus élaborée. C’est en particulier le cas en France, avec une véritable vision du rôle stratégique de ce secteur. Un outil naval puissant et mobilisable constitue un marqueur de puissance et de ‘soft power’ qui permet d’accompagner son rayonnement planétaire et donc de peser dans le concert des Nations. CMA CGM entretient un dialogue constant avec le plus haut sommet de l’État, et chacun a volé au secours de l’autre lorsque le besoin s’en est fait sentir. La France n’est la seule à disposer un fleuron. Si l’on ajoute MSC, Maersk et Hapag Lloyd, l’Europe aligne quatre entreprises dans un Top 5 mondial où le seul opérateur non européen n’est autre que le Chinois Cosco. Dans ce domaine, l’Europe a une vraie longueur d’avance par rapport aux États-Unis, qui réalisent aujourd’hui qu’ils vont devoir payer très cher une renaissance de leur politique navale marchande après des décennies de sous- investissements volontaire.
Il y a 5 ans, notre 3è scénario envisageait une évolution guidée par le marché, et notamment par la montée en puissance des GAFAM, dans un contexte géopolitique apaisé. On sait désormais que sur ce second point, aucun espoir ne se profile. En revanche, cela n’entame en rien les ambitions des nouveaux acteurs venus du e-commerce. Deux entreprises menaient principalement la danse, à l’époque : Amazon et Alibaba. Ces plates-formes de e-commerce ont très vite compris que la maîtrise de la chaîne logistique était un élément clé de la réussite. Elles ont créé des structures dédiées, et n'ont pas hésité à affréter leurs propres navires lorsque des périodes de tension sur l’accès aux capacités sont apparues.
Aujourd’hui, de nouvelles plates-formes chinoises ont pris en quelques mois une ampleur phénoménale en axant leur développement sur le BtoC : Temu et Shein. Là encore, outre le facteur déterminant de la vente à très bas prix, le fonctionnement logistique est capital. Ces deux plates-formes ont massivement recours au fret aérien, ce qui constitue à la fois une aberration économique compte tenu du prix de vente des produits et une aberration écologique intenable sur le temps long. Mais la stratégie de conquête de parts de marché fonctionne, illustrant de façon spectaculaire le décalage entre les discours et les actes, qu’il s’agisse de stopper la Chine conquérante ou de réduire les émissions de CO2.
Le verdissement des chaînes logistiques constituera pourtant l’un des enjeux majeurs des 5 prochaines années, face à l’urgence climatique qui s’invite chaque jour plus brutalement dans nos vies quotidiennes. Tôt ou tard, le "citoyen-consommateur" va devoir faire des arbitrages plus rationnels. Cela voudrait dire une évolution vers des circuits plus courts et vers une forme de sobriété au détriment de l’hyper consommation. L’Europe joue un rôle moteur dans ce domaine. Les États-Unis, sous l’administration Biden, ont également accéléré massivement les investissements dans la transition énergétique. Mais le résultat des élections américaines de novembre 2024 sera déterminant pour la poursuite ou non de cette stratégie. Enfin, pour le monde Indo-Pacifique, il ne s’agit pas d’une priorité à ce stade. Il continuera donc de récupérer l’essentiel de la croissance à court terme sur une production toujours basée principalement sur le charbon.
En conclusion, que peut-on retenir de l’impact de ces différents paramètres sur le transport maritime conteneurisé durant ces cinq dernières années et pour les cinq années à venir ?
La poursuite du mouvement de consolidation que l’on annonçait en 2019 a bien eu lieu. Cependant, la pandémie en a modifié quelque peu les contours. En permettant aux compagnies maritimes de restaurer leur trésorerie en un temps record et dans des proportions inespérées, en raison de la flambée des taux de fret, cet épisode leur a permis de devenir des moteurs de la consolidation au lieu de subir le mouvement. Même MSC, l’un des grands gagnants de la période, s’oriente lui-aussi vers de la croissance externe alors qu’il avait pris soin de privilégier jusque-là la croissance organique.
Il y a 30 ans, lorsque j’ai démarré ma carrière comme jeune chef de ligne Amérique Latine à Marseille, il était impensable, hors événement exceptionnel bien sûr, qu’un navire ne parte pas à l’heure, le jour donné, avec un cadencement hebdomadaire quasiment toujours respecté. Il en allait de la réputation, et presque de l’honneur des équipes. Aujourd’hui, il n’est pas rare qu’un navire soit annulé à la dernière minute. On est entré dans une approche plus financière de l’activité, qui s’est accentuée à la faveur des crises de ces dernières années. Elle consiste à considérer qu’il vaut mieux assumer le coût du "non service", plutôt que le service rendu à perte. C’est un changement radical d’état d’esprit dans la ligne maritime régulière, favorisé par le déploiement d’outils digitaux de yield management très puissants.
Il paraît aujourd’hui impensable de revenir en arrière. Nous évoquions en 2019 la fin du transport maritime structurellement bon marché. Les soubresauts géopolitiques ajoutent aujourd’hui du crédit à cette hypothèse basée au départ sur l’analyse de l’évolution de l’offre et de la demande.